A(peu)près la fin du Monde

Alexandre Jarry

Le vacarme des rails couvrit les derniers mots d’Enzo. Ses yeux cherchaient à me déchiffrer, comme s’ils allaient débusquer un papier attestant de mon soutien, en trois exemplaires signés et tamponnés.

«Non, Enzo, je te suis pas.»

Une autre chenille de wagons frôla nos oreilles à un train d’enfer, nous infligeant les hurlements de tous ces abrutis qui s’étaient fendus d’une quinzaine d’euros pour découvrir le frisson.

«Et puis, regarde, même un geek en puissance comme toi devrait savoir que c’est à 88 mph et non à 88km/h qu’on franchit la matière temporelle. Révise tes classiques !»

Je crus mon argument suffisamment pointu pour estourbir les idées saugrenues de mon pote, et décidai d’avancer, barbapapa en main, vers la Maison des Horreurs.

C’était sans compter sur l’entêtement du loustic.

«Primo, cracha-t-il, TES références ne sont pas les miennes. J’ai revu les calculs, ils sont faux. 88, oui, mais 88km/h ! Deuxio, pas de De Lorean. Faut que l’acier chauffe sous l’effet de la vitesse pour activer les particules. Tertio, SURTOUT PAS de ligne droite ; le Temps, c’est pas un rail de coke avec le futur au bout du snif. Le Temps, c’est un putain de rollercoaster avec ses caprices et ses embardées !»

Là… J’étais presque convaincu…

«Et c’est quoi ton plan ?»

Le plan –et quel plan !– était bien ficelé. D’abord, il allait me coûter 15 balles, et ça, c’était déjà un bel exploit. Ensuite, il allait me valoir une chouette cure en désintox. Je ne vais pas épiloguer sur comment je me suis retrouvé avec une seringue dans le bras et un harnais sur les épaules, mais voilà… J’ai bel et bien atterri là, au fond d’un wagon de grand-huit, complètement stone et euphorique à l’idée de voyager dans le temps.

« J’ai bidouillé une appli pour contrôler la vitesse du manège depuis mon tel, m’annonça la voix déjà lointaine de l’autre. On va être des héros, mon pote !»

*

Après le tourbillon mauve, les spirales à vomir et le trou noir, il y eut l’éclair blanc dont Enzo m’avait parlé. Ah ! Et puis le pont arc-en-ciel aussi, sous lequel nous passâmes. C’est du reste vers ce moment-là que les roues se mirent à flamber. Jusqu’à en fondre ! On s’est alors retrouvé à l’arrêt, au beau milieu d’un champ de panneaux solaires, nus, comme deux cons. Et sans chariot, d’ailleurs…

«Merde. J’ignorais que seule la matière vivante pouvait franchir un trou de ver, s’indigna mon collègue.

_ Mieux vaut ça que l’inverse, hein…»

Je tentais d’être rassurant, mais je n’en menais pas large.

«On est où ?

_ Et quand surtout ?

_ En tout cas, c’est pas 2012.»

Au-delà des étendues éblouissantes de cellules photovoltaïques, les champs étaient bordés d’éoliennes sur des centaines de kilomètres.

«Tu crois que ça signifie que les Verts sont au pouvoir ? 

_ Une seule façon d’en être sûr : trouver une ville.»

Nous nous mîmes donc en marche, bille en tête et boules à l’air, en prenant soin de ne pas échanger de regards. Le futur commençait mal et avait un parfum d’embarras, comme dans ces rêves d’enfant où l’on se pointe sans pantalon à l’école. En pire.

L’entrée de la ville se dessina, avec ses abords chargés de pots de fleurs en tout genre. Les rues étaient nettes, propres comme le cul d’une mouche, et il n’y avait pas un chat. La seule circulation visible se faisait en segway ou en voiturette de golf, le tout dans un silence de cathédrale. Et ces types qui tenaient des fanions en guise de feux tricolores !

Voici donc à quoi ressemblait le futur… Du moins, à peu de choses près.

«Bordel, c’est flippant ! Où sont les racailles, les dealers ?»  

*

Et là, vous vous demandez comment nous sommes revenus. Je vous ai déjà parlé de ma cure en désintox ?

Signaler ce texte