A LA RECHERCHE DE TOUT CE TEMPS PERDU.

franck75

À la recherche de tout ce temps perdu

    Je m’en veux, je m’en veux, bon Dieu qu’est-ce que je m’en veux… Avoir vécu toutes ces années sous l’emprise d’un tel mensonge ! C’est à pleurer de rage. Et pas un mensonge venu d’autrui, non, un mensonge que je me suis infligé à moi-même, tout seul, comme un pauvre idiot… pendant plus de trois décennies.

    Quel mensonge ? Et bien voilà, je vais vous le dire : dans ma vie, j’ai toujours préféré les femmes intelligentes aux jolies filles.  Ou dit autrement, j’ai toujours tenu les têtes bien remplies pour supérieures aux jolis minois. Ah bon, s’étonnera-t-on, mais ce n’est pas incompatible pourtant. Une femme peut être belle et intelligente, comme à l’inverse elle peut être laide et stupide ! Je le sais, je le sais bien, mais depuis peu hélas…

    Sans doute à l’origine est-ce chez moi la volonté de rompre avec ce machisme et cette misogynie qui nous caractérisent, nous les hommes, depuis la nuit des temps, mais je tiens en très haute estime le genre féminin. Contrairement à Baudelaire qui prétend qu’” aimer une femme intelligente est un plaisir de pédéraste ”, moi j’ai toujours goûté l’échange, pas simplement charnel, mais aussi intellectuel avec les femmes. Et sur ce point, je n’ai pas changé d’avis. La seule chose est que, dans ma quête qu’on pourrait qualifier de féministe, je n’ai pas su m’affranchir d’un dernier préjugé : celui qui veut qu’une jolie fille soit forcément idiote.

    Ce mensonge, car il s’agit de lui, a eu cette conséquence navrante que les jolies filles, tout au long de ma vie, je n’ai eu de cesse de les tenir à distance. Ces créatures tellement gâtées par Dieu ou la nature, je les regardais comme une image anachronique et dégradante de la féminité.

    On imagine combien je m’en mords les doigts aujourd’hui...

    Car, je vous prie de le croire, j’avais alors tous les atouts pour séduire. J’étais bien fait de ma personne, grand, mince, aimable, charmant… On me comparait alors, ne riez pas, à Alain Delon dans Plein Soleil. Bon sang ! Quand je repense à toutes ces occasions manquées, ça me rend fou… Me reviennent en pleine figure ces images de soirées où, ignorant les jeunes beautés qui me lançaient des oeillades, je réservais mes attentions à des créatures sans grâce. Des heures durant je parlais avec elles, de choses souvent très ennuyeuses mais qui flattaient mon ego de mâle progressiste. Combien en ai-je connu de ces femmes ? Combien en ai-je serré dans mes bras ?

    Qu’on ne s’imagine pas en effet que je n’avais avec elles que des liens cérébraux. Elles au moins, me disais-je, avec leurs disgrâces et leurs kilos en trop, ce sont de vraies femmes ! avec de vrais désirs sexuels ! Et je n’étais pas loin de penser que les jolies filles, ces êtres presque immatériels à force de perfection, n’étaient pas seulement bêtes à mâcher du chewing-gum mais aussi à demi frigides... Non mais, quel crétin j’étais !

    C’est ma femme, Aurélie, qui m’a ouvert les yeux. C’était devant des images de la nouvelle miss France.

    - Tu as vu cette potiche, ai-je fait.

    - Potiche, potiche, elle a quand même eu la mention très bien au bac et elle fait médecine, a rétorqué mon épouse. Mais où as-tu vu qu’une belle fille est forcément une idiote ?

    En un instant, le mensonge sur lequel s’était bâtie ma vie s’est écroulé.

    J’ai regardé Aurélie. Elle n’avait jamais été jolie, mais aujourd’hui, je la trouvais franchement moche en plus d’être vieillie.

    Le soir même, j’ai fait ma valise. J’ai simplement dit à ma femme que j’étais passé à côté de ma vie et qu’il fallait que je me ressaisisse.

    Sans réfléchir plus loin, j’ai eu envie de remonter le temps, de partir à la recherche du temps perdu, de tout ce temps perdu… Qu’étaient-elles devenues, mes jolies soupirantes ? Toutes ces filles dont curieusement le souvenir s’était imprimé dans ma mémoire. Il me fallait en revoir certaines. J’ai eu recours pour cela à de vieilles connaissances, et à ce site aussi : Copains d’avant.

    J’ai revu Daphné dans un café de St Germain. C’était la plus belle fille du lycée autrefois. Tous les types en étaient dingues. Elle me glissait en vain des mots doux en classe de français, avec au moins une faute d’orthographe par ligne. Mon Dieu ce qu’elle avait changé ! Elle ressemblait maintenant à notre prof de maths… Elle a eu l’air ému de me retrouver, mais j’ai compris assez vite qu’elle était esseulée et dans une mauvaise passe financière.

    J’ai rencontré ensuite Catherine, Laurence, Bénédicte, Sylvie, Nathalie… des anciennes condisciples ou collègues de début de carrière, qui avaient en commun d’avoir été mignonnes et de m’avoir convoité. Elles étaient toutes méconnaissables. À se demander si celles qui ont été belles et qui ne le sont plus ne sont pas moins attirantes encore que celles qui ne l’ont jamais été.

    La vérité m’oblige à dire que je ne soulevais pas chez elles non plus un grand enthousiasme. Car j’avais bien changé… J’avais grossi, mon crâne s’était dégarni, je marchais courbé sous l’effet d’une sciatique récurrente. D’Alain Delon jeune, je n’avais conservé au mieux que la couleur des yeux et le signe astrologique.

    Si j’en avais douté, c’est Chloé, une fille connue vingt-cinq ans plus tôt dans un club de gym, qui me l’a bien fait sentir. Elle-même était restée étonnamment fraîche et désirable, et j’ai imaginé un instant lui faire des avances. Sa grimace m’en a vite dissuadé, ainsi que cette poignée de main qui a ouvert et conclu notre bref échange.

    J’étais déprimé. Est-ce en espérant un miracle ou pour me faire sentir davantage encore la cruelle fuite du temps, mais j’ai eu alors une idée saugrenue : celle de m’inscrire sur un site de rencontres en affichant des photos de moi à vingt ans. Ainsi, je me rendrais mieux compte des femmes que j’avais laisser filer à l’époque.

    Le résultat a dépassé mes espérances… Des blondes, des brunes, des rousses,  toutes plus jeunes et mignonnes les unes que les autres et qui toutes insistaient pour me connaître. Presque au hasard, j’ai jeté mon dévolu sur une grande blonde, étudiante en droit, et je lui ai fixé rendez-vous dans un café du Marais.

    Posté à cinq mètres d’elle, je l’ai observée pendant une vingtaine de minutes. Sa beauté était à couper le souffle.  Visiblement elle s’était préparée avec soin pour ce rendez-vous et semblait en attendre beaucoup. Régulièrement, elle sortait de son sac à main un miroir de poche pour vérifier son maquillage, ou bien consultait son portable. Une fois, son regard est passé sur moi sans marquer de réaction. Quel retard était-elle prête à supporter pour faire ma connaissance ?… J’ai abrégé son calvaire - et le mien - en prétextant par sms une angine ; j’ai failli dire une angine de poitrine tant mon cœur se serrait.  Elle s’est mordu la lèvre. “ Ça tombe bien, a-t-elle répondu, moi aussi j’ai eu un empêchement ” Et je l’ai regardée sortir du café, elle et sa jolie bouche, elle et ses jolis seins, elle et ses jolies fesses bien rondes… Le supplice de Tantale à l’état pur.

    J’ai erré une bonne partie de la soirée dans Paris, puis je suis rentré chez moi.

    - Pardonne-moi, ai-je seulement dit à ma femme.

    Aurélie m’a ouvert la porte en soupirant, et dans son regard plein de charité, j’ai cru lire :  Tu étais beau, tu ne l’es plus. Tu étais con, tu l’es resté...

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