La cuisine

Melanie De Coster

Dix-neuf heures. Fin de la journée. Les portes des bureaux se ferment sur des travailleurs aux pas lents. Les gens songent à leur repas, qu'ils prendront solitaires dans une cuisine mal chauffée. Il leur arrive tellement souvent de l'engouffrer debout, à peine tiède, qu'ils ne se rappellent même plus que certains mangent autrement. Même dans les émissions culinaires qu'ils regardent à la télévision, les animateurs ne cessent de répéter qu'il ne faut pas perdre de temps. Pourquoi en irait-il autrement pour eux ?

Le métro roule sous la ville. La foule s'y engouffre en un seul élan, soudain pressée. Ceux qui quittent ces lieux sont bousculés et rejetés sur le côté, comme si chacun avait hâte de quitter la nuit des souterrains pour celle des rames bondées. Serrée, cernée, la foule placide guette la sortie. Serrée, cernée, la jeune fille combat l'ennui. Elle a obtenu ce sésame rare : une place assise. Elle sent bien que certains l'envient mais elle ne cèdera sa place qu'en dernier ressort. Ce soir, elle n'en a plus. La journée a été longue et elle veut juste la digérer. Cheveux teints tombant sur des yeux plissés, mains glissées dans les poches d'un jeans usé et trop serré, elle laisse le temps passer. A chaque arrêt, elle observe à la dérobée, par en dessous (elle n'est pas très grande), les faces vides qui l'entourent. Elle n'a jamais aimé ces trajets enfermés, et tente souvent d'imaginer une vie plus joyeuse pour ceux qui lui font face. Est-ce la fatigue ? Ce soir, elle a beaucoup plus de mal que d'habitude à y parvenir. Elle a froid, elle est oppressée... En cherchant un sourire dans la foule, qui pourrait la réchauffer, elle a l'impression que tous les visages se ressemblent. Leurs attitudes sont tellement semblables, comme si un règlement intérieur dirigeait les usagers du métro. Ces similitudes la rejettent. Pourquoi font-ils tous les mêmes gestes, et pas elle ? Existe-t-il des usages connus seulement de ceux qui ont grandi en ville ? Peut-être qu'en les examinant plus attentivement, elle parviendrait enfin à les comprendre. Cette étude devrait l'occuper le temps du trajet...

A sa gauche, un homme, dans la quarantaine, une cicatrice blanche à la lisière des cheveux, un costume froissé par une trop longue journée… Il mastique.

Dans l'allée, un jeune homme, sac au dos et rangers aux pieds, visage buriné par une vie en plein air… Il mastique.

Face à elle, une enfant, nattes sombres et jupe écossaise sous un manteau noir. Elle mastique.

Plus loin, une femme, sa chair molle débordant hors d'une robe trop étroite. Elle mastique.

Ils sont trop nombreux dans le wagon, trop nombreux à mastiquer. Trop nombreux sur les quais, se joignant aux autres en mastiquant eux aussi. L'air sérieux, concentrés, attentifs avant tout à paraître normaux. Personne d'ailleurs ne semble les remarquer, alors que la rame se remplit. Nul ne relève la tête sur eux, hormis la jeune fille, de plus en plus nerveuse, serrée, cernée par tous ces mastiqueurs.

Ce mouvement de mâchoire, trop régulier, la fascine et l'effraie à la fois. Il pourrait être tellement normal pourtant. Mais c'est sa répétition acharnée qui l'inquiète. Elle ne cesse de détourner son regard des personnes en train de mâcher, pour en croiser toujours de nouvelles. Elle remarque ce couple, vieil homme et vieille femme, aux cheveux rares et blancs, se ressemblant tellement, émouvants de fragilité, et mastiquant, amoureusement, yeux dans les yeux. La jeune fille se retient pour ne pas hurler. Le trajet s'allonge, insolent, entre les deux stations. Elle se contraint à l'immobilité, attentive, à son tour, à ne pas attirer l'attention, leur attention.

Surtout celle de l'enfant face à elle, qui ne la quitte pas des yeux, sans sourire, sans ciller, d'un regard reptilien qui la glace. Elle préfèrerait encore la voir plongée dans un jeu vidéo, mais aucun enfant ne joue autour d'elle. Personne ne parle non plus. Et nul ne cille quand le refrain habituel des stations change subrepticement. Elle croyait pourtant connaître sa chanson par cœur... Mais il y a quelque chose de différent dans l'air. La peur suit sa propre musique, et ses notes aigües ne la rassurent pas vraiment. Son véhicule emprunte des chemins oubliés en faisant crisser les rails, et les ampoules vacillent, atteintes elles-aussi de faiblesse.

Le train avance, de tunnels en tunnels, évitant maintenant les lumières et les sorties. Pourtant, nul ne s'agace, nul ne s'affole. Et le train s'éloigne… Vers où ? Et pourquoi ces regards qui ne regardent rien ?

Le train continue sa route silencieuse. Silencieux aussi est le wagon, seulement traversé par ce son de gencives qui se rejoignent presque, dans ces bouches qui ne prononcent plus rien. Serrée, cernée, la jeune fille ose à peine respirer. Elle est la seule maintenant à ne pas mastiquer. La dernière… Elle a vu, près d'elle, un garçon de son âge dont elle trouvait les épaules rassurantes commencer à mastiquer lui aussi. Sans préambule… Que mastiquent-ils ? À aucun moment, elle ne les a vu mettre quoi que ce soit en bouche. Elle les observe pourtant de près, elle aurait remarqué le moindre mouvement de leurs mains. N'y aura-t-il donc personne pour l'aider ?

Le train ralentit enfin, mais elle ne reconnaît pas les décors qui l'entourent. Des lumières d'un rouge sombre éclairent mal le dernier couloir vers lequel il s'avance. Il fait sombre et cette lueur est encore plus malsaine que celles des arrêts où personne ne descend jamais. Des murs suinte une humidité malsaine qui termine d'accabler la jeune fille. Les mâchoires aussi ont ralenti, pour reprendre aussi tôt, aussi vite, émettant un message qu'elle ne veut pas déchiffrer.

Elle sent les regards peser sur elle, et elle garde la tête obstinément baissée, fixant ses chaussures encore trempées de la pluie qui tombait. Tout à l'heure. Dehors.

Le train s'arrête. La jeune fille reste dans la même position. Figée, serrée, cernée… Les portes ne s'ouvrent pas, pas encore. Elle perçoit comme un grondement, et se persuade qu'elle l'imagine. Elle entend un glissement, un déplacement de masse : les corps qui l'entourent se rapprochent.

La jeune fille ferme les yeux. Elle voudrait se rappeler les mots anciens des prières oubliées. Elle sent des frôlements qui la parcourent. Elle les entend mastiquer, proches, tout autour d'elle. Elle comprend qu'ils ne mastiquaient, jusqu'alors, que le vide, se préparant pour un met nettement plus consistant. Elle n'a pourtant pas l'impression qu'elle suffira à les nourrir tous. Elle sait, confusément, qu'il lui suffirait de relever la tête pour précipiter l'inacceptable. Elle se sent tellement perdue, paupières closes, seule dans le noir de ses pensées, seulement accompagnée de ces attouchements incessants qui l'angoissent, qui la glacent.

Elle a froid, si froid. Elle devine que plus jamais elle ne sera réchauffée. Elle n'a qu'un désir, que s'arrête enfin ce moment qui n'en finit pas ; si elle doit leur servir de repas, autant que ce soit rapide.

Lentement, luttant à chaque instant contre sa peur, elle se redresse. Elle conserve, ultime, dérisoire protection, les yeux fermés. Elle ne peut pas ne pas relever le frémissement qui les parcourt, tous autant qu'ils sont, affamés qui la guettent. Elle n'aura pas la force de les repousser tous, et elle devine qu'ils ne la laisseront pas s'enfuir.

Leurs mains, un instant en arrêt, se tendent à nouveau vers elle, oiseaux rapaces sélectionnant leur proie, mains rudes tâtant la tendresse de la viande… Comme si une enfance passée au grand air et une alimentation entièrement biologique n'avaient eu que ce seul but : la transformer en mets de choix. Ils ne sont pas nombreux à pouvoir se vanter d'un tel parcours... Est-ce pour cette raison qu'ils l'ont choisie ?

Elle devine qu'ils n'attendent qu'un geste pour se précipiter vers elle, sur elle. Leur attente est perceptible dans le bourdonnement muet qui émane d'eux. Elle ne trouve pas encore le courage de les regarder en face. Elle les revoit, innocents devenant sauvages le long d'un trajet qui ne figure sur aucune carte. L'enfant aux nattes, le garçon qui aurait pu la protéger…

Elle revit sa journée, tout ce qui aurait pu empêcher qu'elle prenne le métro à dix-neuf heures ce soir-là. L'étudiant timide qui l'attendait pour un café à la sortie des cours, et qui l'attendrait en vain : par négligence, elle l'avait laissé seul. Elle ne pourra jamais s'en excuser… Le chanteur sous la pluie qu'elle aurait pu écouter, qu'elle avait évité, comme les autres. La barrière qu'elle a franchi rapidement, comme si sa vie dépendait de son impatience. Tant d'événements, de détails… Elle avait couru pour monter dans le métro avant qu'il ne parte. Pour ne pas le rater, pressée… Elle ne courra plus jamais.

L'attente est insupportable. Elle ne parvient même plus à se persuader qu'ils finiront par se lasser, et par partir. Alors, dans un dernier effort, elle ouvre les yeux. Elle ignorait que l'on pouvait trembler des paupières. Elle n'a pas le temps de les voir fondre sur elle. Elle se sent happée, ce qui lui évite de se sentir mourir.

Après leur repas, ils quitteront leur cuisine mal chauffée, en se léchant les dents pour ne pas perdre une miette de leur frugal repas. Ils n'en ont jamais assez mais ils suivent scrupuleusement les règles diététiques édictées par les médias : un mets léger le soir, si possible biologique. Ils se passent généralement de petit déjeuner, parce qu'ils n'ont pas le temps de le préparer avant d'aller au travail. Pour les fruits et légumes aussi, ils ont un peu plus de mal, mais ils prévoient de faire une excursion à la campagne prochainement. Ils pourraient peut-être louer un bus avec quelques amis ? En attendant, ils iront s'installer devant un poste de télévision pour digérer tranquillement. Ils ne se coucheront pas trop tard : une longue journée les attend le lendemain.

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