À vie déroulée (4)

austylonoir

C'était parce que nous vivions parfois en immortels, que nous nous projetions dans le futur en oubliant l'idée de la mort – avec ce qu'elle impliquait d'imminent et de soudain – qu'en conséquence nous nous retrouvions alourdis de fardeaux superflus ; de problèmes qui nous auraient été dérisoires si un recul avait pris. Et cependant, il ne s'agissait pas de diriger son âme vers une pensée morose, mais d'avoir à l'esprit cette ultime réalité, et de prendre à travers elle, la conscience du temps, qui sereinement s'effritait pour ne jamais revenir ; le temps, comme dans le mot des poètes, l'ennemi, le maître.

Notre vieux taxi, encombré, cahotant et s'effleurant de tous bords, approchait la ville côtière découpée dans l'horizon, et dont les blanches constructions miroitaient à l'heure où nous passions, l'éclat déclinant d'un soleil antique. À travers la fenêtre, un regard à vau-l'eau me revenait enrichis de mille instantanés ; clichés délicats de l'humaine condition, architecture coloniale héritée d'une autre époque et vestiges plus anciens, et contrastes nouveaux. J'en éprouvais l'agréable trop-plein du premier pas en ville, lorsqu'encore l'on manquait de repères, et que tout justifiait l'émerveillement des sens ; un temps de découverte précieux car éphémère, où la ville diaphane me donnait son âme à sentir. Or cette immensité urbaine conquérante de toutes choses – cieux, terres et mers – me semblait être l'écueil entamé de bien des illusions ; car certainement il y avait l'été et le bleu céleste confondu aux océans, et la brise douce et fraîche à suffire de bonheur, mais au creux de la jeunesse, l'oisiveté dominait la vie tout en étant départie du sentiment coupable, et le jour et la nuit, et le jour et la nuit, n'étaient que successions sereines d'un temps immobile. Alors, comme pour m'en prémunir, j'allais tirer au fond de ma poche un carnet de notes abîmé, et sur le tracé déjà fait de mon itinéraire, j'ajoutais de l'épaisseur à l'esquisse du crayon, laissant courir la mine entre monts et vallées, et chemins du désert.

Dehors, les réverbères allumaient les rues, et la nuit pareille à une fumée montante, répandait l'ombrage, la pudeur et la révolte, et de loin en loin, une rumeur indistincte faisait entendre son écho ; celui d'une effervescence à venir, de marées humaines en conquête de la ville, d'abords par petites vagues qu'on eût cru innocentes, puis soudain impétueuses comme le vent d'une tempête. Et tandis que les foules se déversaient à bâtons rompus, j'étais pris d'enchantement à vouloir les rejoindre, la curiosité ayant sur mes pulsions, une force séductrice. Je descendrai ici, ai-je dis, et sitôt le pied posé, je me retrouvais aspiré par des mouvements populaires, contraint d'aligner mon rythme au leur. J'avançais donc en aveugle de tout chemin, n'ayant vue dans ce bain que de la proche proximité, et je n'avais la perception de mon environnement qu'à travers les bruits contrariés d'une foule fiévreuse et dominante, mais qu'on trouvait à l'occasion dépassée par quelque fanfaron, vendeur ou charlatan, qui promettait une solution au moindre problème, fut-ce le ronflement ou le mauvais œil, ou bien même encore, une mauvaise fortune d'ordre plus intime ; il rajoutait, pour faire plaisir à madame, et l'accompagnait d'un sourire entendu, par lequel il renonçait de fait à la dernière élégance. D'autres plus déterminés, mettaient leur corps en scène dans une gestuelle amusante, où jurant les mains au ciel, me prétendaient ne faire aucun profit dans ce négoce, ou à peine! À peine! Et n'hésitaient pas dans leur éclectisme à proposer d'une même traite, des films piratés, des montres et des shampoings pour nourrissons ; une atmosphère plaisante de par la nouveauté qu'elle m'apportait, mais dont je savais avec certitude qu'elle m'userait à la longue comme c'était la nature du chaos d'ainsi faire les choses. Alors sous la dictée de mon âme d'ermite, j'ai fait un pas de côté, laissant couler le flot des hommes dans l'embrun de la nuit, où de fortes passions devenues anonymes se laissaient à exulter, abdiquant la gêne et réclamant le plaisir ; c'était comme s'il avait passé un vent silencieux et qu'il avait emporté avec lui les âmes individuelles, car la foule comme un monstre composé, avait désormais sa volonté propre, violente et totalitaire. Et la regagnant, nous débouchions à travers elle, en une immense esplanade, où le regard été saisi par l'étrangeté du spectacle.

L'oeil, où qu'il s'y posât, avait matière à étonnement. Des colonnes de fumées blanches s'élevaient dans la nuit, transportant l'épice et l'odeur des viandes que l'on mettait en marmite, et les cuisiniers s'attelaient aux soupes, le torse bombé comme de brillants comédiens, le geste et la parole habilement maîtrisés. On les voyait faire la conversation à des touristes conquis, lesquels ne détournaient jamais leur regard, sinon que pour une chose plus extraordinaire encore, comme un cracheur de feu soufflant dans les airs et allumant l'espace à la façon soudaine d'une comète éclatée, ou pour quelque conteur d'une époque ancienne, murmurant la légende de peuples éteints, et qui tirant les gens à lui, formait bientôt un cercle alentour, où le plaisir enfantin mêlait la passion des adultes, et des oh! fascinés criaient la stupeur. Et puis! Émergeant de nulle part et de chaque coin à la fois, il se rassemblait des hommes dont l'agilité était saluée obséquieusement par une foule captivée, et voilà qu'une pyramide humaine, larges de cinq hommes à ses bases élevait à son sommet un héraut à la voix portante, qui plaidait pour sa troupe quelques pièces bienheureuses.

J'observais sur les visages cette forme de contentement qu'apportait le divertissement, pareille à la soif que n'étanchait pas tout à fait la mauvaise boisson, mais qu'elle servait un temps à faire oublier. On venait ici réclamer sa part d'insouciance, chacun à sa mesure ; pour certains le repos éphémère et pour d'autres l'inconscience absolue. Et l'on durait ainsi dans de sémillantes veillées aux mouvements perpétuels, même si l'endroit peu à peu se vidait de son monde. Or dans la dispersions des masses, il s'ouvrait à mon regard de brèves visions, où je pouvais distinguer quelque chose de l'arrière-terrain, comme ce néon à cinq lettres désignant un hôtel, et vers lequel tête baissée, je me frayais un chemin contre des forces contraires, la lumière qui m'en parvenait me servant de fanal dans l'obscure apnée des corps mobiles.

Je suis arrivé au seuil de la porte, scrutant l'anneau de métal qu'il fallait y cogner, puis décidé, je procédais par coups fermes qui cependant demeuraient sans réponse, la lourde porte restant ainsi figée un très long moment. Lorsque seulement je m'apprêtais à partir, un mouvement s'est fait entendre, puis peu après une ouverture méfiante m'a laissé entrevoir un homme du dernier âge, éclairant son chemin à la faveur d'une lampe de misère, où l'huile d'ailleurs manquait à mourir. Puis la soulevant dans ma direction, je le voyais écarter bruyamment les narines comme pour flairer en moi la mauvaise intention, et puisque ne la décelant pas, il m'invitait à le suivre dans la cour intérieure.

Bien qu'obscure à cause d'un ciel de pénombre, la cour se conservait une chaleur réconfortante à travers le bleu scintillant d'un immense bassin que terminait tout au fond une muraille de pierres, et dont les minces ouvertures semblait couver un feu, tant la lumière qui les filtrait mimait l'incendie. Et tandis que mes pensées s'abîmaient dans une rêvasserie des plus éparses, le vieil homme m'en a soudain arraché, grognant qu'il n'était pas question de sortir à nouveau, car passée l'heure indécente où je me m'étais présenté, jamais, au grand jamais, il n'ouvrait plus la porte! Puis rétractant son émotion, il a poursuivi sur un ton plus calme, vous voudrez certainement vous arrêter un instant à la terrasse, celui que vous cherchez vous y attend en ce moment... En suite de quoi, il allait traînant sa lampe vers une petite porte en bois, en arrière de laquelle il avait – je le devinais – son séjour et sa coucherie. Bonne nuit, terminait-il enfin. En mon esprit, j'achevais de tracer ses dernières lignes ; homme du devoir et de la parole tenue, de la coutume et des routines. Son mal était dans sa solitude, contre laquelle il avait cédé au combat, refusant désormais l'effort qu'il jugeait entièrement vain. Quitte à mourir seul, plutôt s'épargner la peine de rêver. Il appartenait à ces gens-là raisonnables qui n'en avaient pas le temps.

J'ai suivi son indication à me rendre en terrasse, empruntant pour cela un escalier en courbe, dont les marches menaient par-delà la muraille, et s'achevaient sur un toit nu, dépouillé de tout ornement, à l'exception notable de ses longues balustrades, riches de reliefs et de voluptés féminines ; et cependant, c'était une vacuité que l'on ne pouvait ressentir, tant l'homme qui s'y trouvait, la comblait de son aura. Il a souri en me voyant : je dois reconnaître que je me suis trompé sur vous dans l'avion. Puis scrutant sa montre, le poignet levé au niveau du visage, il a poursuivi, aussi étais-je sur le point d'aller me coucher, pensant que vous ne viendrez plus. D'ordinaire, les gens viennent à moi sans détour, mais vous me semblez plus coriace. Et c'est tant mieux, car j'aime le caractère. Vous savez, lorsqu'on exerce un charme excessif sur les gens, il finit par vous survenir un ennui fatal car personne n'ose plus corriger votre erreur. C'est le lot des grands hommes de ne grandir que par eux-mêmes. Hélas, le courage chez les gens est une denrée rare. Ne voyez-vous pas vous-même comme ils se pressent à tous courber l'échine devant la puissance qui vient les soumettre? N'ont-ils pas un honneur qui les puisse maintenir droit? Dites-moi! Est-ce trop de dignité que de se vouloir être libre? Non... je ne le crois pas. Ses mouvements avaient l'amplitude des scènes de théâtre et demeuraient cependant d'un registre gracieux et naturel, et sa voix, lourde de résonance, prononçait les mots avec une certaine justesse de ton. Il approchait lentement jusqu'à moi, puis s'autorisant un mouvement latéral qui le plaçait sur mon côté, il a glissé dans mon oreille des mots empreints d'une agressivité nouvelle que je me surprenais d'entendre, car venus de nulle part et dirigés contre moi : que peut donc bien vous servir l'écriture?

Tout demeurait ensuite immobile. Ses yeux me fixaient comme pour me voir en-dedans, tandis que pour ma part, je détaillais chaque parcelle de son visage pour y trouver un indice à lire, quelque chose qui m'en indiquerait les motivations enfouies. Or il ne s'y trouvait absolument rien. Cet homme avait une si parfaite maîtrise de ses émotions qu'il n'en laissait rien échapper, s'en faisant presque un devoir d'ainsi paraître de marbre, le sentiment n'étant chez lui que la marque d'une faiblesse, du moins ce me le semblait ; il fallait s'en servir sans soi-même y goûter. Vous céderez, ai-je finalement lâché pour briser le silence, puis me détournant de lui, j'allais d'une marche confiante me tenir aux balustrades. La ville s'y déroulait jusqu'au bas des collines et plus loin encore, continuait sa course dans la mer. De faibles scintillements disaient les chemins escarpés et les ruelles désertes, tandis qu'aux grandes avenues, les véhicules se traînaient en filets des feux blancs et rouges. Enfin, depuis le port industriel partaient de grands cargos chargés de marchandises et de rêves d'Amériques, et pour peu qu'on y prêtât l'oreille, le chant des marins nous revenait en échos ; la mer étant toujours une promesse au voyageur. Pour quelles raisons m'offrez-vous l'hospitalité? lui ai-je demandé lorsqu'enfin il m'a rejoint. Longtemps d'abord nous nous sommes étalés en discours, pris de verve ou de passion, passant à travers la nuit et peu à peu dans le jour ; c'est que j'ai pour vous, il a dit, des desseins de grandeur.

C'était une absurdité d'entendre le discours d'un inconnu revêtir une forme, à la fois si intime et si grandiose, et c'était une absurdité plus grande encore que d'y prêter l'oreille, mais le désir d'explorer aux frontières du connu, et l'implacable sentiment d'une vie qui passe, du temps qui me mettait le couteau à la gorge, m'engageaient à ne pas m'en détourner trop tôt, car il y avait là matière au livre dont j'avais hâte.

  • C'est "marrant" dans la première partie ça fait pour beaucoup écho à ce qui j'écris en ce moment (les distances dans le voyage, le rapport à la foule, ...) curieuse rencontre, très énigmatique, qui donne envie d'en savoir plus et en même temps dans la fin la réalité carnivore " il y avait là matière au livre dont j'avais hâte." oui on se nourrit les uns des autres, ou en écriture tout est sujet à nourrir l'écrit, c'est comme cela que je l'ai lu en tout cas.

    · Il y a presque 7 ans ·
    Avat

    hel

    • Dans ce cas j'ai très hâte de lire ça. Je suis fasciné par tout ce qui a trait aux relations et aux comportements humains, d'ailleurs le fait de lire des ouvrages qui traitent de ça, m'a beaucoup aidé dans mon écriture. Ça me donne des outils théoriques qui complètent l'intuition ou l'expérience que je peux avoir! La "psychologie des foules" (avec toutes les critiques qu'on peut y faire) m'a bcp marqué par exemple : ) Et puis c'est vrai que le fait d'explorer le monde, de l'observer et ensuite de l'analyser ça nous transforme en profondeur, de telle sorte qu'on possède en soi-même une matière plus enrichie. Je sais que dans ma vie, le fait d'avoir d'avoir lâché mes études à Montréal pour passer de petit boulot à petit boulot, c'est ce qui m'a le plus forgé par rapport à ma compréhension de la vie et par extension de l'écriture.

      · Il y a presque 7 ans ·
      Boat lake night reflection stars

      austylonoir

    • ça à l'air hyper intéressant La psychologie des foules...et oui la vie forme, je m'interroge beaucoup sur les rapports dans la distance, et comment la distance géographique peut ramener à soi, mais là je vais te faire un pavé si je commence à dérouler...je ne publie plus trop ici tu sais sinon, les écrits longs sont pas forcément suivis en plus, fin bref, continue cette vie déroulée en tout cas, ça fait plaisir de te lire, et j'entends toujours un bout d'écho à ce qui m'anime, pour ça que je passe !

      · Il y a presque 7 ans ·
      Avat

      hel

    • C'est entendu : ) Par contre, il va falloir par un moyen ou un autre que j'accède aux textes que tu écris sans publier. C'est pas bien c'que tu fais, c'est pas bien!

      · Il y a presque 7 ans ·
      Boat lake night reflection stars

      austylonoir

    • ahah ! Bah c'est un peu devenu une plateforme fantôme ici quand même ! Mais oui je serai curieuse et ravie d'avoir ton œil et ton retour, ça peut se faire...tu es uniquement sur cette plateforme ?

      · Il y a presque 7 ans ·
      Avat

      hel

    • "activement" oui...qu'est-ce tu me suggérerais?

      · Il y a presque 7 ans ·
      Boat lake night reflection stars

      austylonoir

    • j'ai un compte sur Scribay, c'est un peu le même truc qu'ici mais en différent, par contre mes textes sont invisibles en ce moment ( en fait là-bas tu as des fonctions pour rendre visible ton texte à tel ou tel membre, ce que je fais avec quelques lecteurs, relecteurs) je pense à ça pour le côté pratique, du coup les œuvres longues tu peux les découper en chapitres, et le lecteur lui peut savoir ce qu'il a lu pas lu etc...tu me diras sinon je peux t'envoyer des pavés sous enveloppe aussi ^^

      · Il y a presque 7 ans ·
      Avat

      hel

    • Je suis daccord Avec le fait que c'est devenue "plateforme fantôme" plus de retour comme avant, toujours les mêmes thèmes. Je lis tes textes sur là short édition parfois :) mais je vais aller jeter un œil sur scribay.

      · Il y a presque 7 ans ·
      110 f 36716650 xenkavv6slkrmgb7skhvnqjgd670qb5n

      parismrs

    • J'avais un compte scribay que j'ai jamais utilisé : ) Vais aller voir ça maintenant

      · Il y a presque 7 ans ·
      Boat lake night reflection stars

      austylonoir

    • Chouette je viens de voir, j'ai remis en ligne les bidules que je travaille en ce moment.
      Si vous avez besoin d'aide...

      · Il y a presque 7 ans ·
      Avat

      hel

  • C'est une saveur !

    · Il y a presque 7 ans ·
    110 f 36716650 xenkavv6slkrmgb7skhvnqjgd670qb5n

    parismrs

    • Toujours un plaisir d'avoir tes retours : )

      · Il y a presque 7 ans ·
      Boat lake night reflection stars

      austylonoir

    • Ton texte est très riche toujours très poétique, il est inspirant !

      · Il y a presque 7 ans ·
      110 f 36716650 xenkavv6slkrmgb7skhvnqjgd670qb5n

      parismrs

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