A l'ombre des pins

salander

A L’OMBRE DES PINS

Odeurs de résine, de pierre chaude, air saturé d’iode. Depuis la terrasse, les regards embrassent une partie de la ville et la mer, dont on entend le grondement mélodieux au-delà du port. Sur la gauche, à flanc de colline, une forêt de pin fait écran au soleil, projetant une tache sombre sur le carrelage clair. Appuyé au muret de pierres, j’écoute la brise caresser ma joue, je respire la chaleur de cet été qui berce mes pensées. Le chant des cigales s’estompe au fond de mes rêveries.

Je me sens bien. Mieux que prévu, en tous cas.

Seize ans que je ne suis pas revenu. Seize ans d’exil, de découvertes. De fuite ? Je préfère le Nord au Sud. Depuis toujours. L’agitation frénétique, les coups de gueule, les débordements, l’exubérance sudiste me fatiguent. J’aime le calme, la sobriété, la retenue des nordistes. Ils m’apaisent. Me redonnent confiance.

Mes parents, c’est le contraire. Après trente années à Paris, ils ont voulu vivre. « Ici, à part avaler de la poussière, éternuer nos allergies et courir comme des dératés, on ne fait rien. On est presque morts. Enterrés vivants dans les rames de métro, assourdis par les avertisseurs… » expectorait mon père. Il a pris ma mère et leurs meubles pour déménager sur la Côte d’Azur, dans un T3 avec terrasse qu’ils ont dû retaper. Ils sont heureux, paraît-il. Mon père joue à la pétanque, fait le taxi trois matinées par semaine, se baigne ou joue à la belote. On se croirait chez Pagnol. Ma mère s’est épanouie, elle a troqué son teint have contre une mine plus colorée, même si elle ne s’expose quasi jamais au soleil. Elle ne le supporte plus. C’est con.

Au début, je venais leur rendre visite. J’étais toujours moite, le crincrin des cigales m’exaspérait, il ne pleuvait jamais ou alors tout à coup un déluge tropical noyait le paysage entier, terrasse et pastis compris. Je crois que c’est le pastis, justement, qui m’a poussé à ne plus venir. Je travaillais à Berlin, les trajets étaient longs, fatigants, mais je ne voulais pas jouer au fils ingrat qui snobe ses géniteurs. Alors je prenais ma voiture et enfilais les kilomètres telle ma mère les mailles (elle adore le tricot). Allemagne, Suisse, Lyon, Avignon… J’aurais pu rouler les yeux fermés. On m’accueillait toujours avec le sourire et une bouteille de ce foutu Pastis.

J’ai toujours refusé le verre de pastaga qu’on me tendait. Si bien que mon intégration a posé problème et que, mon attirance pour le Nord aidant, j’ai espacé mes visites. De plus en plus. Jusqu’à arrêter de venir. Les prétextes ne manquaient pas, le téléphone ou internet nous reliaient aussi sûrement qu’un cordon ombilical virtuel et Genève, plus ou moins à mi-chemin de nos résidences respectives, servait de point de ralliement.

Ça a duré seize ans.

Aujourd’hui, je suis de retour. J’appréhendais. Quelque chose se tordait dans mon estomac lorsque je pensais à cette échéance, j’ai un peu picolé en route pour me détendre (sans exagérer, je ne voulais pas enlacer la glissière de sécurité à 140 kilomètres/heure) et maintenant que je suis là, je me sens à l’aise. Ma mère m’a accueillie tout à l’heure en me faisant la bise, puis elle a reculé et m’a regardé, ses mains sur mes épaules.

- Je suis contente de te voir.

- Moi aussi, maman.

- T’es bien roulé pour un mec de ton âge, dis-donc.

- Mon âge ? Trente-huit ans…

Elle a ri. Sa blondeur décolorée brillait au soleil, sous sa robe je devinais les rondeurs qu’elle s’évertuait à dissimuler tout en jurant qu’elle allait se mettre au régime. Je lui ai rappelé que notre dernière rencontre genevoise datait de dix mois. M’étais-je changé en gravure de mode durant l’année ? Elle a ri derechef avant de m’emmener sur la terrasse. Leur fierté. Odeurs, vue, quiétude… Contre un des murs courait une glycine, devant l’autre toutes sortes de plantes en pot, bigarrées, montaient la garde et distillaient leur dose de chlorophylle. À l’ombre des pins, ma mère avait installé une chaise-longue et une table basse sur laquelle reposaient un tricot et quelques magazines.

Nous avons bavardé en attendant mon père.

Maintenant, je l’entends monter l’escalier de son pas alerte. De retour de sa pétanque. Qu’il gagne ou perde, son pas reste le même. Il débouche sur la terrasse, les lunettes noires sur le front, qu’il rabat de l’index en me tendant les bras. On se fait l’accolade. Je suis content. À Paris, il me serrait la main. Puis il recule, comme ma mère – on dirait qu’il observe un tableau dans une galerie. « C’est chouette de te voir, lâche-t-il. » Marcel et bermuda, sandales de cuir. Peau hâlée. La caricature du vacancier perpétuel.

Après quelques échanges de paroles, je les complimente sur leur terrasse. Ils n’en sont pas peu fiers. Mon père l’a maçonnée sous les coups de fouet d’un soleil accablant, y laissant un ongle et assez d’énergie pour éclairer le quartier. Ma mère s’est occupée de la déco. Elle y a greffé sa patte fleurie, jouant avec les flaques ombres et les éclats de lumière. Un petit coin de paradis.

Je les complimente donc sur leur terrasse toutefois, plus je m’extasie plus leurs mines s’assombrissent. Ma mère a l’air au bord des larmes, mon père dissimule les siennes derrière ses lunettes noires. Je ne comprends pas. Mes propos sont pourtant sincères. Si j’aime, je le dis. Si je n’aime pas, je me tais. Nous nous dévisageons sans piper mot durant quelques secondes, enfin mon père lâche le morceau. Ils doivent vendre pour que la nouvelle bretelle autoroutière puisse voir le jour.

J’en reste abasourdi. Ma mère renifle et s’appuie au muret. Je les regarde tous les deux, quasi septuagénaires expropriés à l’aube de leur vieillesse et obligés de se recaser comme des exilés. La colère gronde en moi, bouillon en ébullition que je ne peux ravaler.

- Mais c’est un désastre, une honte, m’exclamé-je ; ils n’ont pas le droit, j’espère que vous allez vous battre, faire opposition, je connais un très bon avocat genevois, il va vous déboulonner tous ces promoteurs mafieux et cet État totalitaire. Une bretelle, je rêve ! Pourquoi pas un aéroport ?

- Trop tard, lâche mon père.

- L’État est le plus fort, ajoute ma mère.

Leur résignation me coupe la parole. Je les vois se confire dans leur soumission, pauvres humains broyés par la machine étatique, puis je crois apercevoir dans leurs regards une fugace lueur de malice. Surtout dans les yeux de ma mère, qui n’a jamais su cacher ses sentiments. Les lèvres de mon père se plissent en une esquisse de sourire. Quelque chose déraille, je les fixe avec intensité, partagé entre ma colère encore brûlante et l’impression qu’ils se fichent de moi. Les secondes coulent, s’écrasent au sol, s’évaporent dans la chaleur.

Mes parents craquent ensemble, complices jusqu’au bout de leurs rires qui explosent en une formidable cataracte. Les cigales en restent coites. Moi aussi.

- On plaisantait, déclare enfin mon père.

- Ça me touche de voir comme tu nous défends, avoue ma mère.

- Je…

- On est tellement heureux de te voir ici, continue mon père ; on va fêter ça. Tu bois quoi ?

Je n’en reviens pas. Des parents aussi tordus peuvent-ils vraiment exister ? Eux qui, depuis toujours, maniait l’humour avec la circonspection d’un huissier de justice. Le Sud leur va bien. Tout à coup je les adore, comme si une vanne s’ouvrait, une vanne que je croyais scellée à jamais mais qui cède à l’usure et me laisse entrevoir ce que pourrait être ma vie, désormais.

- Tu peux déboucher la bouteille de pastaga et faire péter les glaçons, papa.

Il se fige, la bouche en cul-de-poule – ça lui donne un air crétin qui me fait rire.

- Tu plaisantes aussi, là ? bégaie-t-il presque.

- Ah, ça non. Avec le Pastis, on ne plaisante jamais. Tu veux que j’aille chercher la bouteille ?

Je l’entends répéter un « Eh ben ça alors ! » tandis qu’il disparaît dans la maison. Une forte odeur de pin vient titiller mes narines. Dans le lointain bourdonne un avion de tourisme. Je croise le regard de ma mère. Nous échangeons un sourire, puis elle s’étend sur la chaise-longue, les bras croisés sous sa tête. La douceur de l’ombre caresse ses cheveux.

Cette terrasse nous réunit, et c’est bien.

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