A corps perdu
b-a-trice
Le cheval galopait maintenant tout a fait. Maria aurait eut du mal à le maitriser si elle l'avait désiré. Mais à cet instant-là, elle ne le souhaitait pas, et Pélopone le savait aussi. Dès qu'elle l'avait chevauché, il s'était mis au diapason des pensées de sa cavalière. Les deux êtres étaient complices depuis presque dix ans, et il semblait à la jeune femme que son cheval était l'être qui la connaissait le mieux au monde. Maria avait reçu Pélopone pour son anniversaire lorsqu'elle était encore adolescente. Ce jour-là, ses parents lui avait offert sans le savoir le plus beau des cadeaux : un ami. Pourtant la femme et la bête ne s'étaient pas immédiatement adoptés, Pélopone avait grandi en semi-liberté dans les marais de la tour Carbonnière jusqu'à ses quatre ans, et il aimait sa vie dans le groupe, libre, mais en sécurité. Hélas, la manade à laquelle il appartenait avait du se séparer de ses bêtes pour des raisons financières, et il avait alors été brutalement arraché à son univers. A son arrivée au domaine, bien que solide et en bonne santé, Pélopone était craintif et triste. Le jeune cheval, habitué aux espaces sauvages, n'était pas encore débourré, et il avait eut du mal à accepter son nouvel environnement. Obéir à des règles ou vivre en box étaient choses inconnues pour lui. Pourtant Maria s'était immédiatement attachée à cet animal peureux et méfiant, comme si elle savait déjà quel trésor elle allait posséder.
Maria était une cavalière émérite, qui avait commencé l'équitation à l'âge de trois ans, et elle aimait les chevaux autant que les hommes. Une fois le licol accepté, elle avait entrepris de nouer avec Pélopone une relation harmonieuse, et à force de patience et de persévérance, elle y était parvenue, bien au delà de ses espérances. Pélopone, de rétif, était devenu docile, attentif. Grâce à ses soins et aux petites attentions qu'elle ne manquait pas de lui prodiguer, il ne voyait plus en Maria sa cavalière, mais celle qui comprenait ses peurs, ses doutes, et l'aidait à les dépasser. Il s'était forgé entre eux quelque chose d'informel dans le monde animal qui n'existe pourtant que de manière superficielle entre deux êtres humains : la confiance. Une confiance, qui bien que fragile, s'était renouvelée et accrue au fil des années passées ensemble. Lorsque Maria avait eu Pélopone, c'était déjà une écuyère aguerrie, mais elle avait su réviser sa façon de monter pour l'adapter à son ami, dans un éternel recommencement, et dès que Pélopone l'avait accepté, Maria avait eut à cœur de le monter tous les jours. Lorsque cela lui était impossible, chacun d'entre eux avait souffert de l'absence de son compagnon.
Aujourd'hui Maria n'était plus une adolescente, elle venait d'avoir trente-six ans, et était sur le point de se marier. Paul, son prétendant, était le vétérinaire de Pélopone, et c'était en quelque sorte grâce à lui qu'elle l'avait rencontré, une nuit de novembre. Cette semaine-là Pélopone avait été apathique, abattu. Maria avait d'abord pensé que c'était à cause de sa défection. La jeune femme était alors en fin d'études, et en pleine période d'examens : malgré ses efforts, elle ne parvenait à monter son compagnon que tous les deux jours, parfois moins. Pélopone était mécontent et triste, la tête basse, ses oreilles sans cesse couchées vers l'arrière. Maria pensait que son ami, rancunier, tentait de la faire culpabiliser, mais rapidement une toux rauque avait secoué ses flancs, et la jeune femme avait eu peur de reconnaître en elle les premiers symptômes de la gourme. Elle ne s'était pas trompée, le soir même Pélopone était fébrile, et comme le vétérinaire familial était parti en retraite, Paul, son remplaçant, avait alors été appelé en urgence. Réticente face aux hennissements spectaculaires de Pélopone face à son soignant, Maria l'avait pourtant vu prendre soin de son cheval, et le remettre sur pieds. Jour après jour, tandis qu'il pansait son compagnon, Maria et lui avait appris à se connaître, et à s'apprécier.
Paul n'était pas un enfant du village. Originaire de Montpellier, et issu d'une famille modeste, il n'avait pas eu les moyens nécessaires pour ouvrir un cabinet en ville comme il l'espérait à la fin de ses études. Alors quand il avait eut vent de ce remplacement, il s'était présenté, et était devenu vétérinaire de campagne un peu contre son gré, par dépit. N'étant pas un Saint-Laurentais, il avait eu du mal à se faire accepter par les habitants de la commune, et pendant des années, il était resté "l'étranger" ou "le vétérinaire de la ville". Nombre d'exploitations alentours préféraient alors mener leurs bêtes à Aigues Mortes plutôt que de le quérir lui, le montpelliérain. Car même s'il soignait parfaitement vaches ou chevaux, ses costumes impeccables et ses chaussures italiennes n'inspiraient pas confiance aux agriculteurs locaux. Il avait du s'adapter à ce monde rustre qui n'était pas le sien. Patiemment, il en avait engrangé les codes, et avait adopté les attitudes locales afin de se les approprier. Mais malgré ses efforts, il ne s'était jamais vraiment senti chez lui à Saint-Laurent. Paul avait trente huit ans, et depuis sept ans qu'il était là, il ne rêvait que d'une chose : réunir les fonds nécessaires à son départ. Maintenant qu'il avait rencontré l'âme sœur et se sentait prêt à fonder une famille, il comptait bien réaliser enfin ses rêves.
Maria ne voulait pas partir, elle n'aurait jamais pu habiter en ville : tout là-bas la rebutait : la foule, la circulation, la pollution.. Et surtout, comment vivre sans Pélopone? Malgré son métier, ou peut-être à cause de cela, Paul ne comprenait pas cet obscur attachement : un animal était un animal, l'équitation était un loisir, un sport...Cela n'avait rien de vital. Et puis Maria n'était pas une professionnelle, tout au plus une amatrice éclairée : Pélopone n'assurait aucune rentrée d'argent à sa cavalière, de là, il n'était pas indispensable, en tout cas pour Paul. Maria pourrait aussi bien monter un autre cheval, ailleurs, celui-ci n'était pas irremplaçable!
Pélopone se mit à galoper encore un peu plus. La monture s'emballait tout à fait. Son cœur battait à tout rompre, tout comme celui de Maria, mais pour d'autres raisons. Pélopone avait l'allure altière d'un cheval de course, c'était une bête racée, avec une robe très claire. Poulain, il était d'un gris très sombre, et tout comme son caractère sauvage et tumultueux s'était domestiqué, son pelage s'était éclairci au fil des années : de plomb, il était devenu laiteux, puis presque blanc. Il aimait Maria comme il avait aimé sa mère, puis plus tard, son troupeau. D'un amour inexplicable, indéfectible, et irraisonné. Quand il avait compris, bien avant qu'elle ne le comprenne elle-même, que Maria allait partir, il avait accusé le coup, tristement. Depuis qu'elle avait rencontré Paul, elle était différente. Tour à tour enjouée ou maussade, joviale ou boudeuse. Leur relation était difficile: le tempérament gardois de Maria était sans concessions vis à vis de son futur mari, et lui était fuyant, incertain. Il cherchait sans doute à lui faire plaisir, et même à la rendre heureuse, mais pas au prix de son propre bonheur. Aussi bien souvent ne se gênait-il pas pour travestir la vérité à son avantage.
Quelques mois après leur rencontre, alors qu'elle n'avait d'yeux que pour lui, Maria avait appris qu'il était encore en couple avec son ex-amie, dont il prétendait s'être séparé. Paul, accommodant, lui aurait permis de rester vivre chez lui quelques temps, mais assura à Maria qu'il n'y avait plus rien entre eux. Pélopone avait assisté à cette dispute, les oreilles en mouvement, inquiet et agité. Quand Maria s'était emportée, ivre de jalousie, et avait terminé la querelle en pleurs, son sang n'avait fait qu'un tour. Son corps s'était raidi, et il s'était mis à lancer des ruades désespérées, tentant de toucher Paul pour qu'il sente à son tour la douleur, telle qu'il l'infligeait à Maria. Les deux amants avaient été très choqués par son comportement, et Paul, pour le calmer, lui avait administré une dose de tranquillisant. Maria n'était pas intervenue. Couché sur le flanc, trahi, c'est à ce moment précis que Pélopone avait réalisé qu'il avait déjà perdu son amie. Il la croyait pourtant aussi fidèle qu'il pouvait l'être, mais il se trompait. Quand Paul avait enfin demandé Maria en mariage, il avait été établi qu'ils s'installeraient ensemble, dans une petite maison des environs. Maria ne souhaitait pas quitter Pélopone, et Paul avait acquiescé, mollement.
Puis subitement Paul avait changé le cours des choses, il avait la possibilité de reprendre un cabinet à Bordeaux, le rêve de toute une vie, car un de ses collègues cédait son affaire à bas prix: adieu cochons, vaches et autres basse-cours! Paul était aux anges, mais Maria ne voulait pas le suivre. S'en étaient suivies des discussions houleuses, des compromis hésitants... Et finalement, il avait été décidé que Paul travaillerait en ville, et que Maria vivrait à la campagne, à proximité de Bordeaux. Maria n'avait émis qu'une seule condition à son départ: Pélopone serait du voyage, où qu'ils aillent. Quel que soit l'endroit où ils iraient, il faudrait qu'il y ait un endroit pour accueillir son cheval. Paul avait accepté même si la perspective de faire suivre ce maudit canasson ne l'emballait qu'à moitié. La bête était violente, elle l'avait déjà prouvé. Maria ne s'était jamais fait désarçonné jusqu'à présent, mais il suffisait d'une seule fois. Sans doute deviendrait-il agressif avec l'âge, ce ne serait pas le premier... Avec ses nouveaux revenus, il serait en mesure de lui en offrir un autre, bien plus beau, qui sait, un pur sang peut-être? Mais Maria était décidée, et Paul avait obtempéré, afin d'éviter une de ces disputes interminables qui ne manquerait pas de se produire s'il s'avisait de donner son avis. Il s'accommoderait bien de ce problème plus tard, en douceur...
Maria était amoureuse de Paul. Après de nombreuses aventures sentimentales qui avaient toutes échouées : par tromperie, dégout, ou simplement fatalité, elle avait trouvé en lui une sécurité qui la tranquillisait. Il était ce que l'on appelle un notable : ami du maire, membre de l'inteligencia du village, sa façade sociale la rassurait. Elle voyait en Paul un avenir réconfortant, reposant. Alors que ses précédentes relations avaient toutes été des histoires sans issues, avec des hommes sans attaches. Comme le palefrenier qu'elle fréquentait avant Paul, Joseph. Joseph avait vingt-cinq ans, un sourire éclatant, une imagination débordante, et courait les villes et les campagnes à la recherche de sensations fortes, de vertiges. Il pensait que la vie était trop courte pour la passer dans une seule maison, et avait dédié son existence aux voyages et à la route. Maria l'avait suivi un temps dans ses envies d'ailleurs, elle avait rencontré un monde qu'elle ne connaissait pas, une vie nocturne faite de rêves et de combats sociaux, mais qui revêtait au matin des relents nauséeux d'inutilité et d'ivrognerie. Puis il était parti. Il avait voulu emmener Maria dans sa quête d'absolu, mais la jeune femme n'avait rien à chercher ailleurs, elle n'avait voulu quitter ni sa campagne, ni Pélopone. Ce n'était pas la première fois. L'homme qu'elle aimait auparavant aussi était parti, et là encore elle n'avait su le suivre. Alors quand elle avait rencontré Paul, qu'elle avait vu en lui l'homme de sa vie et qu'il lui avait demandé lui aussi de partir, le cœur de Maria s'était déchiré en mille morceaux. Et si sa vie était ailleurs finalement? Si son destin était de partir, elle aussi? Que deviendrait-elle si elle continuait à refuser bêtement une vie heureuse, par delà sa campagne? Alors elle avait un peu résisté, et tenté de faire plier Paul, puis elle avait parlementé, et enfin ils en étaient arrivés à ce compromis qui ne satisfaisait personne et tout le monde à la fois : elle serait toujours à la campagne, mais pas SA campagne, il travaillerait en ville, mais n'y vivrait pas. Mais Pélopone les suivait, c'était tout ce qui comptait.
Le mariage devait être célébré dans trois semaines, tout était prêt. La famille de Maria avait mis les moyens nécessaires à un mariage en grande pompe. Fille de propriétaires terriens, elle était issue d'une famille simple mais fortunée. Même s'ils n'étalaient pas leurs richesses, les Durand étaient des gens aisés, qui possédaient de nombreuses terres agricoles, bien au delà de Saint Laurent. Paul était ébloui par cet argent. Lui qui venait d'un milieu modeste avait du mal à s'accoutumer à ces gens qui vivaient simplement, comme des pauvres, alors qu'ils étaient si riches. Il y voyait de la radinerie, alors qu'il n'y avait là que modestie. Il était tout autant étonné par les manières simples mais si sûres de Maria. Tout ce qu'elle faisait, ou achetait était toujours de bon goût. Bien que Paul ait réussi a se mettre a l'abri financièrement, il ne pouvait se résigner a vivre chichement, comme le faisaient les Durand. il aimait les belles voitures, les belles montres, les belles maisons. Les belles femmes aussi, et il en avait connu beaucoup avant Maria. Paul était attiré par un type de femmes en particulier: les méditerranéennes, brunes, piquantes, comme Maria. Des maitresses femmes, mi enfant mi matrone, qui semblaient sortir tout droit d'un opéra de Bizet. Quand il l'avait rencontré, il avait rencontré LA femme, celle qui correspondait à ses critères physiques, et il avait aussi rencontré sa famille, celle qu'il aurait aimé avoir. Il n'avait pas mis longtemps à la séduire, la pauvre fille était avec un palefrenier, une histoire sans lendemain, sans avenir. Quand il l'avait rencontré, Maria était une fille sans avenir, qui n'exploitait pas la moitié de ses capacités. Apres une thèse en lettres modernes la jeune fille avait brillamment réussi l'école normale, et alors qu'elle aurait pu enseigner en ville dans de prestigieux lycées, elle se contentait de faire la classe aux idiots du village, classe hétéroclite de cinq niveaux, que l'administration aurait du fermer depuis longtemps si sa famille ne s'y était pas opposée. Elle n'avait aucune ambition. Tant pis, Paul en aurait pour deux!
Pélopone n'aimait pas Paul, qui le lui rendait bien. Il voyait en lui un homme froid, mesuré, distant. Tout juste un vétérinaire, à peine un homme. Paul aimait les bêtes, mais comme un médecin aime ses patients. Il s'en occupait, il les soignait. Bien. très bien même. Paul était un excellent praticien, mais pour lui Pélopone n'était qu'un patient. Pour Maria, il était toute sa vie.
Subitement, Pélopone stoppa, et Maria, déstabilisée par l'arrêt brutal, faillit chuter. Heureusement c'était une excellente cavalière, et elle tenait fermement les deux brides. Inquiète, elle chassa Paul de ses pensées pour se concentrer sur son compagnon. Elle se laissa glisser au sol, et regarda l'animal. Le cheval était a bout de souffle, épuisé. Quand elle avait chevauché Pélopone ce matin, elle venait de se disputer avec Paul. Il avait trouvé une maison parfaite pour eux, une maison clinquante, bourgeoise, qui ferait pâlir d'envie le voisinage.Mais cette maison ne pouvait pas accueillir un cheval. Maria, avait dit non, mais il avait dit oui. Elle avait tenu bon, et il avait rétorqué qu'elle était déjà achetée. Maria, en colère, lui avait soufflé au visage que tout était terminé, qu'elle refusait ce mariage, cette vie. Et elle était parti vers les stalles, pour retrouver Pélopone, son Pélopone, le seul être masculin qui ne l'ait jamais trahi. Pélopone, qui était resté au box depuis plusieurs jours, l'avait accueilli avec un plaisir visible, et ils étaient partis ensemble à travers bois, alternant trot et galop, à vive allure.
Maria se rapprocha encore un peu de sa monture. Pélopone était au plus mal. ils chevauchaient tout deux depuis presque trois heures. Maria remarqua qu'elle était dans un partie du marais qu'elle connaissait à peine. Elle ne s'était jamais aventurée jusque la à cheval. Une fine écume sortait de la bouche de la bête. Pélopone était âgé malgré tout. Il ne se plaignait jamais, était toujours là, doux et serein, chaque fois que Maria avait besoin de lui, mais c'était un vieux cheval. Sophie regarda la patte arrière gauche de son ami, et vit que de fines gouttes de sang perlaient au travers du pelage. Qu'avait-elle fait? Emportée par sa colère, elle avait emporté Pélopone avec elle, et le cheval, fidèle, l'avait accompagné dans sa course et dans sa détresse. Son rythme de trot s'était accéléré quand la jeune femme avait éprouvé de la rancœur, s'était ralenti quand il avait ressenti sa déception, et il était enfin parti a grand galop quand elle avait laissé exploser sa colère. Sa fidélité n'avait aucune limite. Sauf celles de sa vie. Maria regarda les grands yeux de Pélopone, et elle y vit défiler sa propre existence : celle d'une femme enfant qui n'avait jamais su trouver sa place. Riche, elle faisait comme si elle ne l'était pas. Brillante, elle occupait un poste d'institutrice ordinaire, dans une école ordinaire. Elle allait se marier. mais ne comprenait pas son mari, ne voulait plus de lui. Depuis plusieurs semaines, elle avait négligé celui qui comptait vraiment. Toute entière dédiée aux préparatifs du mariage, elle n'avait pas trouvé le temps de le monter. A peine passait-elle le voir brièvement, au crépuscule, pour se déculpabiliser. Maria toucha son chanfrein : Pélopone était brûlant. Le cheval, totalement déshydraté, était allé au bouts de ses forces, et ne parvenait pas à reprendre un rythme cardiaque normal. Maria se mit à sangloter, impuissante. Elle savait que Pélopone était à l'agonie, et lisait dans ses grand yeux tristes que celle-ci serait longue. Les longs cils noirs qui bordaient son regard se fermèrent brusquement. L'animal, submergé de fatigue, cherchait sans doute à masquer sa douleur à Maria. La jeune femme, en sanglots, se blotti doucement contre les flancs de Pélopone, et l'embrassa longuement, amoureusement. Puis elle ferma les yeux. Quel que soit le temps qu'il restait à Pélopone, ils allaient le passer ensemble. Dorénavant, elle ne le quitterait plus, plus jamais.