Tuer Hemingway
Pierre De Gerville
Charlie Baudelaire ! Le plus fou, c'est que mes parents n'aient même pas songé, en m'affublant de mon prénom ignoble, à mon illustre homonyme. Non – Charlie pour Charlot.
En bon Baudelaire, j'écris. Mais ma plume reste plus confidentielle que celle du génial traducteur de Poe et mes Fleurs du Mal s'apparentent plus à un recueil de lettres de refus. En dépit de ça, écrire me rendait heureux. Jusqu'à peu. J'écrivais en vrai Baudelaire, avec de la noirceur, de la force et beaucoup d'arabesques, du malheur et des potences et des nuages d'orage enlacés dans des alexandrins.
Il a fallu que je rencontre Ernest. Hemingway ! L'obsession incarnée de la vérité. J'ai relu mes textes et n'y ai trouvé que ma grotesque empreinte. J'ai lu Ernest et j'ai vu des hommes vivre entre les lignes et j'ai pleuré Catherine Barkley et je me suis saoulé avec Thomas Hudson – littéralement : le rhum, paradis artistificiel et tropical. Je me suis mis à écrire des phrases simples avec beaucoup de conjonctions de coordination et j'ai perdu mon style et je me suis perdu. Syndrome du perroquet.
Hemingway est devenu, assez ironiquement, le père de mon spleen. Ah ! Un bon désespoir. Noircir de corbeaux mon carnet à carreaux.
Haïku écrit avant-hier : Cadavre d'oiseaux / Et bourdonnement des mouches / La vie et la mort.
Eh oui, je produis des Haïkus. En ça, je dépasse Charles : personne ne connaissait les Haïkus, à son époque. Ou alors, ils faisaient deux pages.
Je digresse. Je digresse facilement, une demie bouteille de Saint-James dans l'estomac. Ah oui : écrire au naturel. Paradoxal, quand c'est justement ma main qui trace ces mots et que c'est la définition même d'artificiel. Je mettrais mes mains à couper pour libérer ma plume de tout artifice. Mesure radicale et inapplicable : pour m'amputer, j'ai besoin de mes mains. Nouvelle tragédie. Ah ! Ce bon vieux Spleen.
Je digresse encore. Si je suis ici, allongé dans mon grenier sur un vieux matelas, serrant dans mes mains tremblantes le calibre 12 de mon grand-père, c'est parce que je dois en finir avec Papa Hemingway. C'est lui ou moi. Une sorte d'Oedipe littéraire, finalement. Certes, il est déjà mort en 61, et déjà d'un coup de fusil. Mais les écrivains ont la peau dure : ils vivent dans leurs mots. Je ne suis pas fou ! Brûler les aventures complètes de Nick Adams n'a pas suffi. Il me faut plus : un meurtre rituel qui débarrasse ma plume de toute influence perverse et écrive en lettres de sang sur le bitume le titre de mon œuvre. Plus d'artifice – à part un peu de poudre. La vérité du vent et des quelques feuilles se posant sur le cadavre. Boum : une giclée de douze en pleine poitrine, on verra ce qu'il nous chante encore sur les Neiges du Kilimandjaro, Papa.
Hier, j'ai choisi ma victime. Il me fallait plus que l'Hemingway de 2015. Je voulais celui ou celle qui incarne la montagne d'écrits passés écrasant ma plume. L'homme ou la femme portant sur ses épaules l'intégrale des Lagarde et Michard.
J'habite un village de soixante habitants au fin fond du bocage normand et je n'ai pas le permis : mes choix sont limités et le pragmatisme de rigueur. J'ai dû opter pour Madame Lefèvre, quand même bibliothécaire à la retraite. Prends ça, Hemingway.
Elle approche. Je l'observe par la lucarne. Ponctuelle, Madame Lefèvre. Chaque Samedi, elle remonte la rue vers la boucherie. Le destin me sourit. Si elle passait devant chez moi en semaine, je ne pourrais l'abattre : de Lundi à Vendredi, je travaille au Mutant.
J'ai déjà vu ce qu'il donnait sur un sanglier, le douze. Alors sur Mama Hemingway…
Elle approche. Contre ma joue, le contact doux et rassurant de la crosse en bois. En joue !
Je referme mon carnet. Charlie Baudelaire, vraiment. Qui pourrait croire à un personnage avec un nom pareil ? Hemingway a réécrit trente fois le final de l'Adieu aux Armes et s'est brouillé au passage avec Fitzgerald. Il n'y a rien de naturel sur une page – seulement, si on a de la chance, la main d'un bon prestidigitateur.