Alea jacta est

Fée Des Mots

 Alea jacta est

1er décembre : Ordre et désordre

« Le genre humain qui devrait avoir six mille ans de sagesse,

retombe en enfance à chaque nouvelle génération.»

Tristan Bernard, Préface Drancy-la-juive

     6h30

     Je garai la voiture devant la maison et sortis en hâte. Une pluie fine s'abattait sur Arras, faisant fondre la neige et transformant les chaussées en tapis boueux. Les rues étaient désertes, les volets clos. Quelques cheminées expulsaient de la fumée dans la froide obscurité, donnant au quartier Méaulens une apparence fantasmagorique. Je soupirai. Feindre un quotidien normal, me cacher, mentir devenait épuisant.

      J'avançai avec précaution sur le sol encore glissant et me dirigeai vers le porche de la maison.

« Déborah Grandet

Thérapie comportementale & PNL

Sur rendez-vous »

      Des images du passé se matérialisèrent dans mon esprit et mes yeux s'embuèrent de larmes à l'évocation des souvenirs. Paul et moi avions aménagé cette maison de sorte que je puisse recevoir mes patients au rez-de-chaussée tout en conservant notre cocon familial. Nous vivions heureux ici, mais c'était avant... Aujourd'hui, ce lieu était devenue ma prison. Si seulement nous pouvions revenir en arrière, prévoir, peut-être pourrions-nous changer les choses... Le souffle du vent glacial sur mon visage me ramena brutalement à la réalité. Je devais rester positive, je n'avais pas le choix. Accepter ce qui est, demeurer dans le présent et avancer. Certes j'avais peur, j'étais tétanisée, sans parler de ce mauvais pressentiment qui me hantait depuis quelques jours...

     Je pénétrai dans la maison et me dirigeai vers mon bureau. L'électricité coupée pour la nuit devait être réenclenchée à présent. Je manipulai l'interrupteur et une lumière chaude emplit la pièce.  Je me rendis ensuite dans la cuisine pour allumer le chauffage et préparer mon premier café de la journée. Enfin je branchai mon ordinateur et me connectai aussitôt sur « Free News », un réseau social libre, non contrôlé par les autorités.

      Lors de l'épidémie du virus M2I et des émeutes qui avaient suivi en septembre, les gouvernements s'étaient emparés des réseaux sociaux existants, verrouillant les comptes Facebook ou Twitter des internautes trop alarmistes. Muselés, les médias officiels ne véhiculaient plus que de la propagande.

      Début novembre, face aux diverses crises sanitaires, économiques et politiques, un groupe violent de rebelles extrémistes entreprit de faire la « révolution », un coup d'état qui affaiblit un peu plus la France et renforça la censure. Le nouveau gouvernement considérait les opposants comme  des « traîtres à la patrie » et les dissidents risquaient la peine de mort. « Haute trahison », « incitation au chaos », « publications mensongères » ou encore « corruption intellectuelle », les excuses ne manquaient pas aux rebelles pour organiser des parodies de justice populaire au cours desquelles les accusés-coupables étaient lynchés.

      En peu de temps et à différents niveaux, le monde s'était déréglé, la société désagrégée.

      « Free News » avait été créé dans le but de se substituer aux propagandes, rapportant la vérité. Protégé par de multiples pare-feux, administré par des « messagers » anonymes répartis dans le monde, chaque utilisateur possédait un compte personnel privé pour la messagerie et public pour les informations. Dès la connexion au site, l'IP se trouvait masqué de sorte que les échanges ne puissent pas être pistés. Aucune information ou conversation personnelle n'était conservée. Pour posséder un compte, il fallait être invité par deux membres différents qui se portaient garants pour le nouvel internaute.

      « Pas de nouveau message. »

      Presque deux mois que Paul était parti, échappant aux rebelles qui l'accusaient de terrorisme. Deux semaines qu'il n'avait pas donné signe de vie. Bien que mon intuition m'assurait que tout allait bien, je ne pouvais m'empêcher de m'inquiéter. Il me manquait tellement ! Marie et Noah le réclamaient chaque jour, et je me sentais impuissante à expliquer à deux enfants de six ans les raisons pour lesquelles leur père avait dû fuir.

      Le voyant orange de la messagerie instantanée clignota sur mon écran, je cliquai sur le lien et une fenêtre apparut.

Coucou ma belle ! Quel plaisir de te voir en ligne ! Comment ça va ? Les enfants ?

      De dix ans mon aînée, Mathilde avait été ma formatrice dans divers séminaires de thérapies alternatives avant de devenir mon amie. C'était une sorte de guérisseuse, maîtrisant l'art de soigner par le magnétisme. Une profonde affection nous liait toutes les deux.

Salut Mathilde ! Ravie de te croiser moi aussi. Disons qu'on fait aller. Les enfants vont bien, ils tiennent le coup, mais Paul leur manque... Des nouvelles sur le réseau ?

Non, pas à ma connaissance, mais ne t'inquiète pas. Je suis sûre que tout va bien.

Je sais, c'est juste que... je sais pas, depuis quelques jours, j'ai l'impression que quelque chose cloche et ça me fait peur.

Essaie de te relaxer et fie-toi à ton instinct. Toi et moi, nous savons que tu peux le faire. Ça se passe comment au cabinet ?

Suis débordée, entre les patients habituels et les nouveaux complètement paniqués par les événements... La plupart s'attend à ce que je leur prescrive des cachetons et quand je parle de relaxation ou méditation, ils déguerpissent. Je me sens un peu dépassée. Et toi ?

J'imagine... Moi, j'entre dans le cadre de la « pratique illégale de la médecine » ou « sorcellerie », au choix. Mais il en faut plus pour m'arrêter, rires. Et les rebelles ? Tu les as encore sur le dos ?

Comme d'hab', oui. Je n'ai pas le droit de quitter la région et je dois me mettre au service de la communauté. Ils m'amènent des prisonniers en espérant que je leur fasse un lavage de cerveau. No comment ! En échange, j'ai le droit à plus d'électricité et du chauffage au cabinet. Mais bon ! L'important c'est qu'ils ne découvrent pas Noah et Marie.

Chez vous aussi alors ils prennent les gamins survivants pour faire leur « éducation » ?

Oui, surtout qu'il n'y a pas beaucoup de survivants au M2I.

Pareil ici. Les enfants les plus jeunes ont été le plus touchés, incurables même pour moi. Des charognards chez toi ?

Je n'en ai pas encore vu ici, mais il paraît qu'ils pullulent ailleurs dans la région. J'ai entendu des trucs hallucinants à leur sujet.

Bordeaux est devenu un nid de charognards. Je les ai vus à l’œuvre avant de me réfugier à Mimizan. D'humain, ils n'ont conservé que l'apparence et il semblerait que tous les pays du monde soient touchés. Tu savais qu'ils avaient détruit Marseille ? C'est une zone noire sur la carte, plus personne n'ose s'y aventurer.

J'ai vu, oui... Ils finiront par arriver ici aussi, il n'y a pas de raison. Ils se déplacent en meute si j'ai bien compris et ne sont mus que par les besoins primaires : manger, boire, s'accoupler... J'ai promis à Paul qu'on ne prendrait pas de risques, mais... je crains que la situation ne se détériore, vraiment je le sens mal.

Tu as un plan d'urgence ?

Plus ou moins... Difficile de m'organiser étant donnée la situation. Je quitte la maison très tard pour rejoindre les enfants sans être vue et reviens tôt au cabinet. Je dors deux parfois trois fois par semaine dans mon bureau, histoire de sauver les apparences. Je commence à saturer, et Paul me manque.

Garde confiance et n'oublie pas que rien n'arrive par hasard. Reste attentive aux signes et suis ton intuition, c'est notre seul espoir de survie à tous. La connexion est mauvaise, je préfère te saluer avant que ça ne coupe. Donne des nouvelles et courage !

  Ok, ça marche. Prends soin de toi et à très vite ! Bises.

      13 h

      J'avais enchaîné les patients toute la matinée, je me sentais épuisée. Que pouvais-je répondre à ces personnes qui craignaient la colère divine, l'invasion extra-terrestre ou la guerre mondiale ? Le chaos appelait le chaos, et les théories apocalyptiques n'arrangeaient rien. Je n'étais pas habituée à voir les patients me supplier pour une dose d'antidépresseurs ou de somnifères. Et quand bien même ? Je ne comprenais pas plus qu'eux cette période étrange que nous vivions. J'étais en colère, enragée contre ces imbéciles qui m'obligeaient à travailler le samedi sous prétexte de renverser l'ordre social, et qui m'imposaient des patients pour qui je ne pouvais pas grand chose. Je dînai rapidement d'un sandwich puis me connectai sur « Free News ». Aucun message. Mes enfants me manquaient, je les appelai depuis le site.

- Vincent ? Tu m'entends ?

- Debbie ? Oui, je t'entends. Tout va bien ?

- Oui, pas de souci. Y aurait-il quelques anges dans le coin ?

- Ils me tirent le téléphone des mains, tu veux dire !

- Maman, maman !

      Noah et Marie se disputèrent le privilège de me parler en premier. Ma fille eut raison de son grand frère.

- Maman, quand est-ce que tu rentres à la maison ? Tonton Vincent, il dit qu'on va faire le sapin demain, t'es d'accord hein ?

- Bien sûr ! Ce sera le plus beau des sapins !

- Faudra faire une photo et l'envoyer à papa, ajouta Noah. Comme ça, il reviendra plus vite du travail.

      Émue, la gorge nouée, je dus faire un immense effort pour conserver un ton enjoué.

- C'est d'accord, on fera une photo. Mais dites les enfants, soyez gentils avec tonton Vincent et ne vous disputez pas, ok ?

- Oui maman, répondirent-ils en chœur, ce qui n'augurait rien de bon.

- Debbie ? J'espère que tu m'en veux pas, j'ai sorti les décorations de ta grand-mère en pensant que ça les occuperait. Par les temps qui courent, un peu de magie leur ferait pas de mal.

- Non, tu as bien fait. Nana adorait Noël. Je suis sûre qu'elle aurait fait de même dans de telles circonstances.

- Tu es sûre que ça va ? Ta voix est...

- Fatiguée, je suis juste fatiguée, t'inquiète pas. Je dois retourner bosser. Je rentrerai demain matin, avant le réveil des petits.

- Fais attention à toi ! Courage !

      Ce bon vieux Vincent... Il avait été le dernier compagnon de route de ma grand-mère avant qu'elle ne succombe à son cancer, il y a deux ans déjà. Elle me manquait toujours autant. C'était elle qui m'avait recueillie et élevée lorsque mes parents avaient été victimes d'un accident de la route. J'avais caché les enfants dans cette petite ferme du Mont Saint Eloi qu'elle m'avait léguée, sous la surveillance de Vincent. J'y vivais officieusement la plupart du temps mais je devais sauvegarder les apparences en dormant ponctuellement au cabinet.

      19h

      Le dernier patient venait de quitter le cabinet et je rédigeais quelques notes sur l'évolution de  nos séances. Concentrée sur mon travail, je ne prêtai pas attention aux bruits provenant de la rue. La porte de mon bureau s'ouvra brusquement et me fit sursauter. Deux gendarmes à la mine sombre et armés de fusils tenaient en joue un adolescent au regard enflammé et provocateur.

- Doc', on vous apporte un p'tit cadeau, c'est un traître. Faut l'convaincre de rejoindre les soldats d'la révolution, sinon il s'ra pendu.

- Pendez-moi sales fascistes ! cria le jeune garçon

      L'un des gendarmes lui asséna un coup violent dans le bas ventre.

- Ferme-la vermine ou j'te crève tout de suite !

- Messieurs, je vous en pire, intervins-je aussitôt. Quel est le problème exactement ?

- Ce p'tit morveux a été pris en flagrant délit, il distribuait des tracts antipatriotiques. V'là à quoi ça a servi nos impôts toutes ces années : à envoyer ces gosses à l'école pour qu'après, ils veulent pas travailler. Il était temps qu'on mette un peu d'ordre dans ce merdier !

      Je frémis sous les entorses à la langue. L'adolescent renifla de mépris.

- Faut lui r'mettre les idées en place, Doc, et l' faire parler aussi. Ils sont tout une bande à faire ça. Il dit qu'il s'appelle Clark Kent mais ça doit pas être son vrai nom. C'est le moment d'nous prouver qu'vous servez à que'que chose. On vous le laisse et on vient l'reprendre dans une heure.

      Que faire ? Je devais réfléchir rapidement. Sur une impulsion, je m'exclamai :

- Une heure ? Ce n'est pas suffisant ! Laissez-le moi jusqu'à demain:

      Les deux rebelles se regardèrent l'un l'autre. Ils semblaient pressés.

- Messieurs, je ne peux pas faire de miracles en si peu de temps. Venez le chercher demain matin, je tenterai de le persuader de ses erreurs.

- Ça pue le coup fourré, nota l'un d'eux.

- A vous de voir, mais en une heure, je ne peux pas faire grand chose, hasardai-je croisant les doigts. Et puis, vous avez travaillé si dur ces derniers jours, vous méritez un peu de repos.

      Les deux hommes paraissaient hésiter.

- Ok, gardez-le pour la nuit. Mais si vous t'nez à votre p'tite tête, vaut mieux pas que vous laissez s'échapper un aut' terroriste, compris ?

      J'acquiesçai, souriant nerveusement mais les rebelles s'en allèrent sans remarquer mon émoi. Je me trouvais dans une belle mouise !

- Mets-toi à l'aise, Superman, dis-je avec ironie.

      Le jeune homme ne répondit pas mais s'assit dans un fauteuil. Je le rejoignis et pris place sur le siège d'en face.

- Il semblerait que tu te sois mis dans un sacré pétrin, remarquai-je

      Il me toisa du regard, provocant.

- Vous ne valez pas mieux qu'eux, vous n'êtes qu'une collabo ! Je n'ai pas envie de parler avec vous. De toute façon, je ne vous dirai rien, suis pas une balance. Débrouillez-vous avec ces nases. Je suis prêt à mourir pour la liberté.

- Peut-être existe-t-il d'autres façons d'exprimer ta liberté qu'en te sacrifiant au début du combat.

- Ma soeur de cinq ans est morte de ce foutu virus. La semaine dernière, mes parents ont été massacrés devant mes yeux sur la place publique. Je n'ai plus de famille. Mon seul espoir, c'est la vengeance, mon seul désir, la liberté.

      J'avais une réponse appropriée pour ce genre de situation. En général, je parvenais à convaincre mes « patients » d'officier dans l'ombre afin de sauver leur vie. Au pire, je passais des messages à la famille ou à des amis pour essayer de les sauver. J'étais donc prête pour mon discours habituel, pourtant, ce sont d'autres paroles qui franchirent mes lèvres.

- Mon mari est un terroriste en fuite. Je n'ai pas le droit de quitter la région. Je ne peux pas fuir car j'ai deux enfants que les rebelles croient morts et je dois les protéger. Je sais que vous ne dénoncerez pas vos compagnons. Si vous ne parlez pas, je risque mon job. Si vous fuyez, je vais à l'échafaud.

      Le jeune homme me fixa quelques minutes, cherchant à déceler un mensonge dans mes propos, hésitant à m'accorder sa confiance. Puis le masque tomba. Le regard perdu, les épaules voûtées, je n'avais plus un gamin vindicatif devant moi, mais un adolescent que les récents événements avaient rendu orphelin, l'obligeant à entrer prématurément dans le monde des adultes.

- Je m'appelle Quentin Cardinal.

- Je suis Déborah Grandet, Debbie pour les intimes.

- Qu'est-ce qu'on va faire ?

      Excellente question... Épuisée, je ne parvenais plus à penser logiquement.

- Je ne sais pas, Quentin. Fuir ?

2 Décembre : Charognards

« Dans ce moment de panique, je n'ai peur que de ceux qui ont peur »

Victor Hugo, Choses vues

      1h

      Nous grelottions de froid, trempés par la pluie. L'obscurité nous enveloppait de son manteau opaque et je n'osais pas vérifier l'heure sur mon téléphone, de peur qu'une lumière ne signale notre présence. Je sentais que nous n'étions pas seuls dans le parc de la cathédrale. Depuis combien de temps attendions-nous tapis dans l'ombre ? Je n'en avais aucune idée. Une éternité...

      Nous percevions les cris et les explosions venant du centre ville. Les coups de feu résonnaient jusque dans mes entrailles. Les sens en alerte, je guettais le moindre mouvement. L'humidité du Crinchon se mêlait aux relents des incendies dans l'air, une écharpe constituait mon seul rempart contre les émanations toxiques. Quentin tremblait, tant de froid que de peur.

      Lorsque la fuite m'était apparue comme seule solution, j'avais appelé Vincent pour lancer l'alerte. Depuis que Paul était parti, je m'étais organisée, planifiant une éventuelle échappatoire si les choses tournaient mal. Vincent avait suggéré d'utiliser son camping-car, et au cours des dernières semaines, nous l'avions rempli de provisions, de vêtements et de plusieurs jerrycans de carburant.

      Je m'étais ensuite connectée sur « Free News » pour laisser un message à Paul, au cas où... En revenant sur la page d'accueil, j'avais consulté rapidement les nouvelles. Un internaute de Lille signalait que les charognards s'emparaient de la ville, tuant et détruisant tout sur leur passage. Un message de Mathilde m'était alors apparu à l'écran, électrisant mon corps en une fraction de seconde : « FUIS ! ».

      Ce mot s'était imprimé au fer rouge dans mon esprit. Mon amie n'était pas voyante mais elle était capable de discerner les éventualités probables que pouvaient prendre certains événements. Je lui faisais confiance. D'ailleurs, ces derniers mois, il m'arrivait à moi aussi de pressentir certaines choses.

      Quentin avait surveillé les allées et venues dans la rue tandis que je montais à l'étage. Sans un regard pour le foutoir laissé par les rebelles lors du saccage de la maison, j'étais allée dans la chambre prendre quelques vêtements de Paul. Je voulais faire passer Quentin pour mon frère en cas de contrôle.

      La première explosion avait fait vibrer toutes les fenêtres. Je m'étais jetée au sol par réflexe. La seconde déflagration avait été si violente que les fenêtres avaient explosé. Sans plus réfléchir, je m'étais relevée et j'avais dévalé les escaliers.

      Nous avions initialement prévu de partir vers minuit, après le couvre-feu. Les patrouilles étaient d'ordinaire moins nombreuses dans ce quartier résidentiel. J'avais cependant craint que les rebelles n'aient multiplié leurs rondes à cause de mon invité, mais ces imbéciles me faisaient confiance. Ils étaient persuadés que j'étais une sorte de sorcière capable de manipuler les cerveaux et ne me tenaient rigueur que de la fuite de mon mari. Les explosions avaient remis en cause notre plan et nous étions sortis précipitamment.

      Je voulais rentrer au Mont Saint Eloi mais la portion de route la plus rapide pour rejoindre le village était bloquée par les gens paniqués et par les rebelles.  Les gendarmes se trouvaient à tous les coins de rue, contrôlant les personnes et les empêchant d'encombrer les routes de leurs véhicules. Nous avions abandonné la voiture dans un endroit encore calme et surtout protégé des convoitises, avant de nous réfugier dans le jardin entre la cathédrale et le musée des Beaux-Arts.

      Quentin m'observait, aux abois, prêt à me suivre au moindre mouvement. L'angoisse enserrait mes tripes. Nous nous étions dissimulés derrière un écran de troènes. Soudain j'aperçus de la lumière sur la droite. Quentin gémit et je lui lançai malgré moi un regard sévère, portant mon index à mes lèvres pour lui rappeler de conserver le silence. J'ignorais pourquoi mais je savais que cette présence n'était pas amicale. Les lumières se rapprochèrent, des lampes torches, sans doute trois ou quatre personnes. Je tentai de discerner quelque chose à travers les branches touffues des massifs végétaux mais ma visibilité était réduite par la lumière aveuglante des lampes. Impossible de confirmer s'il s'agissait de rebelles.

      Des hurlements surgirent depuis l'entrée ouest du parc. Nerveux, Quentin commençait à s'impatienter et je craignais de le voir courir. Je pris son visage entre mes mains et plantai mon regard dans le sien.

- Calme-toi, Quentin, s'il te plaît. C'est normal d'avoir peur, moi aussi j'ai peur. Mais si nous voulons nous en sortir, il faut que nous restions tranquilles, ok ?

      Le jeune homme ne disait rien, les yeux emplis d'effroi anticipé, comme un petit animal  traqué par son prédateur.

- Tu me fais confiance Quentin ?

-Oui, répondit-il faiblement, je crois que oui.

- Alors ferme les paupières et compte dans ta tête, concentre-toi sur les chiffres, ne pense qu'à ça. En aucun cas tu n'ouvres les yeux. Tu commences ? Un, deux, trois...

      Les yeux fermés, Quentin tenait fermement ma main dans la sienne comme une bouée de sauvetage. Les cris s'intensifièrent et je sentis plus forte la pression des doigts de l'adolescent. Mon rythme cardiaque s'accéléra. Un troupeau d'hommes et de femmes apparut dans mon champs de vision, éclairés faiblement par les torches des personnes sur ma droite. Leur vêtements en lambeaux, certains portaient de larges blessures au visage et sur les bras. Le vent s'était levé, torturant mes narines de l'odeur des incendies mêlée à la puanteur rance de transpiration et déchets corporels. J'entendis gronder au loin. Un orage se préparait. Dans un rugissement animal, les charognards se jetèrent sur les rebelles. Les torches glissèrent sur le sol. Je ne distinguais plus que des pieds s'emmêlant dans une danse macabre. Un éclair transperça l'obscurité, me dévoilant en quelques secondes une scène de combat animal. Les rebelles se trouvaient au sol, les charognards les rouaient de coups terribles. Une femme se jeta avec rage sur l'un des révolutionnaires, ses ongles griffant le visage ennemi puis s'attaquant à ses yeux qu'elle semblait vouloir extraire de leur orbite. Plaintes, gémissements et cris de douleurs envahissaient ce parc autrefois paisible.

      Quentin ne regardait pas, mais il s'était mis à compter tout haut, comme pour couvrir de sa voix les cris parvenant à ses oreilles, serrant toujours plus fermement mes doigts dans l'étau de sa main. Les hurlements semblaient venir de partout à présent. Un éclair tomba sur un vieux chêne du jardin à proximité des charognards sans que cela ne les perturbe dans leur massacre. Les explosions se succédaient aux grondements du tonnerre, l'air se chargeait de cendres et puait le carburant. Ils avaient du mettre le feu à la station service, condamnant la route que je comptais prendre pour rentrer chez moi.

      Les rebelles gisaient dans une mare de sang et de tripes. Une nausée me souleva le ventre, mais je dus maîtriser mon envie de vomir. Les charognards riaient, sautillant autour des cadavres, piétinant la chair humaine. Puis ils cessèrent soudainement leur danse morbide. Les cris de la ville nous parvenaient assourdis par le vent et le tonnerre, le parc était redevenu calme, trop calme. Quentin avait cessé de compter à voix haute. Je les vis humer l'air comme le feraient des animaux ayant senti la présence de leur proie. Je fermai les paupières moi aussi, priant intérieurement pour demeurer invisibles à leurs regards empreints de folie. Je n'avais plus froid. Je commençais même à avoir chaud. Les charognards s'éloignèrent en rugissant. J'ouvris les yeux et m'aperçus que le musée derrière nous était en flammes. Je songeai un instant aux trésors qu'il recelait, les tapisseries médiévales, les peintures, puis j'eus la vision des manuscrits se consumant... La voix de Quentin me ramena à la réalité.

- Ils sont partis, il faut s'en aller Debbie, vite.

      J'étais paralysée, sans doute un contre-coup. J'entendais Quentin parler mais je ne comprenais pas ce qu'il me disait.

- Debbie, on doit partir d'ici !

    Enfin, je me réveillai de ma torpeur. Nous quittâmes notre abri, évitant la scène du pugilat et courûmes en direction de la voiture. Elle était toujours là mais il fallait faire vite. Un incendie ravageait les édifices. Des habitants sautaient des fenêtres, d'autres regardaient ébahis les flammes lécher leur appartement. Des fuyards cassaient les vitres des voitures pour tenter de s'échapper, d'autres cavalaient en pyjamas, sans but au hasard des rues. Je me mis au volant, démarrai le véhicule et tentai de passer dans cette folie humaine.

      7h30

      Il nous avait fallut une heure et demie pour faire un trajet que je faisais d'habitude en maximum trente minutes. J'avais emprunté un labyrinthe de petites rues afin d'éviter les axes que je pressentais surchargés et dangereux. Je me sentais exténuée. Assise auprès du feu, un café chaud à la main, je me tenais enfin auprès de mes enfants. Noah et Marie dormaient paisiblement sur le lit de camp aménagé devant la cheminée. Rien ne nous séparerait plus désormais.

       Vincent nous avait accueilli, mort d'inquiétude. Il s'occupait de charger les derniers sacs dans le camping-car, Quentin sur ses talons.

- Maman ! Tu es rentrée ! Dit Noah d'une voix ensommeillée.

       Marie s'étira et me sourit. Je pris mes enfants dans les bras, les serrant fort et je ne pus contenir mes larmes trop longtemps réprimées.

- Pourquoi tu pleures maman ? S'inquiéta Marie

- Pour rien, chérie. Je suis si heureuse de vous retrouver !

- Aujourd'hui, on va faire le sapin, annonça Noah

      Je refoulai une autre vague de larmes.

- Vous vous souvenez des histoires que Nana racontait sur les beaux pays qu'elle allait visiter avec tonton Vincent ?

- Oui ! Nana avait dit que quand on serait grands, elle nous prendrait avec elle ! Se rappela Marie

- Alors voilà, avec tonton Vincent, on s'est dit que ce serait chouette de partir à l'aventure tous ensemble.  Qu'en dites-vous ?

- Chouette ! S’exclamèrent les jumeaux. Mais alors, on fait pas le sapin ?

- On pourrait décorer la maison qui roule de tonton, proposa Noah

- Très bonne idée, dis-je

- Oui, mais il va faire comment Papa Noël pour nous trouver si on part ?

- Le Père-Noël sait toujours où trouver les enfants sages, intervint Vincent à peine entré dans la pièce.

- C'est qui lui ? Demanda Marie pointant Quentin du doigt

- C'est un ami, répondis-je. Il va venir avec nous pour le voyage.

      Les jumeaux le considérèrent un instant, le dévisageant avant d'opiner de la tête, donnant leur assentiment.

- On part quand ? Demanda Marie

      Le plus vite possible, pensai-je...

      14h00

       Nous nous étions mis en route vers neuf heures. Quitter la ferme de ma grand-mère fut bien plus douloureux que de laisser la maison d'Arras. Je fis mes adieux silencieux à la ferme, retenant mes larmes. Je savais que nous ne reviendrions jamais.

       Les jumeaux avaient adopté Quentin comme un grand frère. Ils avaient occupé la matinée à orner tous les trois l'intérieur du camping-car avec diverses guirlandes. Vers midi, nous nous étions arrêtés quelques minutes pour nous dégourdir les jambes et manger. Sans l'inquiétude masquant nos visages d'adulte, nous aurions pu penser être vraiment en vacances. Vincent conduisait et je le guidais à l'aide de cartes routières. Un GPS nous aurait été bien utile mais sans réseau internet...        

         Nous avions pris la direction de la campagne, cherchant à nous éloigner au maximum des centres urbains et roulant à travers les villages plus ou moins désertés. Chaque fois que possible, nous prenions l'autoroute, mais nous n'y restions pas longtemps par précaution. Selon les indications routières, nous nous trouvions actuellement à proximité de Reims. L'anxiété m'envahissait chaque fois que nous approchions une grande ville. Nous avions vu des fumées noires près de Saint Quentin. Ici tout semblait normal, mais je ne me fiais pas aux apparences.

- On va où maman ?

- C'est une surprise, Marie. Je ne peux pas vous le dire !

- Je continue à penser que c'est une très mauvaise idée, se lamenta Vincent tout bas

- Je t'en prie, il faut qu'on y aille.

- Tu as pensé aux tremblements de terre ? Il paraît qu'il y a des trous énormes là-bas. On n'a aucune idée de ce qu'on va y trouver. Et c'est plein de charognards !

- Ils ont fui les séismes. Il n'y a plus que des gens normaux maintenant. Et puis c'est la direction que Paul prenait la dernière fois que nous nous sommes parlés. Il a dit que la solution était au sud. Crois-moi, c'est la meilleure solution.

- Si tu le dis... Alors c'est parti, allons en Italie !

       20h00

       Vincent et moi avions conduit à tour de rôle tout l'après-midi. Chaque fois que nous traversions une petite ville, nous nous réapprovisionnions en carburant, tentant de conserver ainsi nos réserves le plus longtemps possible. Jusqu'à présent, nous avions été plutôt chanceux.

        Enthousiastes, les enfants ne s'étaient pas encore aperçus que nous évitions les autres voitures lorsque nous en croisions. Quentin s'occupait d'eux, leur faisant passer le temps en dessinant. Nous étions sa famille désormais...

        Nous nous trouvions à proximité de Dijon lorsque nous décidâmes de nous arrêter pour la nuit. Nous étions suffisamment éloignés de la ville pour nous sentir en sécurité.

         Vincent installa une table pliante devant le camping-car et nous mangeâmes dehors. Les jumeaux faisaient la conversation à eux seuls, se réjouissant de cette fabuleuse aventure. La nuit était tombée et je notai le regard hanté de Quentin et le visage soucieux de Vincent. Mon apparence ne devait être guère plus avenante.

         Après le repas, Vincent se chargea de vérifier les pneus et reprendre de l'essence. Je me dirigeai quant à moi vers le magasin près de la station essence, laissant les enfants sous la surveillance de Quentin. Les lumières étaient allumées mais l'endroit semblait vide. J'entrai lentement et notai que des marchandises jonchaient le sol. J'avais envie de fuir mais quelque chose en moi me poussa à continuer mon exploration. Les rayons avaient été mis à sac. Il ne restait plus grand chose. Je m'approchai du comptoir où se tenaient ordinairement les caissiers et étouffai un cri. Gisant sur le sol, un homme avait été battu à mort. Son visage était recouvert de blessures ensanglantées, le ventre poignardé à plusieurs reprises. Je fus prise d'une nausée que je ne pus réprimer et je vomis à côté du comptoir. La tête me tournait. Je me dirigeai rapidement les toilettes pour me rafraîchir.

          Je m'observais dans le miroir. Mon regard vert avait perdu son éclat, plein de larmes qui ne couleraient pas. Mes cheveux blonds avaient besoin d'être shampouinés, je rêvais d'une douche brûlante, de parfums aux huiles essentielles, de massages... De Paul... La porte d'un toilette claqua violemment. Un homme en sortit en boitant, la figure tuméfiée. Il s'approcha de moi les bras tendus. Je hurlai. Il s'évanouit.

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