Mon cher Weston

Chloé Jaussaud

Nous arrivâmes à Matsumoto. Une chaleur étouffante. « Matsumoto eki desu. », « Matsumoto eki desu. », avait répété le chef de gare. Des écoliers sortirent bruyamment. Tous les mêmes. Uniforme noir, chemise blanche, le pas traînant. Un vendeur ambulant faisait cuire des taiyaki. Leur odeur sucrée envahissait la gare.

Nous cherchâmes notre hôtel. Jun avait réservé au Senraku. Littéralement, Senraku signifiait « 1000 conforts ». Cela promettait un lieu confortable. Sur internet, les critiques sur l’endroit étaient unanimement positives.

Je ne tentais pas de comprendre la carte que Jun essayait d’orienter. Un fouillis d’idéogrammes. Jun parlait peu. Il plia la carte en quatre. La glissa dans sa poche. Je le soupçonnais de ne pas être plus avancé. Il visa l’office de tourisme. Traversa la rue. Je suivis.

Une femme nous guida. Nous passâmes devant trois échoppes. Elle s’arrêta devant une porte en bois. Des rectangles de tissu portaient les idéogrammes de l’hôtel. Personne. Nous attendîmes. Jun fixait les lames du plafond. Notre guide nous laissa pour regagner son poste. La décoration était issue d’un autre âge. Photos défraîchies, nappes délavées, bibelots ringards. N’ayons pas peur des mots.

Allongé sur le futon à côté du mien, Jun se redressa. Comme moi, il ne dormait pas. Je sentis un flottement. Entendis un bruit sourd. Plus rien. Silence. Un corbeau croassa dans la nuit. Aucun son de motorisation. Un froissement. Comme un pied sur une feuille morte. Plus rien. Silence. Un corbeau croassa dans la nuit.

Jun se rallongea. Sans commentaire. Juste le poids de l’atmosphère à supporter. Lourd. Pesant. Dans l’attente d’un événement.

-          « Yure ? »

Deux syllabes. Yure signifiait fantôme. Jun avait un côté froussard. L’avant-veille, dans la montagne, il m’avait déjà fait le coup du vertige. Nous avions dû redescendre. Non, Jun, pas de fantôme, me répétais-je dans ma tête pour m’en convaincre. Un tremblement de terre, sûrement. Un tremblement de rien du tout. Vous autres japonais y êtes tellement habitués que vous n’y prêtez plus attention.

Jusqu’au matin nous ne fîmes qu’un somme. J’avais oublié l’incident. Jun non. Il me déroula ses théories dans la file d’attente du Mister Donuts, alors que j’hésitais entre les deux Donuts du moment, potiron ou fraise-choco. Incapable de me concentrer en l’écoutant disserter, je pris les deux.

Jun insistait. Il n’avait pas parlé avec une telle agitation depuis le début du voyage :

« La télévision a au moins 60 ans. La décoration date de l’Ere Meiji. La vieille, à l’accueil, on dirait la sorcière dans le Voyage de Chihiro. Et puis un tremblement de terre, c’est différent. Il y a un esprit dans cette chambre. Un kami farceur, je n’aime pas ça. »

Vite convaincu, Jun, je pensais. Peu perspicace pour un étudiant de cinquième année de master en économie. La journée se passa tranquillement. Il changea enfin de sujet. J’achetais quelques souvenirs dans les boutiques des artisans, dont une théière en terre. Nous nous arrêtâmes déguster des Zaru-soba, la spécialité locale. Le restaurateur paraissait attendre le chaland. Il s’assit à notre table, ravi de rencontrer une française. Comme tout le monde, il aimait Paris, surtout la Tour Eiffel. Pas de bol, je ne pouvais pas voir un parisien en peinture.

« On ne voit pas beaucoup d’européens par ici. En hiver, ils filent directement skier à Nagano. En été, il n’y a que le Mont Fuji qui les intéresse. Mes soba n’attirent plus grand monde. Ces dix dernières années, les clients ont diminué comme peau de chagrin », se lamenta-t-il. 

Il m’offrit un objet, emballé dans trois épaisseurs de papier de soie. De petite taille, légèrement allongé. Un voyageur anglais l’avait laissé à son père il y avait des dizaines d’années de cela. Il n’avait jamais su qu’en faire mais l’avait gardé au cas où, persuadé qu’un jour il trouverait quelqu’un qui en ferait bon usage. Il s’était empressé d’aller le chercher dès qu’il sut que j’adorais la randonnée.

 Je l’ouvris avant de me coucher. C’était un mousqueton. Des initiales étaient gravées dessus. W.W. Le métal était fin, l’objet lourd pour sa taille. Son poids témoignait de son ancienneté.  Je le glissais sous mon oreiller. Jun ronflait lentement. 

Je sentis un flottement. Entendis un bruit sourd. Plus rien. Silence. Un corbeau croassa dans la nuit. Aucun son de motorisation. Un froissement. Comme un pied sur une feuille morte. Plus rien. Silence.

-           « Yure ? » dit Jun.

Je pris le mousqueton sous mon oreiller. Les lettres W.W., gravées dans l’étain, scintillaient. Comme deux étoiles pointant la fenêtre de la chambre. Je me levais. Le plancher avait l’air de tanguer, à moins que ce ne fût dans ma tête. En bas, sur la placette, la statue de Walter Weston, missionnaire anglais qui avait en son temps donné leur nom aux Alpes japonaises. Les deux faisceaux du mousqueton pointaient droit sur son visage, fixant les pupilles de ses yeux.

Jun s’agita. Les rais qui émergeaient du mousqueton s’affolaient comme une boussole. Un japonais ne pleure pas. Je jurerais avoir vu ses larmes. Des larmes d’enfant rappelé à ses cauchemars. Il semblait se remémorer un événement malheureux. Il se retourna d’un bond. Pointa du doigt le téléviseur. Je haussais les épaules. Mon indifférence le stressa davantage. Il perdit son sang-froid et s’éloigna de l’écran. Il me rejoignit près de la fenêtre.

En bas, la statue de Weston Walter semblait s’animer. Je devinais l’expression de son visage se déformer. Il n’avait en réalité jamais quitté la ville. La peur m’étreint à mon tour. Ce n’était pas une illusion. Sous mes pieds, la terre tremblait bel et bien. Encore ce grondement sourd. Personne dans l’hôtel pour nous expliquer ce qui se passait. Le vieux du restaurant de soba l’avait dit, pas un touriste ne venait se perdre à Matsumoto. Il n’avait pas précisé que ceux qui y dormaient laissaient leur âme dans les vieilles baraques traditionnelles de la ville. Les visiteurs se contentaient de faire sans tarder le tour du célèbre château avant de reprendre illico le trajet de la gare, non sans raison.

Nouveau grondement, comme une voix d’un autre temps rugissant, portée par le vent. Cette fois je jure que la lampe s’alluma un millième de seconde. Au-dessus de nous, le parquet craqua. Des bruits de pas nous parvinrent. Ce ne pouvait être un rat. On devinait des bottes d’homme, un pas lourd. Un rai de lumière tremblota derrière la porte coulissante de notre chambre. Cette fois je pris la main de Jun. Mon cher Weston, si c’est toi, cesse immédiatement. La plaisanterie a assez duré. Le visage tendu, Jun avait une expression stoïque. Nous n’osions quitter la chambre et pourtant n’aspirions qu’à quitter ce lieu.

Soudain, de nouveau le silence. Le bruit était mort sur le coup. Tué par balle, le seul corbeau qui faisait son tapage. La télévision grésilla, la neige grise et blanche envahit l’écran. Le potentiomètre tournait tout seul, comme recherchant la bonne fréquence. Une image floue se dessina sur l’écran. Une voix qui nous pétrifia monta de nulle part :

- « Mon cher Weston, Weston, Weston, … » fit l’écho qui rebondit sur les quatre murs de la chambre. « Weston, Weston, Weston », se répétait la voix à l’infini. « Tu n’as  rien fait, fait, fait, fait, fait… Tu nous as vus de ta lunette, du refuge de Dake-zawa, zawa, wa… », continuait l’écho de plus en plus fort. Nous nous bouchâmes les oreilles mais n’osions toujours pas fuir. Quelque chose nous retenait ici. Le désir de comprendre, de trouver une explication raisonnable. L’image sur le téléviseur se fit plus nette. Des marcheurs montaient dans un pierrier, sur un sentier escarpé. Ils avançaient péniblement. L’un des deux avait l’air de boiter. Il semblait y avoir un homme et une femme. La femme était emmitouflée dans une couverture, luttant contre le froid.

La voix se tut pour laisser place au déferlement angoissant d’une avalanche de rocaille. A l’écran, les deux marcheurs avaient disparu. Une plainte perça le son des cailloux. L’écran s’éteignit, emportant avec lui le secret de Walter Weston. Il avait observé la disparition du couple sans tenter d’intervenir et était retourné l’air de rien reprendre sa vie en Angleterre, hanté par ce tragique épisode.

Tout redevint calme. Jun était pétrifié. Le jour se levait et des camions de livraison reprenaient leur va-et-vient. Nous n’avions qu’une hâte, partir. Direction la gare, après avoir jeté un dernier coup d’œil à la statue de Walter Weston. Il avait perdu son sourire. Une larme de granit restait accrochée à sa joue.

De retour à Annecy, je m’empressais de faire quelques recherches sur Weston dans la bibliothèque de l’université. La bibliothèque avait un rayon montagne bien documenté, pourtant je dus feuilleter une dizaine d’ouvrages avant de trouver mon bonheur. Même le documentaliste n’en avait jamais entendu parler. Dans Encyclopédie de l’alpinisme en dix volumes, je trouvais enfin un passage qui citait brièvement les aventures de Weston au Japon. « Révérend Walter Weston (1861-1940), missionnaire anglais qui donna son nom aux Alpes japonaises. Considéré comme le père de l’alpinisme japonais. » C’était tout. Mes yeux balayèrent la page et s’arrêtèrent quelques lignes plus haut. Une certaine Winona Wernon  avait disparu dans ces mêmes montagnes à une époque qui correspondait à l’épisode de Weston au Japon. « Partie accompagnée du guide Tanaka Noboru, elle disparut non loin du mont Dake-zawa. » A la dernière ligne du paragraphe la concernant était indiqué, « cf Walter Weston (ci-dessous). Ils étudièrent en même temps sur les bans de l’Université de Manchester. »

Je sortis le mousqueton que j’avais amené avec moi. Il n’avait jamais appartenu comme je le croyais à Weston, mais à Winona Wernon. C’était elle, la fameuse W.W. désignée par les lettres qui avaient scintillé cette nuit-là. Elle qui était apparue à l’écran et que Weston avait vu chûter, sans pouvoir la secourir. Avait-il seulement essayé ? Qu’était devenu l’autre personnage ? Malgré mes recherches, je ne trouvais aucun autre ouvrage mentionnant son nom. Tous deux gisaient probablement encore dans les pierriers, au Soleil Levant. Je me rappelai le vieux restaurateur, qui m’avait donné le mousqueton. Il avait forcément un lien avec cet affaire. Mais lequel ? Appartenait-il à la famille de Noboru ? Le mystère s’emparait de moi et accaparait mes pensées, jour et nuit, prenant mon sommeil, m’empêchant de me concentrer sur mes études. Je décidais de repartir, de retourner à Matsumoto, sur les traces de Noboru et Wernon. J’en parlais à Jun qui me prit pour une dérangée. Il refusa tout net de m’accompagner.

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