À contre-courant

ezrane

Judith ne se retourna pas. Elle n’osa pas. Trop de souvenirs. Trop de regrets. Il était trop tard pour réfléchir. Elle était partie, et c’était la seule chose qui devait désormais lui occuper l’esprit. Son scooter crachouilla un instant avant de vrombir pour de bon. Elle accéléra brutalement. Sac sur le dos, tête basse, yeux brouillés de larmes qu’elle ne comprenait elle-même pas, elle roula longtemps. Elle atteignit les abords de la ville vers dix heures. L’animation d’un jour de semaine la coinça dans les bouchons, desquels elle ne tenta pas de s’échapper : elle avait tout son temps. Elle faisait désormais corps avec le temps. Il n’y avait plus que lui, et elle. Aucune autre obligation. Était-ce cela la liberté ? Ce sentiment de ne plus avoir de contrainte matérielle ? Son estomac gargouilla pour la rappeler à l’ordre. Elle était partie sans manger ce matin. Elle tourna dans une petite rue sur sa droite et coupa le contact. Un infime bruit de moins dans l’atmosphère étouffante citadine. Elle pénétra dans une petite épicerie sombre. Un homme, à la motivation aussi latente que ses cheveux, lui grogna un bonjour auquel elle répondit amicalement. Elle passa le rayon des sucreries avec un sourire, se souvenant de ces heures passées à réclamer un paquet de bonbons colorés que ses parents lui avaient toujours refusé. Elle chassa ces pensées en secouant la tête. Elle saisit rapidement un paquet de brioche, une bouteille de jus d’orange et une plaque de chocolat. Elle attrapa également au passage trois pommes qui se battaient dans un cageot et passa à la caisse. L’homme examina chacun des articles, lui ânonna le prix qu’elle avait à payer et la regarda sortir son porte-monnaie d’un air suspicieux. Il fut rassuré lorsqu’elle lui déposa dans le creux de sa main ouverte la somme exacte demandée. Il referma sa caisse et se plongea de nouveau dans ses pensées. Judith fourra ses achats dans un sac déjà plein à craquer et sortit. L’air frais chassa l’odeur de renfermé qui régnait dans la petite boutique. Elle remit le casque qu’elle avait abandonné sur le guidon, démarra le scooter sans qu’il ne fît cette fois-ci de caprices et repris sa progression vers la gare.

Elle était moins animée qu’aux heures de pointe mais les allers-venues des voyageurs pressés ne manquaient pas. Elle regarda sa montre puis les panneaux d’affichage. Le départ de son train était annoncé dans dix-sept minutes précises. Dix-sept. Comme son âge. Elle s'amusa de cette coïncidence. Elle trouva une place sur un banc et s’y assit en soupirant. De sa poche, elle sortit son téléphone portable, éteint. Tout à fait stupide, songea-t-elle, puisqu’il ne lui servirait plus. Mais elle ne pouvait se résoudre à l’abandonner. Cela faisait huit mois que son contact dans sa poche de pantalon lui était familier. Elle n’avait pas eu le courage de s’en séparer. C’était un cadeau de Loïc. Son ex-petit ami, que les parents, riches comme Crésus, gâtait tout autant que la petite amie qu’il leur avait présentée. Elle avait eu le droit à ce bijou technologique pour son dernier anniversaire. Loïc et elle s’étaient séparés trois semaines plus tard. Mais elle avait gardé le téléphone.

Son train était annoncé depuis quelques minutes lorsqu’elle se décida à quitter son banc pour se rendre sur le quai concerné. En route, elle trouva une boîte aux lettres. Elle sortit une enveloppe pliée en quatre de la poche de sa veste et vérifia que le mot qu’elle avait rédigé la veille s’y trouvait encore.

Myr, je suis désolée de t’avoir joué ce mauvais tour. Voilà les clés de ton scooter que je t’ai empruntées hier, scooter que tu pourras retrouver garé à côté de notre bar, près de la gare. Mon casque y sera peut-être encore ; je te le confie. Je t’embrasse. Ton amie dévouée, Judith

Elle y glissa les clés, ferma l’enveloppe et la déposa dans la boîte rouge qui lui faisait de l’œil. Elle réajusta son sac et couru en direction du quai numéro trois. La porte du train se referma derrière elle et il s’ébranla. Les mains collées à la porte vitrée, elle regarda la gare qui semblait s’enfuir loin d’elle. Elle regarda le porte-clés qu’elle tenait toujours à la main. C’était une petite poupée russe, salie par le temps et aux couleurs un peu usées. Elle serra le poing et ferma les yeux. La peur lui tenait les entrailles. Elle réalisait qu’en réalité, elle n’avait rien prévu. Rien organisé. Elle ne possédait que ses économies, serrées contre son cœur, sa médaille et cette petite poupée russe, arrachée à sa meilleure et dernière amie. Elle était seule.

L’ivresse du départ ressentie sur le scooter s’éloignait lentement et laissait place à une prise de conscience effrayante. Mortifiante. Qu’allait-elle faire ? Où aller ? Elle se sentit stupide et respira profondément pour refouler les larmes que la panique laissait éclore. Le train roulait à pleine vitesse désormais. Il était trop tard pour faire demi-tour. Elle se redressa, poussa la porte du wagon et s’avança vers sa place. Elle essaya de mettre son sac à l’emplacement réservé au dessus des sièges mais il était trop gros et ne passait pas. Elle soupira, renonça et le posa sur le siège voisin au sien, heureusement libre. Elle s’assit en laissant échapper un souffle de soulagement. Elle colla le nez à la fenêtre. Le paysage défilait trop vite pour qu’elle puisse l’admirer. Le vert des étendues d’herbe se mêlait aux gris citadins des immeubles et de l’asphalte. Le ronronnement monotone du train la berçait. Elle s’endormit.

Synopsis :

Judith Berthier est une adolescente de dix-sept ans qui fuit le cocon familial étouffant dans lequel elle a été élevée. Sa seule attache au monde qu’elle quitte : une de ses amies, Myriam, à peine plus âgée mais surtout plus raisonnable. Elle fuit son Angleterre natale à l’aide d’une fausse identité pour la France, pays d’origine de ses parents où, elle en est sûre, ils ne penseront pas à la chercher. Débute alors une aventure parallèle, entre celle qui tentera de la raisonner et de la ramener à la raison par une correspondance incessante, et celle qui fuit désespérément toutes les attaches qu’elle possède encore avec son ancienne vie. Judith sera toutefois bien vite confrontée à la misère et ne devra son salut qu’à l’intervention de Romain, un jeune étudiant rencontré par hasard. Peu rassurée, elle quittera l’appartement du jeune homme. Elle trouvera un emploi en tant que serveuse et sera logée chez une de ses collègues, Louise Madeleine, une cinquantenaire en mal d’enfants. Tout au long de sa fuite, elle gardera cependant contact avec l’Angleterre par le biais de Myriam.

Sa fausse identité sera cependant démasquée par sa nouvelle protectrice, qui la dénoncera aux autorités policières. Forcée de fuir de nouveau, Judith commence à perdre courage. Elle retrouve Romain, qui la convainc de revenir sous sa protection. Elle accepte, forcée par la tournure des événements. Son hôte parviendra à régulariser sa situation en la faisant passer pour une cousine exilée. Elle prendra le nom de Ninon Devaisne, et s’installera définitivement en France. Elle ne reprendra jamais contact avec ses parents et perdra de vue Myriam. Elle décidera de s’essayer à l’écriture sur les conseils de la sœur de Romain, pour qui elle s’est prise d’affection, et deviendra auteur à succès.

À contre-courant pose sur cette escapade la vision d'une adolescente qui rêve de mieux. Comme tous ceux qui savent ce qu'ils perdent, elle part sans savoir ce qu'elle va y gagner. Une maturité certaine, mais aussi un certain relativisme. Le personnage de Judith répond à toutes les envies d'adolescents de tout quitter et de partir pour le monde des Grands, celui des adultes. Monde qui lui montre cependant cette face moins rose et moins enjolivée, sa réalité, que les parents savent si bien cacher à leurs enfants.

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