3,2 grammes

Leonie

Un sexagénaire écrit à sa fille du couloir de la mort d'Huntsville, au Texas...

Il n'avait eu droit qu'à un seul coup de fil, et c'était elle qu'il avait appelée.

Madeleine inspira un bon coup. Le couperet était tombé. Cela faisait tellement longtemps qu'elle attendait ça.

On lui avait dit aux réunions des Alcooliques Anonymes qu'il devrait toucher le fond avant de pouvoir remonter. Et peut-être cesser de boire.

On y était. Il avait appelé du couloir de la mort d' Huntsville Unit, au Texas. A des milliers de kilomètres de chez elle.

Il s'était pris le rêve américain et ses excès en pleine figure. Comme toujours, il avait bu, trop bu. Il avait sûrement dansé des nuits entières avec on-ne-sait-qui et joué au Casino. Et fait bien d'autres choses plus salaces dont elle ne voulait même pas connaître l'existence.

Maintenant, il était dans le couloir de la mort. Parce que là-bas, si tu prends des vies, tu donnes la tienne en échange.

« C'est moi. J'ai fait une connerie. Une grosse. Je suis dans le couloir de la mort et j'aimerais te voir une dernière fois. » Ensuite, il lui avait raconté.

Comment il s'était laissé emporter par la grandeur et la démesure. Par la fête et par d'autres, plus jeunes que lui, qui l'avaient fait revenir à ses vingts ans, années de bringues sans trop de dommages collatéraux. Ceux qui lui avaient fait oublier la fuite de l'amour de sa vie, épuisée par des années d'alcoolisme, et aussi sa solitude. Il avait plongé tête baissée, pensant peut-être renaître de ses cendres chaque matin.

Mais chaque matin avait été un calvaire. A chaque jour, il prenait dix ans. Des jambes et un crâne de plombs. C'était décidé, il arrêtait. Demain.

Ou après-demain.

Ou le jour d'après.

Il était resté ainsi un an. A comater la journée entière, mais à sortir le soir quand même, quand approchait l'heure du cafard. Et des tremblements.

C'était le jour de la dernière fête, promis. Il se l'était juré.

C'était le jour de trop.

En rentrant, vers 7h30 le matin, il avait percuté M. et Me Pacy, et leur trois enfants : Jane, Erika, et Marvin. Comme tous les matins, ils étaient sur la route du travail et de l'école. Ils étaient morts sur le coup. Il avait un peu plus de trois grammes dans le sang. Il méritait la mort à son tour.


Par dix fois au moins dans sa vie, Madeleine avait cru qu'il allait mourir. Les sept premières fois, elle avait passé des heures entières au fond de son lit, son téléphone à ses côtés, terrifiée. A chaque fois, il était réapparu comme par magie, après des heures, voire des jours d'attente. Sans la moindre excuse.

Les trois dernières fois, elle avait souhaité sa mort. Elle avait compris à l'issue d'une réunion avec ses « acolytes anonymes » comme elle aimait les appeler, que tant qu'il ne serait pas mort et enterré, elle ne serait jamais libre. Libre de ne pas être angoissée pour lui. Seule sa mort la libèrerait de ce fardeau qu'elle supportait maintenant depuis vingt ans : l'alcool.


Son appel était donc inespéré : il allait mourir, enfin. Elle aurait la paix.


Malgré les heures de vol qui la séparaient du Texas, c'est le pas léger que Madeleine traversa l'aéroport de Dallas.  Elle se sentait comme à l'aube d'une nouvelle vie. Celle-ci allait changer, elle allait enfin pouvoir se construire. Peut-être avoir des enfants, un jour?


Durant le vol, Madeleine avait décidé qu'elle n'assisterait pas à l'exécution. Elle lui dirait au revoir, mais ne supporterait pas de le voir une fois de plus dans un état lamentable. Elle ne comptait plus les fois où elle l'avait lavé, où elle l'avait nettoyé de ses souillures ou même encore soigné alors qu'il rentrait d'une de ses nombreuses bagarres de bistrot . Il n'était pas bagarreur, ça non...C'est simplement qu'il devenait très tactile lorsqu'il était saoul, et que certains ne le supportaient pas.


« Au revoir, papa.» Elle n'avait pu prononcer que cela. Maintenant, elle était partie.

Reconstruire sa vie. repartir à zéro.



Un an plus tard, Madeleine vivait soulagée. Petit à petit, elle se reconstruisait. Un samedi, elle sortit pour aller chercher son courrier. Une lettre manuscrite l'attendait, sagement, dans la boîte.


L'écriture était manuscrite, tremblante. Son père était un assassin. Même s'il avait été exécuté, cela ne suffirait pas à apaiser la douleur de la famille. Me Pacy avait une soeur. Et chaque année, pour lui rappeler sa douleur, elle écrirait à Madeleine une lettre, dans un français moyen, mais correct, pour être sûre d'être comprise : «Fille d'assassin tu es, fille d'assassin tu resteras.»

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