A l'intérieur

abelard

A l’intérieur

Ils grandissent ; croissent sans cesse – pourtant – personne n’en a conscience. Dans le temple sacré de nos entrailles, tout est automatisme, se peut-il qu’il-y-ait une conscience individuée qui joue à un jeu meurtrier.  J’en ai la certitude en cet instant ou la chose qui croit dans ma poitrine veut briser les barreaux de sa cage de chaire éphémère.

Non.

Je dois reprendre au début.

Mon nom est sans importance, je ne suis qu’un homme parmi tant d’autres. Appelez-moi Damien, j’ai toujours aimé ce prénom. Je ne suis pas le genre d’homme sur lequel on se retourne dans la rue et j’aime d’ordinaire plutôt ça… mais cette fois, c’est différent. Mon corps convulse, il avance par reptation sur le sol crasseux de cette ruelle sombre comme s’il était mu d’une volonté propre. Mon agonie me propulse vers le boulevard alors que je laisse une trainée chaude de sang derrière moi. À chaque mouvement, je m’efface un peu plus au profit de celui qui vient.

Nous sommes le 1 Novembre, il est près de deux heures du matin et je vais mourir.

Comment tout cela a commencé ? Mon esprit fuit mes derniers instants. Nous sommes le matin du jour précédent, je suis en train de prendre mon petit-déjeuner favori à la « Maison de la gaufre » : Crêpes au sirop d’érable accompagnées d’un jus de grenade bio. Mon fils unique de neuf ans – appelons-le Patrick – est étrangement plus attaché aux traditions que je ne l’ai jamais été. Je me souviens très bien de notre conversation de hier matin. Il dévorait un beignet trop gras entrecoupé de larges rasades de soda.

-« Les citrouilles papa ! Pourquoi tu veux pas qu’on se joigne au club ? On va battre le record cette année ; on devrait dépasser les trois cents avant ce soir, tu verras ! Ça va être marrant… allez quoi !! ».

-« Tu m’embêtes, plus personne ne fête Halloween de nos jours, c’est ringard maintenant », avais-je répliqué calmement en m’essuyant la lèvre inférieure avec une serviette en papier. Il allait insister c’était sur, il gagne toujours.

-« On va jouer du couteau avec plein de mecs sympas, tu verras. Ah oui ! y’aura des filles aussi ; t’en trouveras peut-être une canon, qui sait ? ». Jouer avec les hormones du jeune divorcé. Petit malin va !

-« Okay garnement ! Je vais t’accompagner rien que pour éviter que tu ne poignardes quelqu’un par inadvertance. Tu te coupes toujours dès que tu touches à une lame toi… ». Les grands yeux implorants s’étaient mués en un regard satisfait.

-« Ça marche ! À ce soir papa… Tu connais l’adresse de l’entrepôt ? ».

-« Oui, oui. Je serai à l’heure, t’inquiètes ». Il avait déjà détalé sur son skate-board.

Je ne me souviens déjà plus de la journée qui a suivi. Je vomis du sang alors que je ressens le long de mes bronches des filaments durs se frayer un chemin vers ma bouche. Elles grouillent dans mes alvéoles pulmonaires, je le sens. Elles palpitent, éclatent et en une secousse  je pousse un râle alors que les choses crachent une nuée de spores fétides dans l’atmosphère de la ruelle. L’air se teinte d’orange alors que je vois passer, insouciants, une poignée de gamins déguisés en sorciers ou vampires. Ils ne m’ont pas remarqué alors que je suis en train d’atteindre le boulevard. C’est bientôt la fin, j’en ai déjà été témoin, c’était il y a quelques heures.

Le soir. Le soleil couchant jette des lueurs mordorées sur l’entrepôt à l’extérieur de la petite ville. J’aime flâner, et plus que tout, j’aime cette ville. Ai-je eut un pressentiment à cet instant ? Non. Une rumeur s’élève  sur les bâtiments jumeaux où a lieu l’événement. Il fait un peu froid, je ne suis en fin de compte pas mécontent de pousser la porte rouillée de l’entrepôt, allons massacrer quelques citrouilles.

À l’intérieur, l’atmosphère est surchauffée et bruyante. Plusieurs dizaines de familles jouent du couteau, cernées qu’elles sont, par une myriade de cucurbitacées qui s’offre à eux telles des victimes consentantes.

TCHAC.

-« PAPA ! Viens pas là ! », Patrick bat des bras frénétiquement en m’apercevant. Je le rejoins tout en saluant la foule de voisins et d’inconnus qui s’appliquent là – tout à leur besogne – à faire jaillir la chair orange et molle.

TCHAC-TCHAC.

-« Combien ? ».

-« Sais pas… Peut-être cent. La soirée fait que commencer ». Il pointe sa longue lame en acier en direction d’une jeune femme vêtue d’un jean moulant et d’un simple t-shirt fortement imbibé de jus de citrouille. Jolie. L’inconnue aux yeux noisette lève les yeux et me sourit. Mon roublard de fils fait de même et plante derechef son couteau dans une nouvelle victime.

TCHAC-TCHAC.

Un adolescent attire tout de suite mon regard. Ses mouvements sont lents, imprécis. J’ai remarqué sa présence car il se trouve juste en retrait de miss t-shirt mouillé. Ses yeux sont humides et il transpire abondamment. Un drogué, ou simplement un gamin incommodé par la moite chaleur du lieu.

TCHAC-TCHAC-TCHAC.

Je me décide à prendre moi-même une lame posée à ma droite. Patrick me passe une citrouille borgne et grimaçante comme modèle. L’adolescent d’en face pousse un léger glapissement, il vient de se couper profondément au pouce et un flot ininterrompu de liquide carmin s’écoule de la blessure. Très vite, le secouriste de service accourt avec une volumineuse trousse de secours. Patrick à accéléré le mouvement et s’acharne avec force sur sa troisième citrouille depuis mon arrivée. Des graines mêlées de lambeaux colorés nous éclaboussent tous deux, il ne voit rien, n’entend rien.

La petite foule compacte s’agglutinant manque d’étouffer le pauvre jeune qui gémit alors que l’on lui procure les premiers soins. Je me redresse subitement, l’air devient irrespirable, je m’étouffe. En tambourinant sur ma poitrine, j’arrive à extirper un râle salvateur qui dégage mes voix respiratoires. Patrick verse une larme alors qu’il joue de plus bel de son couteau. Cinq en moins de vingt minutes, il veut battre le record.

TCHAC-TCHAC-TCHAC.

-« Laissez-moi un peu de place, laissez-le respirer, on étouffe ici ! allez ! retournez à vos citrouilles, tout va bien ! ». L’homme entre deux ages qui s’occupe du blessé ne voit pas que celui-ci convulse subitement alors que les petites mains d’Halloween s’éloignent enfin. Puis c’est  la libération. L’adolescent se cambre avec violence alors que ses joues se gonflent sous la pression. Avec ses lèvres bleues et ses yeux exorbités, l’on dirait une représentation médiévale d’un des quatre vents répandant le simoun sur le désert. Il expulse enfin un mélange de gouttelettes de sang mêlé d’une soupe de fine particules orangées. Les cris qui fusent extirpent de sa torpeur mon fils, un vent glacial parcours l’assemblée.

-« Mon Dieu !! ».

Le jeune homme tombe brutalement raide mort sur le sol bétonné et froid de l’entrepôt. Le secouriste recule horrifié, la rumeur enfle, tout le monde demeure pétrifié. Seul le cadavre frais de l’infortuné semble vouloir bouger. Sa poitrine – face contre sol –se meut par à-coups pour que celui-ci puisse se retourner, observer une dernière fois les millions de spores se répandant dans l’air. La mort volante portée par les pales du petit ventilateur situé au plafond, veillant à ce que son funeste fardeau soit bien disséminé dans chaque recoin du bâtiment. Seule notre ignorance nous empêche de paniquer plus. Très vite, toute activité cesse et l’endroit est évacué. Le pompier de service et le secouriste semblent paradoxalement plus touchés que les autres.

-« On s’en va fiston… ».

-« Je ne me sens pas très bien P’pa ». Patrick est blême ; rien d’étonnant vu ce qui vient de se passer.

-« Tout va bien. Viens ! je vais t’aider ». Je soulève le corps pantelant de mon fils. Il me semble alors plus lourd qu’a l’accoutumé. Pourquoi fait-il aussi chaud ici ?

Le mouvement s’accélère, les gens courent à présent, le lugubre bâtiment se vide dans un élan de panique naissant. Ce corps mort qui continue à convulser défi le bon sens commun – et cela – les êtres humains le fuit plus vite que la peste. Nous sommes à mi-chemin de l’entrée principale quand les frêles restes du jeune homme se retournent dans un craquement d’os retentissant. Sa poitrine s’est ouverte telle une fleur annonciatrice de mort et un gigantesque et improbable bouquet orangé trône en son centre. La « chose » informe danse légèrement et s’ouvre en corolles successives qui libèrent à leur tour un peu plus de spores dans l’air déjà saturé. Nous prenons nos jambes à notre cou dans un concert de hurlements en tout genre. Une terreur sans nom se répand dans le quartier telle une traînée de poudre crépitante.

Joyeux Halloween à tous et toutes.

Nos cris sont mal interprétés par deux citadins sur trois qui pensent innocemment qu’il s’agit d’un énième happening dédié à la fête des morts. Patrick et moi nous éloignons rapidement de la meute hurlante pour nous réfugier dans une ruelle plus calme pour reprendre notre souffle. Mon fils semble justement en manquer et sa respiration se fait rauque comme un vieux fumeur de la première heure. J’ai envie de fuir sur le champ, envie de laisser tomber là mon propre fils. Je suis un lâche et je vais probablement y laisser la peau ce soir…

-« Économise tes forces fiston ! ». Je déposais le corps souffreteux de mon fils sur le sol. Que faire ?

Des cris, encore. Le mal se répandait à présent plus vite que la peur. Je devais agir.

-« P’pa ! ».

-« Bouge pas d’ici, je t’amène un docteur. Respire lentement, ne parle pas, ne fais rien ! ».

Je bondis aussi sec. L’énergie du désespoir me fait oublier la douleur naissante au fond de mes propres entrailles. Plus rien n’importe. L’artère principale qui remonte vers le centre ville depuis la zone industrielle est presque entièrement vide. Pas de médecin à portée mais la pharmacie est proche. Mes pas résonnent sur le bitume, les cris et une cohorte de bruits inidentifiables se sont éloignés vers le centre justement.

Soudain, la voici. Une quinte de toux remonte le long de mon œsophage alors que je constate que la pharmacie est déjà prise d’assaut. Cinq à six personnes sont dehors, face à l’entrée. Ils pressent de question un homme en blouse blanche quand l’un d’entre eux s’écroule comme foudroyé par le mal inconnu. J’étouffe de ma main la violente toux qui menaçait il y a peu. Un goût métallique envahie ma bouche.

Je ne quittais pas des yeux la scène, il restait un sourd espoir de s’en sortir pour mon fils et moi. Le pharmacien administrait quelque chose à la personne allongée. L’abominable spectacle se répéta alors, sans pitié, avec violence. D’abord, le corps se cabre comme lors d’une brusque décharge électrique puis l’infortuné crache les spores autour de lui. Je ne peux en voir plus. Je fuis de plus bel, je retourne auprès de lui. Peut-être, peut-être…

Dans la ruelle, à bout de souffle, mes yeux croisent une fois de plus un spectacle que je refuse de voir. Et puis c’est mon tour… Une nuée de spore est naturellement exhalée par ma respiration.

Je fuis. Où ? Comment ? Je ne peux me fuir moi-même.

Nous y sommes.

C’est presque fini. Par une curieuse farce du destin, mes pas m’ont mené dans le seul quartier de la ville où tout semble presque normal – là – tout près de ce boulevard. Des enfants courent, non pas vers leur destin mais vers d’autres sucreries. Vampires, sorcières, zombies, rien ne manque… Bientôt il y aura un fantôme de plus.

Adieu.

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