3 nouvelles - Chez Leclerc

fractale

J’aime me promener dans les allées d’un hypermarché, je peux humer ainsi l’odeur des gens et de leurs habitudes, je peux surveiller l’apparition d’un nouveau produit, d’une nouvelle façon de présenter. Ça me permet également et accessoirement d’y faire quelques achats essentiels à ma survie… Perplexe devant une tête de rayon qui vantait des boites de thon blanc, j’aperçois dans mon champ de vision un couple.

La femme frappe mon esprit. Flasque et grosse à souhait, elle n’attire en rien. Les cheveux sont gras sous l’effort évident d’y trouver avantage. Elle déclenche cependant une émotion bizarre, comme une compréhension, comme une acceptation que mon espèce, l’humain, est décidément si faible et pathétique.
Oui, elle n’avance pas, ne marche pas, elle se traîne, elle rampe, elle progresse avec une immense difficulté, un râle efflanqué lui parcourant la gorge. Respiration bruyante, lancinante, rapide et terriblement nasale.
Dans son regard et dans son attitude résident une envie d’exister -- là, regarde, du fromage de chèvre en promo !! -- qu’elle lance à son compagnon. S’approche de la vitrine en question, se saisit d’un exemplaire, le tâte.
« j’aime pas le chèvre, tu sais bien »
Alors je sens ce pincement au coeur, ce petit pli qui fait mal au  regard, cette esquisse de souffrance larvée de n’être rien, presque rien, si ce n’est un être accroché à un autre pour ne pas sombrer.
Elle pose son fromage et repart. Va-t-elle bientôt mourir, crever dans un oubli et dans la certitude d’une existence fade et sans nom ?
Quelques secondes de ma vie d’observateur, quelques secondes où mon temps s’est distendu, pour mieux cerner le sien, à cette femme que j’ai aimé, à cette femme-soeur d’espèce que j’ai croisé et qui s’en fout royalement.
J’ai imaginé sa vie, je l’ai ressenti à fleur de peau. L’atmosphère enfumée du piètre appartement, humide sous les fenêtre d’une construction bon marché, la crasse accumulée derrière les meubles, la cuisine étroite et longue, le vieux frigo qui ronronne de concert avec sa propriétaire, les pieds rampants sur le sol froid de la cuisine, sur le lino ou la moquette usée du salon. Les miettes au pied du canapé éclopé, vagues souvenirs des plateaux télés apathiques ! le chien galeux qui gueule pour le moindre bruit, même couleur que la moquette, putain d’caniche ! les séances d’amour, de sexe, de graisse, de sueur musquée, de poils pubiens nauséabonds mélangés, de respiration plus nasale que jamais, de pénétration pataude et rapide et sans réel plaisir. De longues heures à fantasmer devant ces silhouettes imaginaires et photoshopées des magasines féminins, d’autres à engloutir du people pour se sentir moins moche, des allées et venues au bar-loto pour miser sur la chance et tout changer, le mec, le chien, la vie, le corps et l’envie !
Foutaise pour tenir bon et ne pas succomber ou réelle croyance d’un monde meilleur ??
Elle disparaît derrière le rayon yaourt….



…pour laisser la place à une jolie maman qui déambule à la recherche des veloutés avec 0% de matières grasses et 0% de sucre mais 100% de goût. A ses côtés trotte un bambin de 3 ou 4 ans. Tandis qu’elle ausculte avec attention les étiquettes et les contenus avec la volonté de manger équilibré, le môme échappe à sa surveillance. Je le vois passer un doigt le long du rayonnage avec un air mutin, comme on le fait parfois pour avoir le plaisir de laisser la trace de son index sur un meuble poussiéreux.

Il stoppe soudain face aux yaourts aux fruits avec des animaux dessus. C’est bien connu, les produits laitiers, quand ils sont cautionnés par des girafes vertes, des éléphants roses et des toucans violets sont de bien meilleure qualité. En jetant un regard furtif vers sa mère, il se saisit d’un lot de 4 pots reliés. Avec tous les sérieux du monde, il vérifie que les animaux sont bien ceux recherchés en pointant son petit index sur les effigies. C’est vrai, les grands ils n’y connaissent rien en matière de nutrition, ils ont aucune idée réelle de ce que moi, Corentin, je peux aimer.

La mère dégage un charme qui me trouble un instant. Sa silhouette est fine, je devine d’adorables petits seins en poires dont les tétons, excités par le froid des fromages blancs, apparaissent sous son chemisier bordeaux. Ses cheveux sont bruns, mi-longs, coupés au carré, son visage dégage le style de pommettes hautes que j’affectionne et un nez un peu retroussé tout à fait charmant. Elle penche la tête sur le côté gauche en lisant les étiquettes. Sa jupe longue de couleur crème, légèrement transparente, suggère des jambes fermes et galbées.

Elle dégage un charme terrible et j’imagine…

 « maman !! »

Corentin me sort de ma méditation : Grr, ces gamins !! soupirs amusés.

Sur la pointe des pieds, en tirant la langue comme le ferait tout élève appliqué, ouvrant de grands yeux bruns, il lève ses deux bras le plus haut possible pour verser les précieux yogourts à l’intérieur du caddie.

Sa mère tourne le regard, pousse un petit soupir, lâche un « Corentin !!! » diplomate et l’aide finalement à déposer le trésor parmi les courses familiales.

Qu’il est beau ce sourire adorable, cet air de reconnaissance, cette façon si naturelle de foncer vers sa mère pour s’agripper à ses jambes en y frottant la bouille. Si les adultes pouvaient agir de cette façon, dire merci avec un geste tendre ou gêné, dire je t’aime sans couche de cynisme incorporé….

…Perdu dans ces pensées humanistes je découvre Josette. Elle a délaissé l’habituel caddie pour le cabas en tissu. Voûtée par le poids que les années ont laissé, elle avance doucement vers les pommes de terre.

Comme un voyeur je scrute l’intérieur du cabas. Quelques pommes, du jambon, quelques yaourts, du café en grain, une plaquette de beurre… je souris tendrement quand j’aperçois une mangue.

Josette est un livre d’histoire, elle vivote dans sa petite maison entre les meubles en formica et les vieux rideaux jaunis qui sentent un peu la poussière et le temps qui s’écoule. A côté du vieux fourneau bien pratique pour préparer la soupe trône un micro-onde, concession à la modernité ou volonté des enfants de trouver leurs repères.

Son chignon est impeccable et parfois ses doigts déformés vérifient sa mise en place. Ces mains, usées et jaunies, sur lesquelles se répandent les tâches sombres de la vieillesse, choisissent les pommes de terre avec l’assurance de l’expérience. Ces mains ont vécu quelques guerres, ont vécu 68 et la libération des mœurs, ont connu les privations, les journées de travail harassantes à la ferme, ont découvert l’eau courante, la magie de l’électricité, les voitures, les avions, les ordinateurs …

Les livres d’histoires sont écrits par des spécialistes et jamais personne n’est venu demander à Josette ses impressions, qui n’était qu’actrice, qui emportera dans sa tombe tant d’anecdotes savoureuses, poétiques, dramatiques ou simplement quotidiennes.

Elle semble comme une image en suspension parmi la foule qui circule, qui court, qui passe, qui cherche et qui presse. Elle flotte là, comme un fantôme qu’elle sera bientôt. Elle a compris que le but n’était pas l’essentiel, que le cheminement contenait tout, et que courir finissait par fatiguer si l’on ne prenait pas le temps de s’asseoir un moment sur les bancs pour contempler le chemin parcouru.

Un homme rougeaud et malpoli la heurte avec son caddie ; il s’excuse à peine, ne prend pas la peine de s’inquiéter. Il marmonne un pardon inaudible, se demandant pourquoi les vieux passent leur temps à le ralentir, à les ralentir, eux la génération travail, eux qui ont enfin compris que la consommation était le moteur, que la possession et l’individualisme représentaient la liberté.

Elle n’a rien dit Josette, ce n’est pas la peine, les hommes rougeauds et pressés ne peuvent plus comprendre le passé. Ils sont scotchés à leur palm, à leur téléviseur high tech qui fait aussi compagnon de jeux vidéos, journal d’information, télétexte, internet  et qui sera bientôt programmé pour faire la cuisine.

Je la vois ouvrir son porte-monnaie, vérifier qu’elle ne dépasse pas les prévisions inscrites sur une petite liste. Je l’accompagne charmé quand elle s’éclipse lentement pour disparaître dans la foule.

Visualisez-vous ces photos à long temps de pause ? où les objets rapides laissent une traînée filamenteuse sur la pellicule, où les objets plus lents apparaissent un peu flous, mais reconnaissables…voilà Josette, une mémoire floue happée par le flot rapide et superflu des informations actuelles…

…Souriant je me dirige alors vers la caisse, avec en main du lait concentré sucré en tube. Je n’avais pas de raison particulière de passer ce soir et pourtant ces rencontres si essentielles me laissent léger.

La chasse a été bonne, chacun présente ses proies à la pesée, de la mayonnaise, de la purée lyophilisée, du pain, des piles électriques ou une côte de bœuf. Comme il ne se passe rien, pour vous faire patienter un écran muet diffuse des publicités. On ne sait jamais, après avoir craqué pour du riz basmati, il peut vous venir à l’idée de foncer acheter un portail coulissant ou un abri de jardin, les études sont formelles à ce sujet.

Ma caissière s’appelle Stéphanie. Le badge est sûr de lui. Je la dévisage discrètement. Se rend-elle compte qu’il y a quelques milliers d’années on chassait encore le mammouth ?

-- Bonjour Stéphanie… Courage, c’est bientôt la fin de la journée !

Elle me regarde d’abord suspicieuse puis sourit. Je ne suis pas vraiment net avec mon tube nestlé.

Je me retrouve dehors. L’air libre. Les voitures sont sagement alignées. Le ciel est d’un gris uniforme. Le prix du carburant est affiché bien haut.

Je salue un vigile concentré avant de me perdre sur l’immense parking.

Les humains peuvent faire leurs courses tranquilles. Il n’y a plus de mammouths mais le moindre poulet congelé qui tenterait de fuire serait vite arrêté.

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