Le rêve, l'Amérique en moins.
julia-crampel
C'était la musique mélancolique d'une fin d'automne trempée jusqu'aux os, faite de poix et de chants mortuaires. La pelouse jonchée de feuilles sentait le malt et le houblon.
Elle se ramassa en boule sous le poids du plaid posé sur ses épaules, ses pieds nus sur le palier en bois laissant une marque humide et sombre en se collant l'un sur l'autre. C'est étrange comme l'on devient attentif aux petits détails dans ces moments-là. C'est toujours dans les départs que l'on s'attache. Avant, on s'en fout, ça ne nous intéresse pas, ça n'existe pas. Le bruit que fait une porte en s'ouvrant. La façon dont une pièce résonne. Ces pierres que l'on ramasse sur les plages, les bords des chemins, pour encombrer nos boîtes. Jamais au cours des deux dernières années, elle ne s'était inquiétée de la pourriture qui rongeait le patio par les fondations, attaquant les piliers de chêne avec la certitude inexorable d'une chose inutile. Elle remarquait à présent l'eau suintant des planches éclatées et noires qui s'effritaient en compost. La maison retournait à la terre, métaphore tragi-comique de sa propre vie, ce qu'elle acceptait avec ironie.
Le chat noir dormait dans une balancelle aussi vaillante que le patio, rouillée, rongée par trop d'hivers en plein air. On ne pouvait même plus parler d'une rouille vintage, qui lui aurait conféré l'aura idéale pour accompagner cette veillée aux petites heures de la nuit. A moins que ce ne soit les petites heures du jour ? Souvenir-anecdote, cette discussion tenue dans un autobus entre Chicago et Montréal, avec une jeune fille au pair en mal du vieux continent. Discuter d'expressions idiomatiques dans le tunnel-frontière entre Détroit et l'Ontario, pour conjurer les fantômes de cette ville laissée à l'abandon dans l'effondrement de la crise de 2008. Devait-on dire les petites heures du jour ou les petites heures de la nuit ? Aucune décision n'avait ce jour-là tranché cette question vieille comme la tombée du jour. A moins que ce ne soit la tombée de la nuit ?
La bouteille de Bourgogne la rendait verbeuse et vaguement nauséeuse. Nauséeuse, c'est bien, quand on s'en va. On ne part jamais en pleine conscience de ce que l'on fait. Même quand on croit être sûr et certain de ce que l'on fait, on se réveille comme d'une formidable gueule de bois, submergé par les regrets, la tristesse et la panique. Puisque comme dans la Bible, il fallait partir sans se retourner, le vin lui donnait la profondeur d'un prophète hébraïque en lien direct avec les anges.
Elle se leva. L'humidité avait pénétré la moindre de ses articulations. Il lui fallut quelques mouvements pour retrouver l'usage de ses jambes. Faire demi-tour, entrer dans la maison et mettre ses chaussures. Enfiler son manteau, attraper le sac de voyage et sortir en verrouillant la porte.
Le jardin se boursouflait sous un brouillard épais. Il allait se mettre à pleuvoir. Elle n'avait pas pensé à prendre un parapluie. Heureusement, le taxi l'attendait déjà dans la rue. Sa main trembla un peu en actionnant la poignée de la portière. Elle se colla dans le fond de la banquette en tissu. La chaleur de l'habitacle la calma un peu. Le conducteur haïtien baissa le volume de la radio qui égrainait les nouvelles nationales, le temps de lui demander où elle souhaitait aller.
"Je vais à l'aéroport. Mais j'aimerais que l'on passe par le sud, en traversant le centre-ville."
Le chauffeur, en avisant dans le rétroviseur le sac de voyage posé à côté d'elle sur la banquette, pencha la tête :
"On dirait que vous rentrez pour de bon, cette fois. Pas beaucoup de trucs à ramener, hein ?
- Non, sans doute."
Le chauffeur esquissa une moue qui disait qu'il en avait vu d'autres, rentrer au bercail après des années à attendre un rêve américain qui ne venait pas. La voiture démarra lentement. Lorsque le taxi eut tourné le coin de la rue, la maison se dissipa complètement.
En tournant sur Fairmout, la voiture laissa passer un Juif hassidim en retard pour la prière du Shabbat. Il courait en retenant son grand chapeau en fourrure recouvert d'un de ces sacs en plastique que l'on trouve dans les rayons fruits et légumes des épiceries. En suivant Parc qui descendait vers le centre-ville, le taxi passa le YMCA, les restaurants grecs huppés où les valets géraient un ballet de Lamborghini, les petits Duplex malfamés au dessus du Jean-Coutu où l'on trouve de tout même un ami, les bars et les étudiantes inaccessibles en tenue d'escort qui s'y pressaient. Puis ce furent les grandes pelouses émeraude sous un ciel pourpre, et la masse noire du Mont-Royal. A son sommet, des éclats de lampes-torches signalaient une vie furtive dans ce bois sans éclairage public.
Ils passèrent le quartier étudiant, son stade de football américain grand comme le Golem, ses cafés ouverts 24/24, ses bouquinistes, ses fruiteries biologiques, sa boutique de livrets et de tampons-encreurs hors de prix.
La voiture tourna à droite, piquant au travers du quartier des affaires, au milieu des tours à bureaux. Les centres commerciaux de dix étages à moitié enterrés, la ville souterraine attrape-touristes, succédaient aux boutiques chics, entrecoupés de bars à danseuses d'un genre exotique. Des fesses de néons vantaient des danses contact à 10$. Sous une enseigne annonçant « La calèche du sexe », une danseuse en tenue de scène, couverte de son manteau, fumait une cigarette en parlant au videur. Son reflet frigorifié sautillait dans la vitrine d'un magasin d'articles de maternité.
Le chauffeur accéléra, et la voiture emprunta un labyrinthe de bretelles, de tunnels et d'échangeurs, pour retrouver le ciel ouvert à quelques kilomètres du centre-ville.
Sur l'autoroute, la voiture prit une allure régulière, cahotant dans les flaques créées par les nids de poules. Sur des kilomètres s'étalait la couronne industrielle inaccessible aux piétons, toute de béton et de préfabriqués, de magasins d'entrepôts et de grandes surfaces où, ici comme ailleurs, Ikéa régnait en maître. Ça sentait l'humanité paumée et soumise. Celle qui pointe à 9h après avoir déposé les enfants à la garderie qui lui coûte 35$ par jour. Celle qui est plus riche qu'elle ne le croit, comme le lui répète sa banque qui lui vend des crédits par douzaines. Celle qui frôle la pauvreté en priant le ciel pour ne pas tomber malade.
Et puis l'aéroport apparut au détour d'une bretelle. La tour de contrôle. Les lumières des terminaux. Les ballets des taxis. Les agents de circulation qui s'énervaient contre les conducteurs qui auraient aimé se stationner, contre les piétons qui traversaient n'importe comment.
Elle remercia le chauffeur, le paya, attrapa son sac, et sortit avant de traverser les portes à tambour automatiques. Dans le hall de marbre et de néons, les écrans énuméraient des heures de départ pour toutes les destinations du monde.
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Synopsis
Elle a vingt-cinq ans, elle est Française, et elle est venu vivre à Montréal, Canada il y a quelques années. Coup de foudre immédiat, amour, amitié, travail, la vie qui tisse ses liens et vous pousse en avant.
Et puis, elle quitte tout. Parce qu'elle prend peur. Pire, elle panique. Pourquoi cette vie, et pas une autre ? Pourquoi ici, et pas chez elle ? D'ailleurs, c'est où, chez elle ? La question est lancée, et la réponse lui fait peur. Elle coupe tout, elle fuit. Dans l'avion qui la ramène en France, un homme lui prédira qu'en se posant la question, elle y a répondu et que son retour sera définitif. Le sera-t-il tant que ca ?
On parle de mondialisation et de standardisation de la planète, d'hommes-nomades, d'abolition des distances. C'est ce qu'on lui avait promis, et elle ne s'y retrouve pas. Depuis qu'elle est partie, elle est devenue l'autre partout où elle va, celle que l'on ne comprend pas et celle qui ne comprend plus non plus.
S'en foutre, s'impliquer, avancer dans son rêve, rebrousser chemin, accepter, le façonner, fuir, parce qu'on ne se sent pas de taille, parce qu'il n'y a pas de guide pour nous dire que nous avons fait les bons choix. Cette fuite affolée, de porte d'embarquement à Montréal en quai de gare bourguignon, en passant par Chicago, les autoroutes américaines et les plages du Lac Huron, les grands regards levés vers le ciel, la pluie qui tombe, chassée par le soleil. Elle verra des lucioles par milliers au coeur d'une averse en Ohio et se réveillera au chant des baleines, paumée au milieu du Saguenay. Elle rencontrera l'amour, sûrement ; retrouvera sa famille et ses amis. L'histoire devrait connaître une fin heureuse.
On rencontre un représentant en assurances en route vers l'enterrement de sa mère, devenu mystique à 6000 km d'altitude ; le descendant d'un pianiste ambulant vivant ses rêves d'Irlande en Gaspésie ; une liseuse de tarot qui étale depuis la Provence jusqu'à Chicago ses prédictions en 140 caractères, un Iranien d’Ottawa, des étudiants en colères, quelques touristes et bien d'autres paumés en mal de terre d'asile.
Elle finira par comprendre que ce n'est pas de Montréal qu'elle s'échappait, mais d'elle-même. Qui coupait les ponts pour ne pas prendre les responsabilités des briques à poser les unes sur les autres pour se construire un donjon, une maison, une chaumière, un coin à soi. Qu'il faut un jour prendre son courage à deux mains, mettre un pied devant l'autre et s’accepter avec ses doutes aussi. Devenir adulte est un processus qui se complique quand on l'étale sur plusieurs continents.
...mais non, mais non, partir n'est pas une fuite ...c'est une suite. Quand repartez-vous? Très bon texte, je trouve.
· Il y a environ 11 ans ·Frankie Perussault
Excellente contribution je trouve. On la suit facilement dans cette fuite.
· Il y a presque 12 ans ·Très bien écrit !
Mathieu Jaegert