DEVIANCE

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DEVIANCE

                                                Premières pages

                                                        

Cela fait vingt-cinq ans que je fais le trottoir. Vingt-cinq ans que j’arpente le bitume. Vingt-cinq ans que j’empoche le liquide du client de passage. Habitué, ou première fois. J’ai droit à ma dîme. On me repère immédiatement à ma tenue outrancière. Le client dans ce quartier n’est point timide ; il m’adresse la parole dès qu’il me voit. Je suis à leur service. Les billets remplissent ma poche en échange de mes bonnes grâces. Toujours avant de pénétrer dans l’hôtel. Vingt-cinq ans que je subi l’écrasant soleil de la Côte-d’Azur. L’agressivité et l’effervescence des nuits estivales ; l’humidité des longues nuits d’hivers. Dans cette avenue célèbre du bord de mer, je suis une célébrité pour les riches habitués, ils m’appellent tous par mon prénom. Célébrité éphémère, dès qu’ils quittent l’établissement, qu’ils ont joui des délices et savouré l’ambroisie azuréenne, mon visage et mon petit nom s’évanouissent jusqu’à la prochaine fois.

Il fait froid, il est tard, je ferme les yeux…

Demain ils ne me verront pas. Ils ne me verront plus. Je file à toute allure sur l’autoroute du soleil. L’imposante Mercedes dévore l’asphalte. A son volant, malgré la fatigue je file à 250 kilomètres heure. J’ouvre à nouveau mes yeux. La glissière de sécurité à cette délirante vitesse n’en est pas une. Que la police m’attrape, m’arrête, je me moque de cette éventualité. Je ne reviendrai pas en France. Je ne payerai pas l’amende, je poursuivrai en stop, avec mon accoutrement qui fait tourner les têtes.

La limousine noire me conduit à Paris. Puis je l’abandonnerai place Vendôme et je sauterai dans le premier train pour Berlin. Je quitte mes bas-côtés ensoleillés pour la grisaille alémanique. C’est la voiture de mon dernier client. Il s’envole pour New-York ; il m’a laissé les clés. Avec le flouze. Comme d’habitude. Mais dans quinze jours, je serai absent pour lui restituer sa belle automobile.

Je dépasse Saint-Raphaël, Cannes et mon bout de pavé s’éloignent à tout jamais. Les lumières de la Riviera s’éteignent peu à peu dans mon rétroviseur. Je m’enfonce dans les limbes. En sortirai-je en Enfer ou dans l’Éden que je convoite depuis tant d’années. Espérances ou illusions ? Ou désillusions ?

Nyx m’accueille dans ses bras apaisant. Mais j’ajourne la conversation avec son  doux époux Hypnos. Il est fourbe. Il me poussera droit dans cette satanée glissière que je sens trop près de moi.

Les pensées se succèdent les unes aux autres. Elles m’assaillent de leurs fiels amers. Elles m’ordonnent de faire demi-tour. Le monde que je me suis imaginé jours après jours, est une chimère. Une douce espérance pour me faire tenir sur ce maudit bout de trottoir. Une utopie, teintée d’une puérilité débordante d’imagination. Le rêve que font les prisonniers en taule. Un rêve pour supporter ces mêmes journées de frustration. Frustration ! Voilà mon carcan dont les kilomètres me dépouillent dans cette délicieuse fuite en avant. Cette terrible frustration transformée en fardeau avec les années. Frustration d’une vie non réalisée. Cette frustration vous saute à la figure telle une grenade dégoupillée. La mèche est calibrée pour s’enflammer à quarante-cinq ans. C’est l’âge du dernier bilan où l’on peut encore changer les choses. Dans cinq ans, c’est l’addition ! Remords, regrets, déceptions, joies satisfactions, réussites s’additionneront, se soustrairont. Et l’inventaire sera définitif. La récolte des souvenirs commencera pour cesser avec l’ultime jour sur terre. Une vie spoliée d’une bonne semence, donnera un champ d’amertume et de tristesse. Alors je file vers ma nouvelle vie. A vive allure. La raison ne corrompra pas mon esprit. Il me reste cinq ans pour cultiver mon jardin des souvenirs.

 J’ouvre la vitre et je jette l’hideuse casquette ma compagne de ces vingt-cinq dernières années. Ma casquette d’embastillé. Puis cette horrible et ridicule veste qui plaît tant aux clients. Elle suit le même chemin que mon couvre-chef.

Enthousiasme, joie et exaltation sont mes trois copains de route. Avec eux je ne faiblirai pas.  Adieu vie prosaïque. Je ne serai plus un être falot.

Pardonnez-moi, Camille et Thomas. Mes deux amours, je ne vous oublierais jamais. Lorsque l’on quitte tout, on se sépare aussi de ce que l’on a de plus cher. Mes enfants, je vous aimerai jusqu’au dernier jour. Mais vous devez comprendre ce choix terrible, l’abandon d’une famille pour une autre vie. Vous êtes à l’aube de l’âge adulte et vous avez tout l’avenir devant vous. Laissez-moi vivre heureux les quelques années qui me restent.

Laurence, ma belle épouse. Jamais vraiment aimée… Tu ne m’as jamais compris. Aucun effort de toi pour me comprendre. Tu es la cause de ma frustration. Pardonnez-moi mes vieux parents, vous vous en êtes la source. Vous perdez à jamais un fils. Ma sœur cadette vous a comblée de bonheur avec sa merveilleuse famille. Consolez-vous auprès d’elle.

Oubliez-moi mes amis. D’enfance, ou d’après. L’amitié est un miracle. L’homme est un égoïste accompli depuis toujours.

Mes chers collègues de travail, demain après-midi vous ne me verrez pas arpenter le perron de l’hôtel avec vous. Henri le portier a pris la tangente. Ce célèbre palace de la croisette se passera de ses services. La voiture de Monsieur  Berreti est manquante. Il est parti quinze jours aux USA. Au lieu de la garer dans le parking, elle me sert de passe muraille. Si tout va bien, je la laisserai au portier du Ritz demain matin. Je ne suis pas un voleur. Simplement l’évadé d’une vie promise à l’acrimonie. Un voiturier du Palace vous la ramènera. Monsieur Berreti a eu l’élégance, malgré lui, de me filer la thune pour payer le voyage retour. La conciergerie du Ritz appréciera ce geste délicat.

Je m’arrête à la station d’essence après Brignoles. Je refais le plein de caféine. Pour maintenir mon taux d’adrénaline élevé. Je ferme les yeux. Ma première pensée est pour mes enfants. Ne pas pleurer. Ni faiblir. Le paysan-soldat Romain allait de l’avant. Aurait-il bâti un empire, s’il s’était retourné sur sa familia ? Il a asservi des terres, assujetti des peuples, accaparé des richesses. S’en est repus. Je conquerrais ma vie, jouirai de mes sens, consumerai ma chair et mon esprit. La satisfaction sera ma dernière compagne.

J’ouvre les yeux. Je me saisi des clés de la Mercedes. Je cours comme un ahuris, m’engouffre dans la voiture, et je démarre tel un enragé. Les employés de la station cherchent encore un éventuel poursuivant. Mais ma fuite est immatérielle. Je prends garde néanmoins à mon principal adversaire. Il est en moi. Remord me colle aux basques. Sagesse et raison  sont ses deux molosses.

L’autoroute est déserte. La vitesse élevée augmente ma jouissance. Jouissance physique de cette folle hâte. Jouissance morale de fuir mon passé. Je souris béatement. J’imagine ma vie à Berlin. Mes espérances  réalisées…dring, dring… j’arpente l'avenue Unter den Linden, sans rougir…dring…dring…je me rends au DDR museum, pour acheter mon petit bout du mur de Berlin, puis j’irais boire un verre au…dring…dring…au dring-dring ! Au quoi ? Connais pas ce bar dans le jardin de mes convoitises! Dring…dring ! Ce satané téléphone portable. Je ne l’avais pas éteint. C’est Laurence ! Laurence ! Elle aussi ne fait pas partie du jardin de mes espérances… Il est une heure du matin. Je ne suis pas encore rentré. Alors cette mère modèle, cette bourgeoise confirmée dans sa vie calibrée  à l’assujettissement parentale, cette avocate major de sa promotion, maître de conférences, s’inquiète de mes quarante-cinq minutes de retard. Elle n’est pas anxieuse d’un éventuel accident sur ma personne. Non, nous résidons à dix minutes à pieds de mon lieu de travail. La police l’aurait déjà prévenue. Elle s’alarme d’une obscure, et irréfléchie envie  de m’affranchir des règles jamais verbalisées entre époux non consentants. Je dois rentrer à l’heure. Je dois justifier par une obéissance rigoureuse le fait, que moi Henri Gardier portier d’hôtel, ais pu, par une alliance contre-nature épouser la brillante avocate Laurence  Bertolino, fille d’une richissime et estimée famille de notaires de la Côte-d’Azur. Papa Maman Bertolino auraient voulu qu’un homme de droit, seulement un homme de droit pénètre cette mystérieuse et inquiétante famille prospère et bien introduite dans les cénacles décisionnaires et influents de la Riviera.

Le téléphone s’est tu. Pas Laurence. Mon prénom est hurlé, et accolé à d’autres patronymes à ce moment présent, dans le bel appartement-toit-villa de la pointe Croisette. Minable, bellâtre, sac à merde, fils de pute, parisien sont mes nouveaux noms de baptême de ma nouvelle vie. J’aurais désiré mieux.

Parisien ! Toujours ce mot, qui se transforme en sobriquet dans la famille Bertolino à mon encontre. Ou vers toute autre personne « pas d’ici », « pas du pays », qu’ils croisent et où ils ont décidés qu’il serait mis à l’amende. Une présence physique de plus d’un mois dans le département, donc hors du statut de touriste suffit pour vous condamner à la disgrâce. Sauf si vous leur apportez un avantage pécuniaire. Vous pouvez échappez à la vindicte si vous êtes une célébrité. Alors vous aurez droit au statut enviable « d’enfant d’adoption ». Les Alpes-Maritimes sont habitées par une majorité de gens venus d’ailleurs. Malgré ce fait, ce particularisme de rejet est toujours en vigueur chez les Bertolino. Vingt ans que je suis un « estranger » pour belle-maman et beau-papa. Le parisien repart à Paname. Mais le no man’s land est trop faible. Laurence, une femme  « que l’on ne quitte pas » pourrait surgir à tout instant accompagné de malfaisants choisis par vos soins.  Je m’en vais au pays des germains. Je mets de la distance. Un intervalle de sécurité. Définitivement !  Henri vous laisse à votre bêtise. Laurence vous est rendue. Je ne vous ferais plus honte par le simple fait de ma présence lors de vos repas familiaux ou d’affaires.

             

 DEVIANCE

                                                                   Synopsis

Henri est portier dans un des palaces de Cannes. Vingt-cinq ans de dur labeur. Mal marié. Sa femme, une avocate, Laurence est issue d’une famille influente et prospère des Alpes-Maritimes. Ils ont deux enfants Thomas et Camille, qu’il adore. Sa belle-famille le déteste, et méprise son statut social. Il a une maitresse Sandra, bikeuse et vulgaire qui le satisfait sexuellement. Laurence le fruste, mais elle continue malgré son désamour à le fasciner par sa réussite, sa grande beauté, et son éducation. Elle incarne l’image de la mère et de la femme idéale. Les parents d’Henri exigeaient de lui des enfants et une famille. Mais lui aspirait à autre chose.

Quarante-cinq ans c’est l’heure du dernier bilan. Alors il ferme les yeux. Il pense à ses rêves inassouvis. A ses frustrations. A ses désirs d’évasion. La plupart des hommes rêvent de destinations ensoleillées, de plages, d’exotisme. Lui son désir d’épanouissement, passe par Berlin. Capitale européenne de la culture, des mouvements artistiques et de l’effervescence intellectuelle. Les yeux fermés, il imagine sa fuite, son évasion.

Il ne gare pas la voiture du dernier client au parking. Il fille directement sur l’autoroute, direction Paris. Il y laisse la voiture, puis saute dans le premier train. Tout au long de la remontée en voiture vers la capitale, il est taraudé par le remords envers sa famille. Mais il veut y mener une vie d’artiste. Il a déjà vendu, à bon prix quatre de ses toiles à des clients russes. Ces peintures ont pour thème le fétichisme. Voilà la principale frustration d’Henri : elle est sexuelle. Sa femme ne veut pas entendre parler de cette déviance. Le cuir et les bottes, restent au dressing la nuit. Sandra lui permet de gérer au mieux sa frustration, mais il s’ennuie avec elle en dehors du sexe. Il veut avoir une vie sexuelle épanouie, se bâtir une atmosphère de volupté, assouvir son sens de l’esthétique, rencontrer des personnes différentes. Berlin est la dernière ville en Europe  où l’on peut mener une vie de bohême.

Il parvient à Berlin. Il a rompu tout lien avec son ancienne vie. Il s’est acheté une fausse identité. Il a bien gagné sa vie, et peu dépensé. Il a les moyens financiers de ses nouvelles aspirations. Il s’installe dans un atelier d’artiste, peints ses toiles, en vend, se taille  une notoriété dans la mouvance fétichiste allemande. Il rencontre des femmes. Elles assouvissent tous ses fantasmes.

Il ouvre les yeux il est comblé. Le soleil azuréen se confond avec la grisaille allemande.

Il les referme. Il est frustré. De ses enfants, de ses amis, des bistros, de l’humour et de la mauvaise foi des français. Il rentre à Nice. Se fait pardonner par sa femme, pour l’amour de ses enfants. Renoue avec sa maitresse. S’en accommode. Mais il doit enfin faire un choix. Il ne peut continuer à mener une double vie. Le fardeau du mensonge est trop lourd. Le sexe, ou ses enfants qui lui manquaient tant. La luxure ou la douceur d’un foyer.

Il ouvre les yeux. C’est la fin de son service. Demain matin il téléphonera à sa maitresse et lui donnera rendez-vous pour dix heure, l’heure à laquelle il doit rejoindre son épouse dans une brasserie de la Croisette pour le rituel du café du samedi matin.

Deux choix  s’offrent à lui. Soit il se rendra chez sa maitresse pour lui annoncer la fin de leur liaison.  Ou il rejoindra sa femme pour lui notifier son intention de divorcer.

Il cogite toute la nuit.

Il est neuf heure cinquante. Il est sur la croisette, face à la ville, face à lui-même. A gauche, le Suquet où habite sa maitresse. A droite, la brasserie où sa femme l’attend.

Ce dilemme et sa conclusion sont le fruit de ses imaginations quotidiennes. Jour après jour, ces fuites idéalisées, ces douces utopies l’on amenés sur le chemin d’une introspection. Vingt-cinq ans d’une remise en question. D’une auto-analyse pour accepter et gérer sa déviance.

Le choix devient une évidence…

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