1970 L.A. woman
1970la
Carla Diratz
1970 / L.A. woman
Parce qu’il y a des travaux sur l’avenue de Versailles, le taxi me dépose devant le bar San Francisco et, au même instant, l’auto radio diffuse le California dreaming des Mamas and Papas. Un souffle passe, quelque chose de frais m’envahit. Une poignée de jours plus tard, j’ai un billet d’avion, un visa d’un an et un contact quelque part à Los Angeles pour un job de jeune fille au pair.
Arrivée on the 4th of July, célébration d’indépendance ; ma pendule est donc à l’heure juste, décalage horaire inclus. New York. Dans une irrespirable chaleur, un hôtel en bordure de Harlem où le taxi driver m’emmène puisque que je lui ai demandé "a cheap hotel please" et qu’il m’a prise au mot. L’ascenseur, des grilles qui grincent et un gros liftier noir, muet, qui suinte comme je suinte. La chambre est sale, la baignoire crasseuse, c’est la suite nuptiale des blattes. Trois petits tours et je m’en vais. Washington. Chez N. et S. qui m’ont connue petite enfant à Paris, c’est pour aller de l’un à l’autre, qu’âgée de onze mois j’ai marché la première fois. Ici, à D.C., ils travaillent et je suis seule la plupart du temps dans leur grande maison au confort made in US de la upper middle class. Je me laisse enchaîner à l’incroyable télévision américaine. Quinze jours à avaler the American way of life, de peanut butter en corn flakes. Time to go West young woman…
L’ami américain, DJ, au Circus de la rue de Seine est interdit de séjour dans son pays pour une dizaine d’années. Il a déserté l’armée en plein Vietnam. Il m’a demandé d’aller voir sa famille. Ne sachant pas où se trouve le Nebraska, et quel détour je vais devoir faire, j’ai dit yes, of course. Omaha. En Juillet c'est surtout un taux certain d’humidité. Là, dans la chaleur moite d’une vieille Mustang, sur fond de musique country, je raconte la nouvelle vie du fils, du frère, à Paris, France. Ils sont émus, reconnaissants, touchants, heureux. Je reste donc un peu. Nous repeignons leur cuisine en chantant, c’est une famille nombreuse et douce.
Quelques heures dans les airs. Quelques minutes au-dessus du Grand Canyon, l’espace comme au début des temps, et comme dans le cinéma de John Ford. Vu du hublot, la nuit, L.A. est grand comme le mouchoir de poche déplié et enluminé d’un géant.
Avenue E, Redondo Beach. En ce premier matin californien, je descends à pas lents sur un large trottoir désert vers un océan que je ne connais pas. Mon Atlantique en mémoire, en odeurs, je vois, je flaire déjà du haut de la colline qu’il ne s’agit pas là, face à moi, d’une eau de ce tonneau. Rien n’égale à mes sens l’Atlantique. Une tristesse me monte aux yeux. Je n’aime rien. Je n’aime pas être là. Je n’y suis pas. Quelques jours plus tard, à Beverley Hills ; une rue déserte à deux blocks de la maison où a eu lieu, un an plus tôt, la folie sanguinolente qui tua Sharon Tate et ses amis. L’enfant unique de sept ans qui va m’occuper vit dans une chambre immense du « manoir », véritable annexe d’un magasin de jouets. Il a sa propre télévision, il ne parle pas, il exige, il ne pleure ni ne rit. Je déclare ma période d’essai terminée au troisième jour. Avec mon dernier traveller check un taxi me ramène à Redondo Beach. Puis on me trouve une famille à Inglewood, à quelques pieds du temple des concerts monumentaux, le Forum. Il y a huit enfants, quatre de my Who’s generation, en conflit permanent avec leurs parents raides, straight, nixonniens. L’enfant unique que je suis devient ainsi membre d’une fratrie. Avec eux je découvre ce qu’est le Pacifique à Los Angeles ; peace, love, far out et out of sight.
Tout autour de la baie, mes musiques ‘’intravénérées’’, Plane, Dead, Doors, Cream, à la grâce de la fée électricité, me frappent d’un grand coup de révolution solaire. Je nais maintenant. Une parmi les anges. Un son de cliquetis de bracelets, des volutes à haut voltage, au fil de l’iris, dans l’oeil du cyclone psychédélique, au cœur du sujet. La fine fleur de la candeur est au pouvoir. Le temps ne passe pas, il nous traverse. Are you experienced ? Je suis désormais cette Cowgirl in the sand de Neil Young. Son visage peint au couteau sur une pochette d’album, il est la voix de ma féminité, il a les mots de mon âme, I used to be a woman you know…. Sur scène, son chien couché à ses pieds, ses guitares debout, lui assis au piano, l’homme est seul et clame man needs a maid. Dans quelques jours j’aurai 20 ans, happy birthday sur un air de Cat Stevens, ‘cause I might die tonight. Je vis dans une pochette-surprise géante, allongée sur un arc-en-ciel. Robert Plant, sculpte de ses vibratos érotiques l'espace immense du Forum et ramasse par centaines les soutiens-gorge que les filles lancent sur la scène. Les Moodie Blues, Jethro Tull et la voix flûtée de Ian Anderson, tel un yogi, sur une seule jambe la durée d’un concert entier, Family, Spirit, East of Eden, Quicksilver… Je suis dans tout et je n’y suis jamais seule. Ils sont bien là mes hippies amis hantés par le napalm du Vietnam. Ils font la guerre à la guerre en faisant l’amour sur des rochers brûlants au milieu de torrents glacés. Belle humeur d’amour, d’être vivant. L’épaisseur de l’air est enrobé de tendre gaze lactée. Une crème doucement fouettée de généalogies antiques, de fusions d’esprits, d’histoires vraies écrites dans le sable. Des regards jusqu’au fond de l ‘autre, de tous, de chacun. Les cœurs battants de démesure, les danses sacrées de serpents amoureux. Le chemin tout tracé de l’highway number one m’offre des visions cellulaires, atomiques, subliminales, de chevelures emmêlées dans des vents contraires, de vagues blanches à l’écume de neige. Le temps s’est absolument suspendu. Nous sommes arrivés au bord du temps de la chute des chevaliers de l’orage.