Accélérez, surtout !
moss468
Une femme élégante, au parfum envoûtant et à la silhouette issue d'un dessin au fusain : je ne pouvais rêver meilleure compagnie en m'installant dans le TGV pour ce trajet Lyon-Paris. Cette créature m'apparaissait comme l'un de mes fantasmes fait chair, à ceci près que je la trouvais trop belle pour que j'aie un jour été capable de l'imaginer. D'apparence sophistiquée, elle maîtrisait visiblement l'art du maquillage et de l'habillement et savait mettre en valeur ses atouts naturels par un maniement subtil des couleurs. Sa chevelure légèrement ondulée, qui retombait sur ses épaules, lui conférait un air sauvage ; les lignes de son visage étaient pures et bien définies. On aurait dit qu'elle se trouvait en permanence au bord d'un précipice, comme si cet équilibre géométrique unique, si parfaitement ancré dans la beauté, pouvait à tout moment basculer et entrer de plein pied dans le monde du chaos et de l'uniforme.
Environ une heure avait passé lorsque le contrôleur fit son apparition dans l'allée centrale. Il s'adressa directement à elle : "Votre billet électronique n'est pas valable Madame, je le crains.
- Je ne comprends pas, j'ai pourtant effectué la réservation en ligne..."
Je sautai sur l'occasion pour engager la conversation, en m'adressant à moitié au contrôleur : "Ce n'est pas la première fois qu'un problème de ce genre se produit Monsieur, moi-même je suis parfois décontenancé par le nombre d'étapes nécessaires à l'obtention d'un e-billet..." Cette tentative resta sans suite, la femme m'ignorant totalement et mettant un terme à son échange avec le contrôleur en achetant un nouveau billet. Elle se replongea dans une posture méditative que je jugeais savamment calculée.
C'est ainsi qu'au moment d'entrer en gare de Paris Gare de Lyon, je fus stupéfait d'entendre à nouveau sa voix. Cette fois, elle s'adressait à moi : "Vous voyez, le problème avec vous, c'est que vous vous mêlez toujours de ce qui ne vous regarde pas." Sur ces paroles, elle se leva, déposa une enveloppe scellée sur mes genoux et se dirigea vers le bout du wagon. Sa démarche étudiée mettait en valeur tout ce qu'il y avait de spontané et de brut en elle : impossible de dire si elle était une création des hommes, de la nature ou de mon esprit. Une minute plus tard, le train était à l'arrêt. Ma créature vertigineuse s'était volatilisée, et seuls me restaient son parfum et cette lettre sur laquelle figuraient mes initiales. On ne savait plus quoi inventer pour transmettre un ordre de mission.
*
Voulz et Souc bossaient souvent avec moi sur les coups tordus de ce genre. Au sein de notre fine équipe, chacun avait ses qualités : Voulz était le plus entreprenant, Souc la voix de la raison et moi le plus observateur. Cette fois-là, nous étions entassés dans une Skoda complètement immobile et luttions contre la fraîcheur mordante d'un mois de mars.
Au bout de deux bonnes heures, j'alertai mes deux comparses : le type sortait du bar devant lequel nous étions garés, toutes lumières éteintes. Il salua un petit groupe et monta sur un scooter. Je démarrai la voiture et le pris en filature sur quelques kilomètres. Souc nous fit calmement remarquer qu'il ne suivait pas l'itinéraire habituel. "Il nous a peut-être remarqués. La logique voudrait qu'on ne s'attarde pas trop." Voulz grogna, ce que je pris pour un signe d'approbation. Nous étions au beau milieu d'une zone résidentielle, complètement déserte à cette heure. Des parterres de gazon et de fleurs séparaient de chaque côté la route des trottoirs. J'appuyai sur l'accélérateur.
L'action ne dura qu'un instant, et le bruit fut atténué par le pare-chocs de notre véhicule. L'homme vola sur quelques mètres avant de retomber vaguement au sol. Nous sortîmes de la voiture et nous approchâmes du corps encore animé de l'individu. Souc suggéra qu'on le tirât sur l'herbe, par souci de discrétion, ce que je fis.
"Qu'est-ce qu'on fait ? demandai-je en assommant définitivement l'homme à l'aide d'une matraque.
- On pourrait le mettre dans le coffre et faire ça au garage, répondit Souc. D'un autre côté, dans cette obscurité, il n'y a personne pour nous voir..."
Il n'eut pas le temps d'aller au bout de son idée : Voulz avait déjà sorti le couteau de chasse de son étui et découpait le torse de notre victime avec minutie, en suivant un schéma préétabli. Il plongea ensuite sa main à l'intérieur de sa poitrine ouverte et y remua quelques instants ses doigts. À lumière d'un croissant de lune, dans sa main ensanglantée, il brandit un petit boîtier noir et rond. "C'était son cœur, à ce con", dit-il avec poésie. Nous nous trouvions là : un corps d'homme, deux cœurs de pierre, un cœur de substitution et mon cœur d'artichaut. Il faut toujours se méfier des histoires d'amour mal engagées.