4 - Le rêve

blanzat

Au soir de cette folle journée, je dois essuyer les foudres paternelles quant à l'état de mes vêtements. L'expérience cumulée d'une attaque de corneilles et d'un passage par le faux plafond rempli de poussière et d'arêtes tranchantes a eu raison de ma chemise et laisse voir mes genoux cagneux à travers mon jean élimé.

Je sais ce qui m'attend. J'ai entendu la voiture s'engager sur les derniers mètres de l'allée de terre qui mène à notre pitoyable domicile. J'ai développé une ouïe surdimensionnée pour guetter son arrivée : même quand je suis occupé à autre chose, le bruit des pneus sur les cailloux actionne le bouton d'une lumière rouge à l'arrière de mon crâne, comme Spiderman quand son sens d'araignée le prévient d'un danger.

Sueur froide.

Il descend de la voiture, fait le tour des portières et du coffre pour s'assurer qu'elles sont bien fermées, puis tout un rituel de contrôle extérieur de la maison : les tuiles et les chéneaux, les volets, la grille du caniveau (toujours peur d'être inondé).

Et le voilà qui ouvre la porte avec sa manière bien à lui, comme s'il surgissait de nulle part, comme si le présent et la réalité commençaient avec lui, ici, dans l'entrée.

Il y a une heure, il était là-bas, à l'usine d'emballage des Bas-Plateaux, moi ici à expédier mes devoirs. Je me suis dépêché parce que je savais que je n'aurai plus le temps après, quand il serait rentré.

Je n'ai pu axer ma défense sur quoi que ce soit. Hors de question pour Monsieur-mon-père de croire un seul instant à ce qui a eu lieu dans la salle 317. Hors de question également de lui faire part de mon acte de bravoure masqué.

Après une correction digne d'un sonneur de cloches bossu et sourd, je m'en vais retrouver mes Lego dans l'attente du coucher. La faim ne me gêne pas. Je savais ce qui m'attendait, je ne suis pas surpris de provoquer encore sa colère. Il tape dur, pour un oui ou pour un non, ça n'a rien d'agréable. J'ai compris depuis un moment qu'il ne demande qu'une chose, c'est qu'on ne lui demande rien. Je ne lui en veux même plus, je crois que chaque coup nous sépare un peu plus, comme s'il ne tapait pas mais creusait avec hargne un fossé nous mettant à des kilomètres l'un de l'autre. Je lui trouve toujours une excuse : il est fatigué, ça se passe mal au boulot, je l'ai mérité… Finalement ça ne me touche plus, je crois.

La soirée passe à ruminer trop de choses pour ma petite tête et vient le moment où la gente parentale commence à faire trembler les murs de ses ronflements. C'est alors que je me glisse sous mon lit.

Il me faut interrompre mon récit et raconter la découverte qui a marqué la fin des vacances d'été. Un après-midi, allongé sur les draps à lire des bandes dessinées et accablé par la chaleur, je ressentis un courant d'air venant d'en dessous. Le meuble dans lequel est intégré mon lit occupe tout un pan de mur dans ma chambre. Quand on se glisse dessous, on peut voir qu'une planche passe le long du mur. Je découvris sous la planche, où le sol de béton était à découvert, une fissure d'un mètre de longueur et pas plus large que le petit doigt. Je me penchai pour voir ce qu'il y avait de l'autre côté, quand le trou s'agrandit et m'engloutit : j'étais tombé dans un tunnel en pente, à peine plus haut que moi, et qui semblait se trouver dans le mur extérieur de la maison, au niveau du sol. Là, un autre trou partait en colimaçon vers une petite cave loin sous les fondations.

Notre maison est modeste, quatre murs défraîchis sous un toit de travers, au bout d'un chemin en lisière du Bois Vigile, au nord de Bourg-Malau, de l'autre côté de la voie ferrée. Je n'ai jamais eu honte de cette masure, je crois même que j'y suis attaché, et je découvris ce jour-là qu'elle était dotée d'un accès privatif aux champignonnières abandonnées de la colline de Montilliers.

Depuis cette découverte, je descends régulièrement explorer le monde souterrain. C'est ma cachette, inconnue de tous. Je laisse derrière moi les exercices de mathématiques, les contrôles-surprises, les bulletins de fin de trimestre, mais aussi la lutte quotidienne pour paraître normal dans la cour de récréation, ne pas s'attirer d'ennuis, et surtout éviter les affrontements avec mon père.

Ce soir-là, après ma rouste, je déambule dans mon repaire pendant une heure, la torche à la main. Un antique dispositif d'éclairage électrique pend au plafond. J'ai essayé de le faire fonctionner, mais en vain : mes mains et moi sommes fâchés, il faut toujours qu'elles cassent quelque chose, elles n'arrivent jamais à effectuer des opérations un peu élaborées.

J'aime particulièrement ce que j'appelle la grande salle, un espace dégagé, moins humide que les autres boyaux, et d'où partent plusieurs galeries. L'une d'elle débouche sur un immense puits dans lequel j'ai manqué de tomber la première fois, et où affluent les eaux pluviales de la colline en une immense cascade vers les profondeurs de la terre. Les autres tunnels partent dans toutes les directions sous la forêt. Certains se sont écroulés et finissent en cul-de-sac, d'autres arrivent en surface, au milieu des bois.

Ce soir-là, je m'enfonce dans une galerie toute droite, interminable et qui monte légèrement. Tout au bout, j'arrive près de la côte des Bas-Plateaux, juste au bord de la route derrière un immense fourré. Je fais demi tour et retourne me coucher.

Dans mon sommeil, c'est la fantasmagorie. Je suis au cœur d'une forêt bordant l'un des immenses champs de céréales qui recouvrent le plateau à l'ouest de Bourg-Malau. Il fait nuit, mais la pleine lune mérite son surnom de lune des braconniers. Ses faisceaux d'argent passent entre les branchages clairsemés et guident mes pas. L'écharpe rouge autour du cou, je ne ressens aucun froid, mais une extrême angoisse m'étreint à la vue des ombres qui dansent au loin derrière les arbres.

À pas de loups, je m'approche en tendant l'oreille. Pas un bruit en dehors de celui étouffé de mes pas sur le tapis d'humus. Du coin de l'œil, je distingue un chevreuil à l'abri d'un fourré qui surveille ma progression. Je m'arrête un moment pour l'observer. Il s'agit d'une biche, ses pupilles sont deux lunes vives sous de longs cils. Sans un geste et d'un seul regard, elle balaie mes angoisses. Je peux reprendre mon exploration.

Très vite, je me trouve en présence des ombres. Des corneilles. Je ne sais pas si ce sont les mêmes qui ont fait irruption dans la classe 317. Pour partie sans doute, mais leur nombre a doublé, il y a aussi quelques choucas et des freux. Mon angoisse revient avec d'autant plus de force que les oiseaux tourbillonnent sans pousser un seul cri. L'air battu de leurs ailes renvoie un vent violent. Les arbres se balancent autour de moi, mes cheveux volent au-dessus de ma tête, l'écharpe flotte tel un drapeau, et la chair de poule me gagne.

Au centre du tourbillon, une lumière surnaturelle perce l'obscurité entre les ailes. Les corneilles semblent prises dans une force centrifuge qui leur fait décrire des cercles de plus en plus larges. C'est ainsi que je peux distinguer une immense silhouette encapuchonnée, vraisemblablement à l'origine de la lumière. Les bras levés, le visage indiscernable, l'individu est de haute taille et porte une sorte de chasuble d'un blanc immaculé.

Je sens derrière moi la présence de la biche. Je la suis dans la direction opposée à l'étrange manifestation. Ensemble nous parcourons le chemin déjà emprunté entre les arbres, toujours plus loin de la lumière. Il fait de plus en plus sombre, jusqu'à ne plus voir devant soi.

Quand le noir est complet, je ne ressens plus la présence de l'animal. J'ouvre un œil et constate que mon réveil va sonner dans cinq minutes.

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