A la manière de M.L.
campaspe
Anna admirait les gravures de F. à un point tel qu'un week-end elle était partie sur la base d'indications floues pour essayer de trouver son atelier perdu dans les montagnes, mais elle n'avait pas réussi à trouver l'appentis où il travaillait.
L'année suivante elle avait fait connaissance de plusieurs de ses amis peintres qui lui avaient proposé de les accompagner lorsqu'ils décidèrent d'aller voir sa dernière exposition. Elle n'hésita pas une seconde et prit une journée de congé pour faire enfin la connaissance de F. Sur tout le chemin, dans la voiture on plaisanta le caractère impossible et le goût pour les lieux retirés de l'artiste, mais tous reconnaissaient son génie. Anna restait silencieuse, se demandant comment se passerait la rencontre alors que la voiture grimpait les chemins de montagne.
Ils arrivèrent finalement dans un hameau où avait été bâtie une salle d'exposition jouxtant l'église. L'endroit était loin de tout et Anna pensait que F. passait sans doute là en solitaire toutes ses journées. Mais si l'artiste était bien là, il était loin d'être seul. Il était au contraire entouré d'une cour uniquement masculine qui commentait ses œuvres. Anna se demanda ce qui avait bien pu tous les pousser à faire un aussi long trajet dans l'unique but de voir cette exposition, tout en se disant que pourtant c'est ce qu'elle même et ses amis avait fait. Elle se posa un instant la question de sa légitimité à être là. Elle se demanda aussi si, bien que marié, les goûts sexuels de F. n'allaient pas plutôt vers ses congénères. N'étant ni peintre, ni critique d'art, ni même amatrice éclairée elle eut la curieuse impression que sa présence à cette exposition n'était pas légitime : Elle ne savait pas commenter les gravures exposées, elle ne savait que les apprécier, et n'aurait su dire pourquoi elles parlaient avec une telle force à son imagination, l'obligeant presque à suivre du doigt le trait fin délimitant la pente où paissaient des brebis et à la forçant à imaginer le mouvement de la main qui avait gravé la plaque de cuivre.
F. l'aperçut et afficha sur son visage le sourire qu'il réservait à ses potentiels clients en se dirigeant vers elle. Il la regardait droit dans les yeux et sous se regard impérieux elle ne trouva pas la force de détourner les yeux. Il l'interrogea sur ce qu'elle pensait de ses gravures et elle ne put que murmurer quelques banalités, mais cela fut suffisant pour que F. se lance dans une longue diatribe visant à expliquer son travail. Elle aurait bien du mal à dire aujourd'hui ce qui avait été raconté, et pourtant sur le coup les paroles qu'utilisait F. pour décrire ses travaux lui parurent d'une pertinence absolue. F. l'avait sans doute identifiée au premier coup d'œil comme l'une de ses admiratrices et il ne la quittait plus. Elle se demanda la raison de ce comportement : était-ce pour vendre une de ses œuvres qu'il faisait un tel forcing alors qu'elle l'aurait volontiers acheté sans tout ce cirque ? Était-ce pour éviter de parler à ses congénères qu'il devait rencontrer régulièrement au gré des expositions où ils participaient tous ? Ou bien était-ce, et elle inclinait à cette explication là, pour le pur plaisir de séduire, non pas de la séduire elle, mais de tester sur un autre individu du genre humain son pouvoir de séduction ?
Elle resta tout l'après midi dans la salle d'exposition, écoutant le Maître raconter son travail. Elle n'aurait pas trop su décrire l'effet que produisaient sur elle les paroles de F. Elle le laissa parler sans répondre, non par ennui, mais parce que ses paroles avaient un pouvoir hypnotique et calmant et ne demandaient pas de réponse.
En repartant le soir elle eut l'impression d'avoir passé mille ans dans la petite salle d'exposition, mais de ne pas avoir articulé plus de dix mots. F. lui avait extorqué la promesse de passer le voir dans son atelier dès le week-end d'après - elle avait enfin récupéré l'adresse exacte - d'un ton qui ne souffrait pas de refus. Forcée à l'obéissance par une volonté qui la dépassait, elle se sentait incapable de manquer à sa parole.
C'st ainsi qu'elle se retrouva ce dimanche après midi dans le petit bourg de B, conformément à ce à quoi elle s'était engagée. Elle se rappela ses premières tentatives pour trouver l'atelier qui étaient restées vaines. Son état d'esprit était bien différent que celui de sa première visite dans le petit village. Ce n'était plus l'espérance de découvrir un artiste qu'elle admirait qui la motivait mais simplement l'impérieuse nécessité, qu'elle n'aurait su justifier, d'obéir à la convocation qui lui avait été faite.
F. lui fit visiter en détail son atelier de gravure et d'imprimerie. Il lui montra les lourdes plaques de cuivre qu'il polissait avec soin et sur lesquelles il dessinait à l'envers la scène qu'il souhaitait reproduire. Il lui montra combien la morsure de l'acide différait de celle du burin. Il lui expliqua les différentes étapes du tirage, l'encrage de la plaque, la façon dont il posait le papier et dont celui-ci écrasé par la presse buvait l'encre grasse ce qui évoqua à Anna une scène de torture par simulation de noyade. L'appentis sentait l'acide et l'huile. Le terme d'épreuve lui sembla bien choisi pour décrire l'image qui sortait de la lourde presse.
F. avisa Anna qu'il viendrait lui rendre visite dans la semaine. Il ne lui vint pas à l'idée de refuser. Il lui sembla au contraire que la suite de l'histoire était déjà écrite. Il arriverait, l'embrasserait, la déshabillerait et ils feraient l'amour chez elle. Il ne lui dirait aucune parole tendre et elle n'aurait sans doute pas envie d'en entendre, sachant qu'elle n'y croirait pas. Elle ne refuserait pas, mue par cette même nécessité d'obéissance impérative qu'elle ne s'expliquait pas elle-même.
Cette visite se passa de la façon prévue et fut suivie de plusieurs autres. Sans pour autant se réjouir de ces entrevues, Anna ne trouvait pas désagréables les visites de F. Mais lorsqu'elle essayait de se raconter à elle-même ce que ces rendez-vous suscitaient en elle, elle ne parvenait pas à faire coller à ces moments des termes liés à des sentiments d'amour ou de tendresse. Le mot de désir semblait mieux convenir et aussi toujours, encore, celui d'obéissance qu'elle jugeait pourtant peu approprié car après tout F. n'avait rien ordonné. Mais tout se passait comme si elle n'était pas en mesure de refuser ces visites, eusse-t-elle souhaité le faire.
Quelques semaines passèrent ainsi, rythmées par les passages réguliers de F. Il téléphonait la veille, annonçait son arrivée et il n'était concevable ni pour l'un, ni pour l'autre qu'elle ne fût pas en mesure de se rendre disponible. Ils faisaient l'amour, elle allait lui cuisiner un de ses plats favori choisi dans une liste réduite, puis il sortait voir quelques amis ou bien il lui enjoignait de prendre un crayon pour une leçon de dessin. Elle se jugeait privilégiée d'avoir F. comme professeur. C'était peut-être dans ses moments qu'elle l'appréciait le plus.
Quand F. ne pouvait venir lui rendre visite, il lui téléphonait, presque chaque jour. Anna ne se faisait guère d'illusions : ces appels réguliers n'avaient pour but que de s'assurer qu'elle était là à sa pleine disposition et non de lui parler d'amour, mot qui n'avait d'ailleurs jamais été prononcé et qui aurait semblé inadéquat voire bouffon. Anna acceptait cette tyrannie qui ne lui pesait pas car elle n'avait rien à cacher à F.
Un matin, elle dut s'absenter tôt de chez elle pour des raisons professionnelles et elle ne manqua pas de prévenir F. que, pour une fois, elle serait indisponible, étant en réunion toute la journée. Mais à partir de neuf heures des appels téléphoniques se succédèrent toutes les cinq minutes actionnant son vibreur. Inquiète, se demandant si une urgence s'était présentée, elle finit par sortir de la salle pour prendre l'appel. F. lui demandait des comptes : il disait avoir appelé ce matin là tôt chez elle et être tombé sur un interlocuteur masculin qui avait raccroché sans répondre à ses questions. Il sembla évident à Anna que F. avait fait un faux numéro, mais quand elle lui exposa son point de vue, F. explosa en invectives, l'accusant de l'avoir trompé. Elle eut beau lui faire remarquer qu'à l'heure où il avait appelé elle était déjà en réunion, il ne voulut rien savoir, demandant encore et encore avec qui elle avait passé la nuit.
Il est difficile de décrire ce qui se passa soudain dans l'esprit d'Anna, sinon la soudaine et impérieuse nécessité de se débarrasser enfin de cet asservissement auquel elle avait consenti pourtant sans même se poser de question. L'accusation injuste qui avait été proférée avait eu comme effet sur Anna de la précipiter brutalement dans le réel, de lui faire retraverser le miroir. Presque mécaniquement elle lui répéta qu'elle avait été seule cette nuit là, comme toutes les autres d'ailleurs quand il n'était pas chez elle. Comme il mettait, une fois encore, sa parole en doute, elle lui dit posément qu'ils n'avaient plus rien à faire ensemble et elle raccrocha.
Elle ne repensa à cet épisode que le soir une fois rentrée de sa réunion. Elle ne ressentait aucune joie à avoir fait cela, mais aucun regret non plus. Elle avait toujours su que cette histoire était destinée à se terminer ainsi, qu'un jour elle secouerait la tutelle pesante qu'il lui avait imposée et qu'elle reprendrait sa liberté.
Très bien écrit et fort instructif sur l'art de la gravure.
· Il y a plus de 8 ans ·Anna a bien fait de reprendre sa liberté! Les gens jaloux et possessif sont à éviter.
divina-bonitas
A t-elle vraiment repris sa liberté, ou est-elle, sans le savoir, encore sous son emprise ? Une histoire intéressante...
· Il y a plus de 8 ans ·Louve
Merci de votre commentaire.
· Il y a plus de 8 ans ·Ce texte est une fiction écrite "à la manière" d'un écrivain dont j'avais apprécié les nouvelles. Difficile donc de dire ce que le personnage ferait.
Mais vous posez une question intéressante : dans la vraie vie l'histoire peut-elle se terminer ainsi et même se dérouler ainsi ? à vrai dire c'était aussi la question que je m'étais posée en lisant les nouvelles que j'avais voulu imiter
campaspe
A mon avis, cela doit dépendre de la force ou la faiblesse de la personne en question ? A quel point est-elle sous l'emprise de quelqu'un ? On ne peut savoir en effet.
· Il y a plus de 8 ans ·Louve
qui est ce M.L. ? Ce qui est certain c'est que ce n'est pas moi, même si j'ai les mêmes initiales !.. C'était juste un petit trait, qui se voulait humoristique !
· Il y a plus de 8 ans ·Louve