À vie déroulée (3)

austylonoir

S'agissant d'architecture urbaine, aucun édifice ne provoquait en moi la même émotion que la vue d'un aéroport dans la grandeur de la nuit. Il me semblait qu'une existence propre y avait cours, détachée du développement naturel du temps, comme un univers isolé, où il faisait bon de passer. Enfant, j'avais toujours voulu y travailler, ayant goûté en cet endroit à l'absolu du voyage. Il m'était cependant difficile d'identifier telle chose ou telle autre en lui attribuant à elle seule, la raison d'un transport d'âme qui fût aussi vif, aussi croyais-je qu'il découlait d'un ensemble géant où tant d'émotions avaient leur jetée.


_ Aucun bagage en soute?


_ Non, aucun.


_ Si ce n'est ce pas indiscret... pourquoi vous en priver, alors que vous partez aussi loin?


_ La légèreté, j'ai dit en souriant.


Plus loin, au terminal, la piste d'atterrissage m'est apparue lumineuse et superbe, régulière aussi à travers les bleus éclairages qu'elle balançait dans la distance. Des avions venaient s'y déposer, avec plus ou moins de maîtrise, et j'en imaginais les cargaisons humaines expirer alors un souffle concerté, heureuses d'une aventure qui s'achevait en bons termes. Enfin autour de moi, tous les visages exprimaient l'attente ; tantôt on la voyait mêlée à de l'excitation et tantôt à de l'angoisse. Le voyage, je me disais, cette chose étrange.

Il m'était amusant de constater à quel point le mot pouvait contenir de malentendus et d'à priori, selon qu'il sortait de la bouche des poètes, ou qu'il était au contraire prononcé par des gens bien installés, et pour lesquels toute secousse avait par prisme déformant l'effet d'un séisme. Il me semblait que la seule la réconciliation était d'admettre qu'il y avait pour chacun une façon de partir. J'ignorais par ailleurs s'il y avait en cela une quelconque hiérarchie, mais la façon qui m'était le moins attirante consistait en un mouvement immobile, où toute la distance avalée ne se révélait finalement qu'un absurde kilométrage, quelque chose qui servait à dire, que j'étais là et que j'ai vu, bien qu'en réalité on n'ait rien observé de nouveau, et de fait, pour ceux-là qui partaient ainsi, le voyage et le déplacement possédaient la même connotation strictement superficielle.

J'aspirais plutôt au rythme et à la teneur des grandes épopées, ces voyages qui avant d'être une expérience du monde, permettait d'abord l'expérience de soi, de ce que l'on était et de ce que l'on pouvait devenir ; ces voyages-là qui tenaient en recel ce le temps mettait bien des années à offrir, c'est-à-dire l'expérience et la compréhension des choses fondamentales, de ce que tout bêtement on appelait la vie. Il me semblait à ce titre, que l'exil était la forme la plus aboutie et la plus dramatique du voyage. Je l'avais tant de fois connu, que beaucoup de notions si communément acceptées m'étaient devenues étrangères – le pays, la nation – au point d'en avoir fait mon identité confuse, éclatée, avant que petit à petit je n'en pusse ramasser les morceaux ; la plus aboutie parce qu'elle permettait de saisir un langage incompréhensible à l'individu qui ne faisait que passer. Car en effet, l'homme nouveau à la ville interprétait toujours la parole des indigènes selon le lexique qui lui était jusqu'à alors familier, puis se frottant à eux, il apprenait une amitié différente, des amours qu'il ne connaissait pas, un cours de vie qui bousculait ses repères, puis dans un second temps, les adoptant peu à peu, il s'en trouvait lui-même changé, bien qu'il lui subsistait toujours un résidu. Or ce résidu était tout à la fois, la beauté et le problème, et de là même procédait le drame. Ce n'était pas sans sagesse que l'on condamnait quelques fois la trahison des ennemis par le châtiment de l'exil, c'était qu'on en savait la douleur en-dedans comme aux choses arrachées.

Les hauts-parleurs ont soudain craché dans leur grésillement caractéristique le début de l'embarquement, puis une hôtesse dont l'abord disait immédiatement la longue expérience des cieux s'est présentée au comptoir, sourire de circonstance collé au visage, invitant d'une voix ferme et toutefois chaleureuse, à venir lui présenter pour chacun son billet. La cohorte s'est alors mise en marche, hétéroclite dans sa constitution ; à son avant les hommes d'affaires qu'on dirigeait au confort des classes premières, puis venaient pêle-mêle, les touristes, les pérégrins, les étudiants en sac à dos, quelques familles dont il faudrait s'accommoder à l'heure du sommeil d'enfants trop agités, et puis enfin ceux dont la mère patrie attendait le retour, une longue file dont je fermais finalement le pas.

J'ai pris place côté hublot, tandis qu'à ma droite la lourde silhouette d'un homme massif s'est écrasée contre le siège. D'abord je n'ai pas regardé, ainsi que le demandait la bienséance, mais la curiosité prenant le dessus, j'ai tenté un coup d'œil fugitif pour m'en imprimer l'apparence. Puis, le cliché en tête, j'y appliquais mon esprit dans un effort d'analyse. De ce que j'en voyais, c'était pour grande part un homme de la contradiction, d'une barbe négligée il se montrait naturel et détaché des tierces regards et par le vêtement se trahissait au contraire un goût sophistiqué, choisi pour paraître. C'était comme un dilemme interne, entre deux appétits contraires, entre d'un côté le besoin d'authenticité et de l'autre un désir de charisme. Par ailleurs, dans la tenue du corps, la position ferme des bras et jusque dans la tension gardée au bout des doigts, je percevais une extrême virilité de caractère, en-dessous de laquelle gisait j'en étais sûr, une inclinaison plus faible. Enfin je lui sentais la psychologie d'un homme extraverti, se nourrissant d'avec les autres comme d'avec un aliment essentiel, habile à les aborder, à les comprendre, à les diriger, à les manipuler, maître en l'art de porter les foules comme les individus à leurs paroxysmes, les meilleurs comme les pires, et derrière tout cela, un stratège solitaire de la plus fine intelligence, sur laquelle se greffait l'impitoyable violence d'un instinct animal.

Puis, les consignes de sécurités rappelées, il s'est installé un murmure, pendant que l'avion, lentement, approchait la piste de décollage. Un moment de bascule plus tard, et nous étions poussés en arrière par la force centrifuge, chaque passager étant réduit à attendre, qui l'œil fermé dans un dernier recours, et qui au contraire, scrutant par sentiments mêlés, le mouvement impétueux de l'appareil. En regardant à travers le hublot, je nous ai vus prendre envol, et l'avion légèrement incliné de mon bord, me donnait à voir la cité étendue dans un million de lumières. Tout ce que j'y abandonnais : le roulement impitoyable de ses forces internes, la solitude de ses hommes privés de leur essence, et ses constructions matérielles dès lors seules en vue ; il me dansait sous la pupille ce sombre ballet à l'heure somptueuse d'un dernier récital. Ensuite, tout était noir de nuit.

À mesure que l'appareil retrouvait sa stabilité, quelques passagers éprouvés de fatigue tiraient sur eux de longues couvertures, le masque tombé sur des paupières alourdies, prêts à s'endormir, quand d'autres se préféraient plutôt une veillée tardive devant leurs écrans, diffusant pour la plupart de récents succès commerciaux. Mon voisin de siège s'était lui abandonné sans conviction apparente à un film «étranger», où Tokyo défilait dans un excès de lumières, saisie dans le vécue d'une jeunesse débridée, coulant alcool et larmes confondus, et se cherchant dans sa bêtise des particules de bonheur. Enfin pour ma part, je tâchais de m'imprégner de l'atmosphère ambiante afin d'en retenir la nuance et le caractère propre. C'était ainsi que plus tard, au moment d'écrire, je parvenais à faire revivre en moi la moindre oscillation gardée en souvenir, puis habité par elle, à la retranscrire en des mots fidèles. Combien de nuits m'étaient passées aux abords d'un état effervescent, où chaque émotion convoquée se répandait en moi dans la vigueur, comme les flots d'un torrent soudain laissé libre. Je me sentais la pupille rétrécie, la respiration d'un fauve, et une poussée d'adrénaline alimentait mon esprit. L'écriture me devenait alors une jouissance terrible, dont l'instant de folie, aliénait ma conscience jusqu'à me rendre à moi-même comme un étranger presque.


_ Je n'ai pas besoin de l'entendre, mais je sais très exactement où va votre pensée.


L'homme avait interrompu son film, puis retiré son casque, et l'avait fait de telle sorte, qu'une action infiniment banale s'était retrouvée à témoigner de son extrême extrême charisme, pour cette raison qu'il semblait y avoir une congruence sincère entre le geste lui-même, et sa personnalité. Il se savait une élégance, mais ne la surjouait pas.


_ Pardon, j'ai répondu.


_ Vous vous dites, voilà un homme étrange. Et en cela, je vous donne raison. Croyez-moi que je lis, ceux qui pensent me deviner, et si pour ma part je sais atteindre la vérité, j'échappe à tous ceux qui la pensent trouver en moi.


Les yeux dans les yeux, nous étions maintenant en duel. Quelle insolence, j'ai pensé, et quelle façon aussi de me sous-estimer. Il a continué sur le ton du murmure, je sens vos émotions comme si elles étaient les miennes, je vois outre la chair, ce qu'il y a en-dessous, et parfois, je dois bien le concéder, je me crois devenir fou. Ensuite il a souri aux trois-quarts comme avec un frein de pudeur, puis d'une main étendue, enchanté, il a dit.

J'ai un instant hésité, avant d'empoigner fermement la main offerte, regard toujours maintenu, sourire contre sourire ; un style contre un autre. Nous bataillions à fers croisés pour savoir qui le premier aurait l'emprise sur l'autre, nous parcourant mutuellement les avenues et les allées de nos esprits respectifs. J'avais l'intelligence silencieuse, subtile, soudaine, comparable en cela à une avalanche qui subitement déboulerait de chaque horizon, et l'avait quant à lui, brillante comme un faisceau lumineux dont on ne pouvait se cacher.


_ J'ai une invitation à vous faire, il a dit.


Ses yeux étincelaient, sa voix se faisait grave et restait cependant au degré du murmure. Je fonde un espoir et tout grand qu'il semble, je le sais à ma portée. Les graines en sont déjà semées, et bientôt je le vois éclore. Ai-je votre intérêt?


_Vous m'en dîtes si peu, achevez le mystère et nous verrons alors.


Il s'est relâché les muscles, s'enfonçant dans son siège pour s'y mettre plus à l'aise. Son regard avait maintenant perdu de son attache à la réalité matérielle, et s'apparentait davantage au rêve averti d'une poignée visionnaire. Considérez une citadelle, et voyez-y de brillants esprits, les plus agiles à la pensée et voyez-les ensemble. Et voyez maintenant le fondement de cette société nouvelle, où enfin la brillance vivrait à la mesure de son plein potentiel. Réfléchissez-y! Que peut-on se construire sur de ruines pareilles, il concluait en passant une main par laquelle il indiquait la masse des autres passagers. Voilà qui vous servira, quand vous voudrez me trouver. J'ai attrapé de sa main un papier abîmé.

Lorsque plus tard, l'avion immobilisé, je suis brusquement sorti du sommeil, la foule déjà se pressait à partir, et l'homme quant à lui avait lui entièrement disparu.

  • J'ai adoré te lire, pour la forme et le fond, pour le départ et l'arrivée, pour le dénouement qu'on espère ou que l'on craint…
    (a priori ; il sourit)

    · Il y a presque 7 ans ·
    Avatar

    nyckie-alause

  • Je tortille autour du commentaire, dès fois c'est tellement bien qu'on reste dans le silence bercé, ou alors c'est tellement bien qu'on va relevé tous les trucs qui parlent/plaisent, mais après je me dit oui mais bon ça va faire une liste et il sait ce qu'il a écrit hein...Je dis, parce que j'aimerais lire la suite ! Déjà cette notion d'existence propre dans le lieu du voyage, aéroport (mais ça marche avec les gares) ça me parle beaucoup, d'ailleurs tous les espaces de circulation ont quelque chose, je trouve, les gens dans une autre attitude, le temps qui défile autrement, bref, bref on peut en dire, que tu nomes ça l'absolu du voyage est marquant du coup, comme ce qui suit plus loin, la façon de voyager de chacun, tout le paragraphe "il m'était amusant", oui tout ça m'a interpellé particulièrement. Le tout est super bien écrit, les portraits bien plantés, un rien de surréaliste dans l'atmosphère, dans l'échange entre les deux voyageurs aussi, qui laisse curieux, bref ça rend pas comment ça se passe dans ma tête, mais vivement la suite !

    · Il y a presque 7 ans ·
    Avat

    hel

    • En tout cas, ton commentaire, en plus de me faire très plaisir, me fait voir que la plupart des choses que je voulais communiquer sont assez bien passées : ) Je constate qu'on a d'ailleurs souvent les mêmes intérêts et la même façon de retenir les choses à travers les émotions qu'elles nous provoquent.

      · Il y a presque 7 ans ·
      Boat lake night reflection stars

      austylonoir

    • Tu sais quoi, je serai vraiment curieux de savoir comment tu t'es forgée ton style d'écriture et comment tu continues de le travailler? : )

      · Il y a presque 7 ans ·
      Boat lake night reflection stars

      austylonoir

    • 1) Oui, enfin je me suis déjà dit ça, surtout dans des petits détails de rien, ou des perceptions parfois, c'est ce qui est chouette dans la littérature on voit qu'on est pas seuls sur nos planètes ^^
      2/ ouh c'est difficile d'y répondre totalement, entre la part consciente, et celle qui appartient à tout un tas de petits facteurs variés dont on a peut-être même pas toujours conscience. Disons alors parmi les choses qui entrent dans la composition de la bouillabaisse :
      les auteurs qui me touchent particulièrement que se soit dans le regard et/ou le style, et laissent très sans doute leur empreinte.
      2/ je pense aussi à un forum en particulier, où les commentaires, les échanges, sont moins expresse qu'ici, avec leur exigence et leur richesse aussi, mais y'a pas que les commentaires, y'a toute la richesse et la diversité de style, et aussi j'ai pu découvrir plein d'auteurs, apprendre plein de choses, ça m'a vraiment grandie et enrichie, et ça continue d'ailleurs.
      ça a grandi mon regard littéraire disons surtout, et je me suis rendue compte combien tout était possible, donc je travaille pas tant que ça au final, je me laisse libre, j'essaie, c'est plus facile dans les élans neufs que dans la durée, mais je m'essaie à toutes mes envies.
      3/ la musique me nourrie beaucoup aussi
      en fait voilà je me nourrie de plein de choses et surtout des échanges, le reste se fait tout seul, je crois que l'envie de partage est sous jacente, en plus du besoin d'exprimer le tout possible. Bref on peut en parler pendant des heures, et demain je pourrais penser à d'autres choses, c'est difficile de dire, je crois que le meilleur travail c'est de se nourrir de s'intéresser à plein de choses. Je crois (je sais pas si je 'lai déjà dit avec ce cadre où je peux pas relire heu) que je en travaille pas vraiment, je laisse libre cours aux choses, j'essaie de me libérer très sans doute (c'est pas ce que je voulais dire, mais ce que je voulais dire s'est échappé le temps de la parenthèse)
      et tu sais aussi quand je lis un auteur qui a un quelque chose que je n'avais pas encore croisé, je me dis que tout est vraiment possible ça continue d'alimenter ma croissance, c'est sans fin finalement...Voili, voilà, pavé fin, et toi alors ????

      · Il y a presque 7 ans ·
      Avat

      hel

    • Hmm intéressant! Je réalise aussi qu'une très grande partie de l'apprentissage se fait de manière inconsciente, et extrêmement variée puisqu'une écriture s’enrichit de plein de choses (d'une émotion ressentie, de l'observation des gens, d'un moment de réflexion), ou effectivement de la lecture d'autres auteurs. J'aime bien moi aussi ces moments où je vois un auteur faire quelque chose de différent, ça me fait sourire et je me dis des trucs idiots comme «pas mal...pas mal du tout». En parallèle, j'ai aussi beaucoup travaillé sur mon style en partant du choix des mots jusqu'à l'unité du tout, j'étais tombé sur quelques écrits intéressants de plusieurs auteurs à ce sujet, comme par exemple Saint-Exupéry qui m'a beaucoup influencé par son goût de la simplicité et du raffinement, et sa façon de l'expliquer. Sinon, pour ce qui concerne la partie consciente j'ai aussi essayé de mieux comprendre ce distinguer les œuvres que j'aimais : la présence d'un héros actif que ne subit pas l'histoire, un but fort qui engage à la fois le personnage et le lecteur, la nécessité d'une évolution entre le début et la fin. En fait je me suis créé beaucoup de règles pour m'orienter dans cette liberté qui autrement me perd. En ce moment, je prête énormément attention aux gens que je croise en plus d'absorber un nombre infini de vidéo pour travailler la profondeur des personnages et leur singularité : ) Bref j'ai aussi d'autres choses en tête, mais c'est vrai que ce petit carré est pas trop pratique pour bien l'exprimer.

      · Il y a presque 7 ans ·
      Boat lake night reflection stars

      austylonoir

    • ah oui tu te crées des règles ? Tu as l'air d'avoir une manière d'aborder ça "studieuse" et réfléchie, c'est beaucoup plus instinctif chez moi? déjà j'ai horreur des règles hu hu, c'est vraiment le truc qui m'étoufferait, comme faire des plans ça m'étouffe complètement et si je m'y essaie ce qui est déjà arrivé (parce que j'aimerais bien quand même mettre un vrai point sur quelque chose de conséquent une fois) sois je ne le suis pas tout à fait, soit je me lasse, je ne suis plus à 100%. Du coup je me rends compte que la seule que finalement on pourrait dire que je travaille, c'est de trouver "un style" "une structure" d'histoire qui me permettre d'évoluer dans la durée et c'est ce qui m'interpelle parfois chez certains nouveaux auteurs que je découvre, de liberté de ton, parfois même lyrique et brumeux un peu, avec des structures très éclatées, comme de petits polaroids, de voir cette liberté, disons que je garde un peu d'espoir d'arriver aussi à mener une barque en restant assez libre et en contrant ce qui me fait défaut (le souffle la rigueur tout ça). Je sais pas si je suis claire, bref j'ai pensé un peu à tout ça. (j'adore Vol de nuit, je le case là) l'observation aussi chez moi et le décorticage, mais ça se fait naturellement parce que je suis d'une nature un peu torturée sur les bords x) mais voilà au moins ce qui est pénible en un sens sert à l'écriture !

      · Il y a presque 7 ans ·
      Avat

      hel

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