Alka à la Loge

luxlisbon

La Loge, Alka, moi et les autres

C'est le joli mois de juin, et la muse brune de Benjamin Biolay s'offre une résidence à la Loge pour nous interpréter ses comptines perverses. Bien décidée à ne pas la rater, je file la découvrir (même si j'avais déjà défloré le secret de son magnétique charisme quelques temps plus tôt au Nouveau casino), et apprends avec joie qu'elle sera accompagnée. De qui ? Eh bien, de ceux qui, comme moi, se pressent sur les bancs peu confortables mais malgré tout agrémentés de coussins de cette salle minuscule : Elodie Frégé qui a les pieds en sang dans ses Louboutin haut perché, Edouard Baer qui s'exclame tout fort qu'il veut voir et l'Allemagne, et l'Algérie perdre (« deux ennemis de la France » - oui, nous sommes en pleine Coupe du Monde…), et Lafayette qui nous gratifie d'une première partie aussi étrange qu'hilarante (terminer par une chanson qui exprime le goût d'un jeune homme pour les bas en satin de sa compagne, voilà qui ne manque pas de sel).

Alka arrive après ses invités, elle est dans une jolie robe noire, elle a sa chevelure de jais lâchée sur les épaules, et alors qu'elle commence la Première fois, elle s'interrompt, les yeux perdus, et demande à recommencer – elle a semble-t-il oublié les paroles, se confond en excuses, explique que c'est sa robe qui la perturbe et a peur de ressembler à Mélanie Laurent… La petite salle s'esclaffe, la chanson recommence, et Alka se glisse dans son personnage comme seule une chanteuse qui est d'abord une actrice sait le faire : rares sont les interprètes capables de mettre une telle intensité dans leurs gestes, leurs regards, d'autant que les textes de Biolay sont loin d'être doux. La violence nous parcourt tous ; entre deux chansons, Alka souffle, soupire, boit de l'eau, semble crispée ; une crispation qui disparaît au moment où elle se remet à chanter, à l'aise dans ses chansons, dans ses textes, sûre d'elle, de son charme, de cet album qu'elle nous balance au visage comme une méchante claque au goût salé.

Les invités la rejoignent sur scène, d'abord Elodie Frégé, ancienne muse elle aussi de Benjamin Biolay : elle entonne Rupture au miroir, un titre écrit par Gainsbourg pour Jane Birkin, et rendu populaire par un duo avec la divine Isabelle Adjani. Divines sont les interprètes, délicieusement perverses, dans les bras l'une de l'autre, on comprend mieux la filiation évidente entre les yeux pull marine et le doux visage d'Alka et sa voix dans le souffle. Mes yeux se mouillent presque d'entendre ce texte délicat ainsi réinterprété ; il s'en était fallu de peu que je vois apparaître le fantôme de Serge, son regard amusé de voir deux jolies filles jouer les amoureuses pour lui rendre hommage…

Edouard Baer électrice moins la foule, il chante (ou plutôt parle) Comédie d'Alain Souchon, mais son regard posé sur la jeune femme est d'une douceur et d'une bienveillance rares.

La soirée se clôt avec Eros automatique de Lafayette, une drôle de chanson électronique qui vante les amours passées, tout en rimes en –ique, sans jamais se perdre dans la vulgarité. Alors qu'Alka s'apprête à nous dire bonsoir, Edouard Baer exige une autre chanson : Alka reprend Qui je suis, son dernier single, à la fausse naïveté et au rythme faussement candide (« toi qui jouis dans la mère, dans la fille » : encore faut-il pouvoir le chanter avec le détachement nécessaire et l'air mutin adéquat).

La petite fée brune finit par nous quitter, pour de bon ; on échange quelques cigarettes dans la cour, Alka est pieds nus, ses talons lui faisaient mal, et je repars, avec dans la tête quelques mélodies, quelques mots qui claquent dans l'air comme un coup de fouet ; je ne sens pas « la femelle, le foutre et la bière » mais je garde à l'esprit, sur ma langue, comme le goût d'un moment rare et privilégié, où l'incarnation d'une poésie brute et sans illusions s'est donnée à moi, sans fard ni retenue.

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