L'espoir au galop

floriane

Le soleil se lève une nouvelle fois. Ses rayons puissants font miroiter l'eau de l'abreuvoir et sèchent quelque peu l'herbe humide. Arès s'en désintéresse. Arès est mal. Un seul faux pas dans sa vie et il se retrouve ici, à trotter dans ce champ, isolé. Il n'entend plus ni voitures, ni cris d'enfants, ni même le chien qui se faisait un malin plaisir à le poursuivre. Loin le temps où tous ces humains venaient le voir galoper pendant des heures durant ! Loin ce pré où les effluves du jardin venaient lui titiller les naseaux. Loin le bien-être. Disparu.

Comme marquée au fer rouge sur sa morphologie, la solitude d'Arès se remarque en un seul coup d'œil. Ses poils se sont ternis, ses oreilles se sont affaissées, son regard s'est éteint. Il se blâme, il s'en veut, il se déteste. Même les oiseaux posés sur les branches des arbres semblent le narguer. Arès leur tourne le dos.

Comment en est-il arrivé là ? Beaucoup d'hommes le méprisent, le regardent avec dédain.  Le grand moustachu et la petite qui avait une façon bien à elle de prononcer son nom. Nostalgique d'hier, Arès se perd. Où sont passées leurs tendres caresses ? Les mains qui chatouillaient tendrement son chanfrein ? Leurs visages souriants ? Disparus aussi.

Arès n'a plus rien ; mis à part l'hectare d'herbes piétinées où il trotte sans savoir où aller ainsi que l'avoine et l'eau que vient lui donner le grand moustachu. Même l'abri qu'on lui a construit ne l'intéresse plus. Il n'a plus rien mais tout est de sa faute…

Ceux qu'il considérait comme sa famille l'ont abandonné. Non, ce mot est trop injuste. Ils l'ont délaissé, tous. Le grand moustachu, la petite à la voix douce et même la femme qui sans arrêt fredonnait. Relégué au rang qui lui revenait : l'animal.

Arès est un magnifique trotteur français. Sa robe bai-brun et son caractère docile et doux font de lui un animal facile à aimer. Il a été adopté par la famille Lebouteiller à ses 6 ans. Martin, Catherine et leur fille Louane ont toujours été passionnés par l'univers équin. Catherine a longuement travaillé au Haras des Pins, à St-Lô, et son rêve était d'avoir son propre cheval. Arès a réalisé ce rêve. Chaque matin, Catherine sautait de son lit pour se précipiter à la fenêtre, éblouie par le spectacle envoûtant de cet animal galopant gracieusement dans le pré, derrière leur maison. Sa crinière qu'elle brossait toujours soigneusement dansait au rythme de ses courses effrénées. Le bruit de ses sabots touchant le sol la détendait. Pour Catherine, le cheval était synonyme de vitesse, de liberté.

Un samedi matin, ce rêve prit fin. Arès devint un rappel à la douleur. Une saleté tenace qui empêchait la cicatrice de se refermer. La famille n'eut pas d'autres choix que de l'éloigner. De l'oublier. Arès se retrouva donc quatre champs plus loin.

Arès ne le sait pas mais deux années se sont écoulées depuis. Il n'a pas la notion du temps mais il s'en doute. Il a vu tant de fois le soleil se coucher…

Pour cet animal habitué quotidiennement aux gourmandises, aux attentions affectueuses de ses propriétaires, les jours sont devenus interminables. Les balades, mors en bouche, ne sont que de lointains souvenirs. La solitude l'envahit. S'il pouvait pleurer, dans son champ il pourrait s'y baigner…

Il n'est qu'un cheval. Le silence alentour le trouble. Il n'a plus de repère. Il a mal. Entendra-t-il de nouveau cette petite voix qui savait tant l'émouvoir quand elle disait : « Arès, viens mon beau ! Oui, que t'es beau mon grand ! » ? Sentira-t-il de nouveau les bras de cette gamine s'envelopper autour de son encolure ? Et cette douce femme qui lustrait son crin, recommencerait-elle à chanter ? Et celui qui le maintenait en vie en le nourrissant, cesserait-il de le regarder avec cette étrange lueur dans les yeux ?

Qu'avait-il donc fait ? Comprendra-t-il un jour, lui, Arès, l'animal, qu'une fraction de seconde suffit à tout briser ? Il n'est même pas certain que l'homme comprenne à quel point tout tient à peu de choses. À rien. On dit que l'erreur est humaine…pourquoi n'est-elle pas aussi animale ?

Arès devine, imagine, se questionne. Qu'a-t-il bien pu faire pour ne plus être le centre d'attention de ses propriétaires ? La petite Louane, Arès l'aperçoit rarement. Elle s'adosse à la barrière en bois qui commence sérieusement à se défraichir et suit des yeux celui qui l'a tant promené.

La première fois, il s'était approché d'elle, au pas. Mais Louane l'avait repoussé, les larmes aux yeux. Il n'avait jamais compris le sens de ses mots. En revanche, l'intonation était claire.

-       Va-t'en ! Tu as tout gâché ! Je ne te pardonnerai jamais ! 

Elle avait d'ailleurs ramassé un caillou qui trainait là et l'avait lancé dans sa direction. Arès s'était cabré, surpris, avant de détaler, sa musculature tressaillant à chacune de ses foulées. Depuis, Arès restait distant, attendant que celle-ci fasse le premier pas.

        Peut-être est-ce cela qui le rendait si triste, si las. Peut-être est-ce l'absolution qu'il cherchait, sans le savoir... 

        Les oiseaux qui le lorgnaient tout à l'heure prennent leur envol dans de sourds bruissements d'ailes. Une souris,  ou un rat, file entre ses pattes et disparaît. Une première goutte de pluie glisse le long de se croupe. Il pleut. Arès reste de longues minutes sous le déluge qui détrempe la Normandie, avant de se résigner à se coucher dans son étable. Le picotement de la paille sous son corps puissant l'apaise. Il s'endort.

        La pluie a cessé. Tout redevient calme. Arès ouvre un œil, puis l'autre. Il quitte son abri et s'élance sur l'herbe mouillée, désireux de détendre ses muscles. Ses fers qui s'abattent et se retirent du sol font jaillir des gerbes de terres derrière-lui. Le vent qui siffle à ses oreilles lui rappelle qu'il est encore libre. Libre de choisir. Redevenir sauvage, comme au tout premier souffle de sa vie ou rester dépendant de l'humain, à endurer leur indifférence. Choix difficile ; lorsque l'on a gouté à cette sensation d'être important pour quelqu'un, il n'est jamais simple de ne redevenir qu'un simple cheval.

        Le poids de la selle lui manque. Le claquement d'un talon contre son flanc. Le balancement des étriers de chaque côté de son anatomie. Le goudron d'une route de campagne où ses sabots claquent étrangement. L'odeur de la tendresse

         Arès freine sa course éperdue, trottine et revient au pas. Il se met à brouter, machinalement.  Le soleil tente une nouvelle fois de percer les nuages gris de ce mois d'avril.

         Soudain, comme alerté par un sixième sens, Arès cesse de brouter. Ses oreilles se redressent. Quelque chose l'observe. Ou quelqu'un. Comme un chien qui flaire le danger, il se tient immobile, aux aguets. De la vapeur s'échappe de ses naseaux. Son pouls s'accélère.

        Une silhouette se dessine près de la vieille barrière. Arès ne bouge pas. Une voix affaiblie par la distance lui parvient, faisant redresser sa tête instantanément.

-       Arès !

Cette voix : Louane. La façon dont la jeune fille prononce son prénom le rassure ; il n'y a pas de trace d'aversion et d'animosité. Il tourne lentement la tête vers elle. Aucun de ses muscles ne tressaille. Il ne doit pas paraître effrayé. Il est fort. Une pomme bien rouge, dans la main de Louane, colore son champ de vision. Une gourmandise !

Malgré la réjouissante perspective de croquer dans ce fruit acide, Arès reste de marbre. Il se souvient fort bien de la dernière fois où il s'était approché de la fillette.

Louane escalade la barrière usée et d'un bond leste se retrouve dans le champ, le territoire d'Arès depuis le drame. Arès…son cheval. L'animal qu'elle considérait ni plus ni moins comme un ami avant de le détester. Elle le détaille de la croupe à la crinière, prenant conscience que les soins de beauté dont il ne bénéficiait plus rendaient son crin crasseux et terne. Louane savait que son père s'occupait de l'alimentation et des soins vétérinaires mais là, en regardant ce spécimen équin, elle s'en voulut. Comment a-t-elle pu abandonner ce splendide animal ? 

Elle fait quelques pas vers Arès, sans vraiment se rendre compte que ses mains tremblent. Aujourd'hui, alors que le ciel gris de la Manche se gorge d'eau, elle est venue pour faire le premier pas.

Sa mère avait pardonné à Arès depuis des mois ; il était temps qu'elle fasse de même. Leur cheval avait été trop longtemps considéré comme l'unique responsable. Il était tellement facile de mettre tout sur le dos de l'animal. Un dos puissant qui n'hésitait jamais à la promener sur des kilomètres…

Elle se rapproche encore. Elle n'a pas peur même si les réactions des animaux restent incertaines ; elle en avait fait l'amère expérience. Doucement, Louane lève la main qui tient la pomme. Peut-être la gourmandise le rassurerait... Elle se remémore la fois où elle lui avait balancé une pierre et la honte l'envahit.

-       Arès ! appelle-t-elle.

Le trotteur semble hésiter quant à la conduite à tenir. Cette humaine qui revient vers lui aujourd'hui le laisse perplexe. Pourquoi ?

Contre toute attente, malgré la pomme et la voix familière, Arès décide de ne pas s'approcher. Il tourne la tête et s'éloigne au pas dans la direction opposée. Louane est troublée, presque vexée, par le comportement de son cheval. Est-il lui aussi rancunier ? L'animal a-t-il lui aussi des sentiments ? Il en a le droit. Ni les êtres humains ni les animaux ne méritent d'être ainsi délaissés. Il n'y a pire que l'obscurité de la solitude pour une âme qui aime la lumière.

Nouvelle tentative d'approche. Louane s'avance encore. Ses bottes crissent sur l'herbe mouillée. Sûre d'elle, elle ne se laisse pas accabler par l'impassibilité de son trotteur. Elle doit lui offrir son pardon, elle ira jusqu'au bout de cette action. C'est pour cela qu'elle est là aujourd'hui, non ?

Pardonner. Un mot plus facile à écrire qu'à mettre en pratique. Les mots de Catherine, sa maman, lui reviennent en mémoire.

«  Tu sais, Arès n'est pas seul en cause dans l'accident. J'en suis pour quelque chose, moi aussi. Cette fois-là, je montais à cru, tu te souviens ? J'ai tellement vu de chevaux se cabrer pour un oui ou pour un non que j'aurais dû prévenir le danger. Je n'avais pas mis les rênes et je n'ai pas eu le temps de m'accrocher à sa crinière …je suis aussi responsable. Peut-être sa punition a-t-elle assez durée ? »

Oh que oui elle se souvenait de cette fois-là ! Sa mère qui décide au dernier moment de monter Arès à la façon d'une amazone, ses longs cheveux bruns dansant dans l'air. Et Arès qui se cabre en une fraction de seconde, sans motif apparent. Et le cri de Catherine. Le bruit sourd de son corps qui tombe sur le sol. Les pleurs de sa mère et les siens. Son père qui court jusqu'à la maison. La sirène des pompiers quelque temps plus tard. La manière abrupte qu'à son père pour passer le licol à Arès et l'attacher près de son boxe. L'instant où l'on comprend que rien ne sera jamais comme avant. La seconde où tout bascule. L'instant où Arès porte bien son nom.

Dans la mythologie grecque, Arès est le Dieu de la Guerre et de la Destruction. C'est clair qu'il avait tout détruit dans l'âme de la petite fille de 12 ans ; y compris les jambes de sa maman. À cette époque, pour tous, l'animal était le seul responsable de ces conséquences dramatiques. Or, pendant les longs et douloureux mois de rééducation qui ont suivi sa chute, Catherine avait eu le temps de réfléchir. Une seule conclusion s'imposait à elle ; c'était un accident. Bientôt, elle quitterait ce fauteuil roulant pour de bon, elle l'espérait. Le temps était venu de tourner la page.

Catherine avait refusé de vendre Arès mais le regarder galoper alors qu'elle ne pouvait plus marcher la faisait souffrir ; Arès était libre, elle était prisonnière. L'éloigner avait été une solution provisoire qu'ils avaient finalement laissé s'éterniser. Aujourd'hui, ils devaient réapprendre à lui faire confiance. Ce cheval au tempérament attachant leur avait tant apporté avant tout cela ! Le plus difficile était de convaincre son mari et sa fille de tolérer le fait qu'un animal puisse redevenir sauvage quelques secondes. Chassez le naturel, il revient au galop. Qui peut certifier qu'un chien ne mordra jamais ? L'animal, même apprivoisé, reste un être vivant incontrôlable.

Incontrôlable, tout comme le ciel gris au-dessus de leurs têtes.  Une nouvelle averse guette. Louane ne s'en soucie pas. Arès non plus. Il fixe on ne sait quoi dans le lointain. Un chien jappe quelque part. Deux pies voguent vers de nouveaux horizons. La campagne se pare de son plus beau silence.

D'un pas aguerri, Louane s'approche encore. Elle contourne Arès afin qu'il prenne conscience de sa présence. Fier comme un roi, il attend.

À cinq mètres à peine l'un de l'autre, l'homme et l'animal se dévisagent.

-       Maman a raison. Tout n'est pas de ta faute.

Louane tend son bras une nouvelle fois, la pomme rouge brillante dans sa paume.

-       Tiens, c'est pour toi ! Je suis sûre que tu en raffoles toujours…sourit-elle.

Arès souffle, secoue la tête. Ses naseaux palpitent. Il ne comprend pas un traitre mot de ce que chante cette voix fluette mais il lui semble qu'elle est amène et presque bienveillante. C'est si bon !

En quatre foulées, il se retrouve tout près de la jeune fille. Elle reste immobile pendant qu'il renifle une épaule, les cheveux. Il ne succombe pas à l'appel du fruit défendu. La pomme attendra. Plus urgente est la récompense muette mais douce qu'il ressent enfin sur son chanfrein. Deux longues années de patience et de solitude mais au bout de cette longue chevauchée solitaire, c'est l'espoir qui reprend vie. L'espoir est partout ; dans la douceur de cette main qui voyage à présent sur son encolure, dans l'éclaircie qui se devine à présent dans l'immensité du ciel, à travers l'envol d'un oiseau qui semble cette fois applaudir de ses petites ailes la réconciliation entre l'homme et l'animal.

Toute la force du pardon est là ; dans cette capacité qu'ont deux êtres totalement opposés à se retrouver comme si le temps n'avait jamais passé, comme si les drames n'étaient que des épreuves qui révélaient l'intensité de la véritable amitié.

Arès se laisse câliner. Sa queue fouette une mouche invisible. Il sait et sent que sa retraite forcée deviendra un rouage de plus du passé. Combien de coucher de soleil avant de retrouver son pré, les odeurs agréables du jardin, celle du cuir d'une selle, la sensation de froid d'un mors dans sa bouche ?

Pour le moment, c'est le sucré de la pomme qui craque sous ses dents qu'il ressent. Plus que la gourmandise en elle-même, c'est cette main tendue vers lui qui l'émeut. Ce geste qui en dit bien plus long que les mots. Ce geste qui, échangé d'une espèce à une autre, définit parfaitement le langage universel.

-       Je dois y aller, prévient Louane. Je reviendrai bientôt.

Elle offre à son cheval une dernière caresse sur le toupet et pivote sur elle-même pour s'éloigner. Arès la suit doucement jusqu'à la vieille barrière érodée, ses sabots écrasant l'herbe mouillée. Avant de partir, Louane sourit. Il est tellement simple de faire le premier pas ! Pourquoi, quelques minutes plus  tôt, cela lui paraissait impossible ? La peur d'être rejetée, sans aucun doute.

-       A très vite, mon grand !

Arès suit des yeux Louane, légère d'avoir abandonné le poids de la rancœur. Lorsqu'il se retrouve seul, l'ombre de la solitude se disperse comme les nuages gris du ciel. Le plus difficile obstacle qu'il eut à franchir avait été de ne jamais renoncer, de croire encore, de souffler sur la flamme de l'espèrance. Saut réussi. 

Heureux, il se met à hennir de longues minutes. Comme un cri de joie qui se répète dans un écho. Au pas, puis au trot, Arès se libère de ce délaissement oppressant qui avait perduré pendant deux années. Puis, la tête haute, il entreprend un galop salvateur. Arès est libre, l'espoir au galop.

Et quelque part, une voix délicate restée trop longtemps muette se remet à fredonner… 

Floriane AUBIN

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