A LA CREVETTE MENTEUSE - Du bluf de la pêche à pied

John Wesley Northridge

En Bretagne la plage descend.

Ceinte d’un collier de rochers armés de maisons bourgeoises bien construites, c’est « la » plage parce qu’il n’y en a qu’une à descendre comme ça, toute blanche avec ces masses grises autour qui lui font comme une barbe. Recouverts de goëmons les rochers, mais pas jusqu’en haut. Parfois on les voit et puis plus, la mer est montée dessus. Plus bas, à perte de vue, d’autres amas de cailloux, de flaques et de mares grandes ou petites. Ils serpentent entre les sables. Parfois on les voit et puis plus, le ciel est noir. Certains, des îles matelassées d’herbes douces sont piqués de fleurs bleues, jaunes, ou roses, et d’oiseaux. Tous portent un nom à eux, donné par les gens d’avant et puis ceux d’avant et encore ceux d’avant. La Tortue, le Peigne, l’Ile verte, Callot ou Ricard et l’Ile aux Dames. Beaucoup plus loin encore, rarement découvert, le jardin d’Eden. Un paradis presque perdu dont le nom glorieux se fond dans la mémoire collective. Accessible en bateau, prévoir son pique-nique avec un coup de rouge, une journée entière. Le coffre-fort du pêcheur, le palace des crevettes. Là où ma grand-mère se laisserait bien prendre par les eaux, chameau parmi les  chameaux pour les siècles et des siècles.

Les Mecheyères : rien que de le prononcer ce nom elle frétille, s’allume une gauloise bleue et se ressert un porto. Car en Bretagne là où la plage descend, la pêche est un sport national, une religion aux règles très complexes dont on est, ou on n’est pas.

On reconnaît le pêcheur -le vrai- à la qualité de son mensonge quand pointent les grandes marées. Comme aux champignons, chacun possède « son coin » secret. Bizarrement, lorsque l’horaire des marées indique un coefficient supérieur à 85, le petit monde des pulls et des cirés alanguis sur les serviettes de la Grêve s’évapore. Plus personne sur la plage pour guetter à la jumelle l’arrivée ratée du cousin au corps-mort de son bateau. Rien que de jeunes mamans qui surveillent les pâtés de leurs petits et des vieilles dames qui tricotent sur des fauteuils penchés.

Mais où sont-ils ? Tous les oncles, les tantes, les amis en tout cas les visages familiers, et ma mère, et ma grand-mère ?  On regarde mieux. Un étrange ballet s’engage au bas de l’eau : entre les mouettes à l’horizon se dispersent de drôles d’oiseaux mouillés, vêtus de pillous. Car un vrai pêcheur ne ressemble à rien, c’est un principe, c’est pour tromper l’ennemi. Il enfile son panier de plastique fixé par des ficelles par-dessus son pull à trous et porte son havenau bien calé au côté, les pieds flic-flaquant dans des baskets sans lacets. Il atteint son coin secret après quelques détours d’entourloupe. Il ne dit pas « je vais à la pêche » mais « je vais à la crevette » et d’ailleurs il ne le dit pas. Il s’arrange pour partir seul, soupçonneux et discret, plus tôt que les autres. Et parfois tout le monde a eu la même idée. Le pêcheur jauge alors de loin la concurrence et peste lorsqu’il reconnaît derrière un rocher le galure jaune de la voisine. Une lutte sans merci s’engage, où l’art du bluff tient du poker menteur.

« T’as quelque chose ? moi c’est nul aujourd’hui, je vais pas rester je dois aller chercher mon fils au train » crie le premier.

-Moi je vais aller aussi, y’a foule, j’ai pris que des épingles, je vais essayer plus loin » elle hurle, faisant mine de partir. Et chacun retourne à sa pêche en se tournant le dos, et chacun jubile et fulmine au rythme du profil de l’autre surveillé de loin qui se plie et se déplie, glissant les bestioles dans la rainure de son panier, parfois pour rien mais pour avoir l’air. La population des crevettes s’échelonne de l’épingle (qu’on rejette à l’eau) au chameau (le fameux), se retrouvant parfois en bouquet au fond du filet, parmi les algues et les petits cailloux. Et là c’est le jackpot.

La remontée de la plage connaît aussi son rituel propre, le passage obligé par la plage où l’on cabotine un peu. L’air modeste, on entr’ouvre le panier, soulevant la brassée de goëmons sous lesquels tressautent les crevettes, la pesée au gramme près ensuite, et puis l’heure de l’apéro pris au coin du feu car c’est août mais il fait froid. Et bientôt  dans les assiettes se dessinent deux tas bien rangés de carcasses cramoisies, la tête et les antennes d’un côté, toutes rangées dans le même sens, et toutes les queues de l’autre avec les miettes de pain-beurre.

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