LA BAGUETTE

Daniel Bahloul Druelle

LA BAGUETTE

C’était il y longtemps, sur les routes de France. Nous faisions, une amie et moi-même, de l’auto-stop pour aller en Angleterre. Le temps était exécrable, brouillard à couper à la tronçonneuse, crachin pour transmettre la mélancolie à un clown, froid digne d’un ours polaire et surtout la faim qui nous tenaillait l’estomac. Nous ne percevions plus les automobiles qui circulaient ; ou plutôt planaient ; elles étaient semblables à de vagues spectres qui glissaient sur l’asphalte abandonné de toute civilisation. Nous avions passés le rubicond de l’espoir. Nous nous étions absenté de l’instant présent, mouillé comme deux wassingues après utilisation. Quand soudain, un rai d’une illumination céleste nous apostropha :

- Montez ! Vous m’entendez ? Hé ! Vous dormez ou quoi ?

Cela ne pouvait être qu’une illusion. Est-ce qu’une chose divine parle ? Absurde ! Mieux ! Conduit-elle un véhicule ? Non.  Nous rêvions assurément. Un rêve chaud, bercé par une agréable musique de Jan Garbarek : Belonging, je crois. Et, le délectable ronronnement d’une Mercedes-Benz 220 SE.

- Où allez-vous, fit Dieu. Vous m’avez l’air complètement out. Vous avez dû passer un bon moment sur la route pour être aussi anesthésié.

Dieu avait un accent anglais. Si j’avais dû parier là dessus, j’aurai perdu. Jamais, je n’aurai imaginé ça ! Dieu version Shakespeare... Un rire gras sortit du tréfonds de mon estomac qui, au même moment, exhalait une écœurante senteur de bile remâchée mille fois en guise de coupe faim. Qui dort dîne dit-on, mais  qui glousse se nourrit de folie, méditai-je.

- A la bonheur ! Vous voilà sorti de votre léthargie ! Je crois qu’un généreux breakfast achèvera votre calvaire de randonneur transi. Tiens ! On passe dans une zone industrielle, ils vont tous nous polluer ces cons ! Ajouta Dieu.

Ibrahim Ferrer, décidemment Dieu avait bon goût, qui nous fredonnait les rythmes des caraïbes Cubaine, fit bondir mon amie de sa torpeur.

- Ho ! C’est mon album préféré ! Buenos Hermanos ! Fit-elle en étirant ses petits bras menus.

- Bienvenue mademoiselle dans les harmonies dansantes de la musique latina. Je suis heureux de faire enfin votre connaissance. J’avais cru embarquer deux taciturnes atomisés par le silence, plaisanta Dieu.

- Excusez-nous fit-elle approuvant sa  galéjade. Mais nous étions perdu sur cette route qui nous retardait de plusieurs heures dans notre pérégrination pour l’outre-manche.

- L’outre-tombe voulez-vous dire ? Savez-vous que j’ai dû mettre moi-même vos sacs à dos dans le coffre, ironisa notre automobiliste divin ? Si je ne vous avais pas fait entrer dans ma voiture, vous seriez encore sur le bitume.

- Permettez que je vous embrasse ! Vous êtes notre sauveur, dit-elle en le dédommageant d’un rouge à lèvre vermeil sur les deux joues de notre sidéral protecteur.

- Vous ne m’avez pas répondu tout à l’heure... Sur votre destination ? Dit-il, encore tout intimidé par la spontanéité de mon amie.

Devais-je répondre à Dieu ? Son auréole daignait-elle briller sur un simple mortel ? Cette suite de questions m’apparut d’un ridicule achevé et stoppa net mes divagations célestes. J’émergeai peu à peu du purgatoire des autostoppeurs et ma pensée était de nouveau en accord avec réalité. L’énorme pelade qui allait du front jusqu’à l’occiput de mon hôte de lumière me persuada pleinement que Dieu ne pouvait pas être chauve...

- En Angleterre tentai-je timidement. Sur ces entrefaites, l’ex-Dieu répondit que c’était son chemin, qu’il se prénommait Désiré et qu’il adorait la french baguette.

- La fraîche baguette voulez-vous dire Mr Désiré, plaisanta mon amie. Après un solo de batterie endiablé, nous rîmes de concert sur La musica Cubana de Ferrer.

Jamais pain ne fût si bon. La chaude friandise nourrissait notre joie. C’est ce jour-là, à la cafétéria de l’autoroute, que la baguette prit une grande place dans ma vie sensorielle. Ce frugale repas est encore aujourd’hui au panthéon de ce qui fait que la vie vaille d’être vécue pleinement.

Signaler ce texte