Ailleurs
julie-m
Ailleurs.
Lucas repousse le moment du lever. Il s’étire, roule sur le coté, entrevoit la lumière du jour qui filtre à travers les volets qu’il oublie chaque soir de fermer complètement. Dehors la ville s’éveille bruyamment, à grand coups de jets d'eau sur les trottoirs, de camions de livraison, de portières qui claquent et sonnent le départ d'une nouvelle journée. Une de plus qui s’annonce pareille à n’importe quelle autre, que Lucas traversera de l’aube à la nuit tel un voyageur en transit : machinalement, sans y prêter attention. Elle viendra s'additionner aux autres, dont la somme totale représente si peu, à peine le prix d'un passage vers une destination dont le nom lui échappe encore.
Sur la table de nuit, la carte postale est toujours là. Elle le nargue depuis trois jours. Elle lui sourit, aussi. Littéralement : c’est une de ces banales cartes postales, un large happy face jaune avec en travers ces quelques mots en lettres rouges : Wish You Were Here. Au dos, pas de nom, pas de signature, juste cette question : qu’est-ce-que tu attends ? La carte venait du Japon. Il ne connait personne au Japon. Elle ne lui est pas destinée. Simple erreur d’aiguillage : le facteur s'est trompé de destinataire. Ça arrive parfois. D’ordinaire Lucas dépose la lettre dans la bonne boite. Mais cette fois, il ne l’a pas fait.
La carte postale est une tache jaune qui ne veut pas partir. Elle squatte la périphérie de son petit monde incolore et insipide. Elle s’étale en douce, prend ses aises, grignotant peu à peu le périmètre de son espace. Bientôt, elle sera installée à demeure.
Elle accomplit un travail de sape lent, subtil, obsédant et terriblement efficace. Des images émergent lentement de la mare noire de l'oubli. Des visages reviennent, de retour d'exil. Des instantanés un peu flous, des éclairs de souvenirs, des paillettes de vie. Ils arrivent brutalement, par à-coups, comme si quelque chose ou quelqu'un le giflait pour le faire sortir de sa torpeur, de son indifférence, pour le forcer à revenir dans le monde des vivants. Il a des démangeaisons, des envies de partir, Lucas. Il se sent à l’étroit dans sa peau. C'est un état de sensations plus qu'un état d'esprit. Et ça lui fait mal.
C’est pour ça qu’il a gardé la carte. Parce qu'il voudrait qu'elle soit pour lui. Qu'on lui lance un défi déguisé en invitation. Quand il rentre chez lui, la carte est le rappel irritant d’une vie qui pourrait bien l'attendre, ailleurs.
Ailleurs... Il ferme les yeux, se laisse transporter, revoit et perçoit tout comme s'il y était. L'odeur d'asphalte et de béton chauffé à blanc sur la Cienega Boulevard. Le serpent de métal argenté, aveuglant, qui s'enroule et se déroule à l'infini sur la highway 405 aux heures de pointe. Le choeur des tondeuses à gazon le samedi matin, qui le réveillait à chaque fois... Le bruit de la vie. De sa vie à lui, Lucas, quand sa vie faisait encore du bruit et qu'elle avait une odeur, une saveur et des couleurs. C'est stupide, pense-t-il. Je ne vais quand même pas me mettre à regretter les embouteillages et ces foutues tondeuses !
Deux ans qu’il est rentré. Deux ans qu’il est de retour au pays comme on dit. Deux ans qu’il ne trouve pas sa place, si tant est qu'il en ait eu une quelque part, mais ici moins qu’ailleurs, moins que là-bas en tout cas, bien qu'il en soit parti précisément parce qu’il s'y sentait étranger.
Il a sorti son passeport et l'a posé à coté de la carte au smiley. Il est toujours valide, ainsi que son visa. Il peut partir demain s’il le souhaite. Aujourd’hui, là, maintenant tout de suite…
Il pense à la présentation qu'il doit faire ce matin à 10 heures. Il s'imagine, envoyant un SMS à David, sa moitié professionnelle, en lui disant de ne pas l’attendre, qu’il fasse la présentation sans lui. David l'appellerait, bien sûr, mais Lucas ne répondrait pas, ne répondrait plus... Sa petite voix intérieure lui dit ne fais pas le con, Lucas, mais l'autre voix, la perfide, se moque de lui et lui demande ce qu'il attend. Ce n'est que lorsque l'avion décolle qu'il prend vraiment conscience de ce qu'il vient de faire. Il a tout largué, tout plaqué. Encore une fois.
Il est arrivé à Roissy juste à temps pour attraper le vol pour Los Angeles. Le billet lui a couté une fortune. Il s'en fiche. Du fric à L.A., il en a toujours fait. Il en fera encore. Il ira voir Kelli. Il sourit vaguement en pensant à Kelli. Je me demande si elle s’habille toujours aussi bien, se dit-il. Kelli, adepte de couleurs violentes et de tatouages torturés. Kelli dont le style vestimentaire consistait essentiellement à superposer tout et surtout n'importe quoi. Kelli qui avait rasé la moitié de ses cheveux et teint l'autre de trois couleurs différentes. Kelli enfin, avec sa gouaille et son accent du Midwest, attentionnée à sa manière rugueuse, et surtout une excellente coloriste – en dépit du désastre voulu de sa propre chevelure – que tout le monde s'arrachait. Kelli, qui saurait lui dire où trouver Maddie.
Maddie. Madison. Lucas ferme les yeux pour mieux la revoir. Madison aux grands yeux bleus lumineux, aux dents parfaitement blanches et alignées mais qui pour le reste n'avait jamais cédé aux diktats des canons de beauté made in USA. Madison, blondasse et potelée, courte sur pattes et toujours un tantinet à la traîne. Mais Madison à l’esprit affuté comme une lame de sabre, à la répartie vive et implacable, et qui avait le don de toujours poser les questions qu'il ne faut pas. Madison enfin, qui aurait pu lui envoyer cette carte avec un smiley jaune.
En partant, il a jeté la carte postale dans une boîte aux lettres de Roissy. Il n’en a plus besoin, et quelque part au bout du monde, quelqu’un attend quelqu’un d’autre. Il ne sera pas celui qui les empêche de se retrouver.
Dans huit heures il y aura Los Angeles, monstrueuse et tentaculaire, pleine de pièges et de promesses, ses grands axes, ses espaces et sa foule immense dans laquelle il pourra se noyer, se perdre et se retrouver, et où tout recommencera. Cette fois, il ne se loupera pas
Synopsis : Tout commence avec une simple carte postale reçue par erreur. La carte est une invitation qui ne lui est pas destinée, mais elle rappelle à Lucas des circonstances de sa vie qui le poussent à soudainement tout quitter et retourner aux Etats-Unis.
De son propre aveu, il considère que son existence, routinière et insipide, ne le satisfait pas et ne le mène à rien. La carte postale est le déclencheur d'une fuite soudaine pas totalement imprévisible, mais également d'un retour en arrière pour tenter de redonner un sens, une direction à sa vie.
Il se rend à Los Angeles, où il a vécu plusieurs années. Il y a des attaches, du moins c'est ce qu'il pense. Là-bas, se dit-il, il a laissé des parcelles de lui qu'il lui faut retrouver. Des morceaux épars qu'il veut rassembler, afin de comprendre les raisons qui le poussent à toujours fuir, à toujours détruire, à ne réaliser la valeur et la place que prennent les autres dans sa vie que lorsque c'est trop tard et qu'il les a perdus.
Il y retrouve d'anciens amis, d'anciennes relations. Notamment Kelli, à qui il s'adresse pour retrouver son amie Madison. Madison n'est pas vraiment heureuse de le revoir. Entre elle et Lucas existe une relation compliquée, intellectuelle plus que sentimentale, avec des pointillés à remplir et des parenthèses à refermer. La fin de leur histoire a été particulièrement éprouvante pour Madison : Lucas, du jour au lendemain, a disparu de sa vie sans donner la moindre explication. Une fin abrupte, inattendue, inexpliquée que Madison a eu beaucoup de mal à surmonter. Pour l'un comme pour l'autre, renouer un lien, de quelque nature que ce soit, est une tâche difficile, avec à la clé la possibilité d'un nouveau départ, ensemble ou séparément.
Peut-on vraiment rebrousser chemin dans sa propre vie ? Remonter le temps, réparer les erreurs commises, effacer les mauvais choix ? Ou bien le retour en arrière n'est-il qu'une tentative - vouée par avance à l'échec - de retrouver le meilleur de soi ? Est-ce que le meilleur de soi, c'est toujours ce qu'on a perdu ?
Le voyage dans le passé de Madison et Lucas est aussi un voyage à travers Los Angeles, ville unique aux facettes innombrables, kaléidoscope de quartiers et de populations, labyrinthe peuplé de créatures étranges et souvent attachantes, de gens ordinaires satisfaits de leur vie banale, d'autres plus complexes et parfois à la dérive, parfois dangereux.
Au cours de ce voyage, Madison et Lucas retrouvent peu à peu leur complicité d'antan, mais aussi ce qui les divisait. Parviendront-ils cette fois à s'accepter tels qu'ils étaient alors, tels qu'ils sont devenus ? Chacun découvre à travers l'autre des facettes d'eux-même qu'ils ignoraient. Le voyage de Lucas devient ainsi une leçon de vie que Madison lui donne et dont il ne sortira pas nécessairement meilleur ou grandi, mais en tout cas lucide et d'une certaine manière, apaisé. Réconcilié avec lui-même, il se sent enfin connecté aux autres, et peut envisager de se construire une vie qui ait, comme il le souhaite, "une musique, une couleur, une odeur, une saveur”. Ici, ou ailleurs.