À l'infini

Pierre Magne Comandu

Quand il n'y aura plus nous,


Ni les femmes ni les hommes, les enfants, les vieillards,

Les amoureux de vingt ans sous la couverture bleue d'un lit-bateau de bois,

Les jeunes mariés sous les rayons brûlants du soleil, un été, sur la route de campagne d'un village d'Ardèche,

Les vieux amants enlacés à l'heure ultime, tandis que la voix lancinante de Brel tourne au tourne-disque,

Le sourire et la voix, claire, d'enfant d'une barista du Starbucks Lafayette, 

Les pleurs d'une petite fille, trébuchée sur une barrière de la jetée Thiers au bassin d'Arcachon, 

Les dents carnassières de Marine Le Pen aux portes du pouvoir,

L'orateur Mélenchon et les larmes de victoire quand se relève la Grèce,

Les va-et-vient, profonds, des intonations chaudes et les phrases avortées de la voix d'Adèle Haenel,

Et puis les lèvres pâles, épaisses et la poitrine de Scarlett Johansson,


Il y aura toujours la mémoire et les noms.

Quand il n'y aura plus ni la mémoire ni les noms,


Ni la voix d'Imagine bercée de beuh dans un vieux van, ni le piano de The Sound of Silence bercé des yeux fermés une nuit,

Les va et les vient entre les mains de Gainsbourg et les reins de Bardot et leur respiration,

Les chœurs d'enfants yiddish et les vieillards hébreux dans les films de guerre,

Les hommages d'Israël aux noms, sculptés, dans la pierre de Yad Vashem,

Les rouleaux de la Torah, les vers des Évangiles, les sourates du Coran,

Le souvenir des employés des tours du 11 septembre, des passants du métro dans la rue de Charonne, des crayons du 7 janvier,

Les déclamations baroques de Corneille, les passions de Racine, les spectacles de Hugo, les rires de Feydeau,

Et puis l'odeur des vieux livres et les pages de Proust,


Il y aura toujours et le ciel et la terre.

Quand il n'y aura plus ni le ciel ni la terre,


Ni les galets normands enveloppés de l'écume, ni le souffle du vent sur les plaines de Shannon,

Le soleil quand il perce à l'aurore les ruines poussiéreuses de l'antique Palmyre, et le soleil couché fondu sur Babylone,

Les temples du Viêt Nam, sculptés de pierres en pierres et recouverts de feuilles,

Les reflets sur les arbres, et sur les ponts de singe du delta du Mékong,

La glace, les neiges, et le blizzard au plus haut point de la terre sur le sommet de l'Everest,

Les hauts plateaux en surplomb de la frontière du Népal, la surface abrupte de l'Annapurna, et le pied terreux du Lhotse,

Les pyramides au crépuscule disparues dans les tempêtes de sable et le Nil, asséché,

Les ziggurats sumériennes enfouies, entre les rives du Tigre et les rives de l'Euphrate,

Et puis les eaux limpides et les bords silencieux du lac de Tibériade,


Il y aura toujours l'espace, les étoiles.

Quand il n'y aura plus ni l'espace ni les étoiles,


Ni les éruptions solaires de la taille de l'Everest, ni les quinze millions de degrés de son cœur,

Les cratères glacés et brûlés de Mercure,

Le bleu et les vents azurés de Neptune,

Le vide, le noir, et le vertige qui séparent Pluton, abandonnée, de nous,

Les bras et filaments à la fin d'Andromède,

Le feu, bleu et le feu, rouge, des naines Sirius et de la géante VY dans les lignes constellées du Grand Chien,

Les champs magnétiques des astres quand ils dévient les vents, comme les vagues se brisent contre la proue d'un bateau,

Le Grand Mur de Sloan et l'amas de quasars vers les confins de l'univers observable,

Les jets de matière, longues traînées bleues des radiogalaxies, cinq millions d'années-lumière,

Les blazars blancs et les trous noirs, deux milliards de fois la masse du Soleil,

L'expansion et puis

L'effondrement et puis

Le retour au Big Bang et puis

Les cordes et les quarks et la distance de Planck,

Et puis le vide et puis


Quand il n'y aura plus rien,

Alors,

Alors,

Alors


Nous recommencerons.

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