All Souls Night

julie-m

- Tu n’as rien à boire? Elle sourit, aguicheuse.

Il n’en croit pas sa chance, ce soir, Roland T. Lui, c’est le genre de gars qu’on croise assis au comptoir d’un bar, la bedaine naissante, la calvitie galopante. Le nez dans un verre, il fait partie du décor, de l’ombre du décor. Des filles comme celle-là, il en a souvent vu aux bras des autres, jamais aux siens. Sauf dans ses petits rêves sales et solitaires. Et voilà qu’une improbable apparition, sortie du royaume de ses fantasmes, pénètre sa réalité et la piétine du haut de ses talons. Elle porte une robe noire, moulante sans être vulgaire, très seyante. Elle est provocante mais avec une certaine retenue. Cheveux bruns en cascade, lèvres laquées de rouge, yeux ourlés de noir, genre femme fatale. Mais rien d’une pute. Ce n’est pas une pute. Elle ne lui a pas demandé d’argent. Elle a juste besoin d’un peu de compagnie, même les belles filles se sentent seules parfois. Il la désire si fort qu’il en a mal : une force brute qui demande à se libérer. D’ordinaire, il irait s’enfermer aux toilettes et faire ses petites affaires tout seul à la sauvette, mais là c’est différent. Pour Halloween, tous les chats sont gris, tous les espoirs lui sont permis. Dehors la Nuit des Ames Mortes* vomit ses monstres nocturnes à l’allure inquiétante, mais lui vient de ramasser une étoile dans le caniveau. Enfin au bar pour être précis, où il s’est installé comme à son habitude, attendant que vienne l’heure de prendre le travail. Je m’appelle Sonia, a-t-elle dit en s’asseyant sur le tabouret voisin. Sa présence incongrue détonne dans ce lieu de hasard fade et glacé. Il lui a offert à boire, elle a dit oui. Ils ont discuté, bu un autre verre, ou plusieurs, il n’a pas vraiment compté. 

- Il va falloir que j’y aille, a-t-il dit à regret. 

- Tu travailles de nuit ? 

- Oui.

- Tu fais quoi ? Tu travailles seul ?

- Seul, oui.

- Je pourrais venir te tenir compagnie, alors…

- Euh…

- Tu n’as pas le droit c’est ça ?

Non il n’a pas le droit, en effet. Un coup à perdre son boulot, si ça se savait. 

- C’est top secret ton travail ou quoi ?

- Disons que c’est confidentiel.

Elle sourit malicieusement et se rapproche de lui, frôlant ses jambes.

- Alors là, je veux tout savoir !

- Je ne peux rien te dire, sinon je serais obligé de te tuer…

Elle pose la main sur le bras de Roland. Le contact de cette main le fait frissonner.

- Ne dis rien et montre moi.

Il hésite encore. Elle insiste : 

- S’il te plaît. Personne ne saura.

Il respire le parfum de Sonia, raffiné, fait pour être senti de près, pour s’enivrer. Et merde se dit-il, j’en ai rien à foutre. Si elle veut venir…

- Bon d’accord, mais il faut que je te dise, c’est un peu hard mon job...

- Bah je ne suis pas une âme sensible, plutôt une âme curieuse. On y va?

Ils sont partis ensemble dans la nuit. En chemin il a pensé aux histoires sordides à souhait qui circulent dans son milieu ces temps-ci. Des trucs à faire frémir. Des disparitions subites. Des gens retrouvés dans un état effarant, le corps fracassé, la raison balayée. Mais il n’y croit pas. Des légendes urbaines, rien de plus. De toute façon il ne risque rien. Il travaille à l’abri dans un immeuble privé, protégé par une façade discrète et respectable, hors de tout soupçon. Et puis franchement, quel danger avec cette fille ? 

Sonia n’avait pas menti, elle avait le coeur bien accroché. Il a allumé les rampes d’éclairage une à une, révélant progressivement un décor glauque et inquiétant. Elle n’a pas bronché. La table de métal trônant au milieu de la pièce comme un autel maudit, le chariot et ses instruments, les cages dans le fond, rien de tout cela ne l’a impressionnée :  

- Ah je vois, j’ai entendu des histoires sur ce genre de choses, je comprends mieux ta réticence…

Un murmure monte des cages, comme un bruit de fond assourdi, de respiration haletante, de soupirs étouffés, de corps qui remuent presque sans bruit, comme si le silence tenait la bête de douleur endormie.

Sonia inspecte tranquillement les lieux comme si elle flânait dans un grand magasin. Roland la regarde, fasciné. La présence de cette femme ici avec lui est inespérée, son attitude proprement hallucinante. Si ce genre de choses l’excite, il va lui en donner pour son argent. 

- Tu les trouves où ? demande-t-elle.

- Facile, ils traînent dans les rues, livrés à eux-mêmes, tout le monde se fout complètement de leur vie. Alors qu’ils crèvent ici ou dehors… On les ramasse la nuit, on leur donne à manger et un endroit où dormir. Au fond je leur rends service.

Toutes les cages sont occupées. Roland fait les présentations : 

- Celui-ci, c’est le plus vieux dit-il en désignant l’une des cages. Je crois qu’on n’en tirera plus rien. Celui à coté, il devrait se remettre. Il est costaud, il a connu pire. Mais bon à la longue, c’est sûr ça use. Ces deux-là - il pointe du doigt - ils ne sont pas encore trop marqués. Cet autre, pareil. Quant à celui là… C’est un rebelle dit-il d’un air mauvais. Il vient juste d’arriver, il n’a pas encore compris comment ça marche. Roland sourit méchamment. Parfois il faut un peu de temps pour les mater mais ils finissent tous par céder. 

Le spectacle est assez pitoyable. La plupart semblent à court d’espoir, à bout de vie. Résignés, ils attendent la fin, qui sera un soulagement même s’ils aimeraient bien revoir le ciel une dernière fois, le ciel gris de la ville à laquelle on les a arrachés, où ils ne manquent à personne. Seuls leurs yeux, brillants de douleur et d’incompréhension attestent de la vie qui s’agite, palpite et se débat encore, refusant de lâcher prise…

- Tiens, regarde ! Roland s’empare d’une barre de fer et la fait courir sur les barreaux des cages. Le bruit tétanise les occupants qui se mettent à crier. Roland tape deux coups sec sur les barreaux. La ferme ! hurle-t-il, et le silence se fait immédiatement. Tu vois, ils savent qui est le maître.

Imperturbable, Sonia se dirige vers la table de métal, s’assied sur le rebord, jambes croisées, buste bien droit. Le chariot à instruments est à portée de main. Roland la rejoint, se colle contre ses jambes. Elle ne peut plus bouger, il la bloque, il la tient. Elle est sa proie, un peu comme ceux qui, de leurs cages, regardent en silence et se demandent à qui le tour. Dans son antre, elle aussi lui appartient, il peut lui faire ce qu’il veut, alterner douceur et douleur, mansuétude et cruauté. Ou tout à la fois. Des images obscènes et violentes défilent devant ses yeux. Ce qu’il a souvent imaginé, il va enfin le réaliser. Apparemment inconsciente du danger qui la guette, Sonia montre le chariot  du doigt et lui demande à quoi servent les instruments. Roland égrène leurs noms : écarteur, ciseau à os, bistouri, scalpel, perforateur, pince à coaguler, fils de suture, etc. La liste est longue, et Roland connait l’usage de chacun d’entre eux.

- Et ça ? demande-t-elle, intriguée, la main sur un cylindre de métal et plastique.

- Ça… c’est un pistolet a électrochoc à intensité modulable. Il le retire de la main de Sonia. Mieux vaut ne pas y toucher.

- Pourquoi ?

- Parce que, dit-il, ça peut faire très mal.

- Et ça c’est pour quoi ? demande-t-elle, en montrant les sangles aux quatre coins de la table.

- Tu veux vraiment que je t’explique? 

- Non, pas la peine dit-elle en gloussant doucement.

Il pose ses mains sur les jambes de Sonia, les décroise, les écarte et se rapproche encore plus d’elle. Il remonte sa robe sur ses cuisses sans qu’elle offre la moindre résistance. Au contraire, elle se montre même très docile. Il le regrette presque. Il s’imagine faisant usage du pistolet à électrochoc sur elle. Basse intensité bien sûr, mais quand même. Ou bien le scalpel. Une fine entaille qui laisserait une mince cicatrice, une douleur tout à fait supportable, comme il sait si bien faire. La marquer juste assez pour qu’elle se souvienne de lui… Ou la marquer plus profondément. Il n’a pas encore décidé.

C’est à ce moment qu’elle lui a dit, avec son sourire enjôleur : 

- Tu n’as rien à boire?

- Je crois qu’on a assez bu, répond-il, un peu inquiet pour sa performance.

- Un dernier verre avant de passer aux choses sérieuses, dit-elle, tout en se laissant glisser de la table au sol, prenant appui sur lui. Au passage elle pose sa main sur le pantalon là ou la bosse est présente mais encore insuffisante, le caresse lascivement. Dis-moi où c’est caché, je m’occupe du tout… Elle rajuste sa robe.

- Il y a une bouteille et des verres dans l’armoire, la porte de gauche. 

- Glaçons ?

- Dans l’entrée, au distributeur. 

Il la regarde s’éloigner d’une démarche souple. Il se tourne vers les cages, s’adresse aux occupants :

- Vous allez voir, je vais vous offrir un joli spectacle. Ça vous changera, hein ! rigole-t-il vicieusement.

Sonia revient avec les glaçons, prépare les boissons et lui tend un verre. 

- Santé, dit-elle. Il boit une gorgée. A la nuit pleine de promesses, ajoute-t-elle. 

D’un geste hardi elle l’empoigne à pleine main et lui ordonne de finir son verre, accompagnant sa requête d’un geste de va-et-vient aussi précis qu’efficace. Ses craintes de faillir envolées, Roland obéit et vide son verre d’un trait. Puis il saisit Sonia par les hanches et la renverse sur la table, baisse les bretelles de la robe et glisse une main avide entre ses jambes. Ainsi allongée, totalement à sa merci comme ceux des cages, elle ne bouge pas, se contente de le laisser faire sans le quitter des yeux. Cette passivité, cette soumission la rend encore plus troublante. 

- T’es canon quand même, lui dit-il en s’affairant à déboutonner son pantalon. Mais ses mains tremblent, il n’y arrive pas, il s’énerve, la pièce tourne autour de lui et devient rouge. Il entend Sonia lui demander si ça va, il voudrait parler mais aucun son ne sort de sa gorge, il se sent basculer dans un trou noir...

Quand il revient à lui, il a du mal à reconnaitre les lieux. Il est allongé sur la table, ce qui est une perspective nouvelle pour lui. La lumière l’aveugle. Il tente de se redresser : les sangles l’entravent et il ne peut pas bouger. Complètement nu, il sent la morsure du métal, froid et hostile sur sa peau. Il est glacé jusqu’aux os, la peur, nul doute.

- Qu’est-ce-que… 

- Reste tranquille ça ne sert à rien de s’agiter lui répond Sonia.

Il tourne la tête dans sa direction. Il aperçoit des hommes en noir - on dirait des commandos -  qui s’affairent et ouvrent les cages une à une, libérant leurs occupants. Ils les aident à sortir tout en les rassurant.

Un grand gaillard se tient aux cotés de Sonia, du genre brut de décoffrage, avec des yeux d’un bleu étonnant, infiniment beau, infiniment triste, infiniment perçant. Un bleu qui vire à l’orage lorsqu’il se pose sur lui. Il n’aime pas ça, Roland. Généralement il y a une menace au bout d’un tel regard.

- Ça va, il ne t’as pas trop fait chier ? demande l’homme à Sonia. 

- Quand même assez. Il me collait ses mains partout, ce salaud… Je lui ai donné une bonne dose, il est tombé comme une masse…

- Qu’est ce que tu m’as refilé ? crie Roland, tirant en vain sur les sangles.

- Oh un petit cocktail maison, Benzodiazépine on the rocks… C’était bon, non ?

- Salope ! hurle Roland, entre rage et terreur.

- Ta gueule ! ordonne l’homme aux yeux bleus. Il brandit un objet que Roland reconnait immédiatement. Le pistolet à électrochoc. Tu connais ? Tu aimes t’en servir, hein ? Tu as déjà essayé sur toi, pour savoir si ça fait mal ? Non ? L’homme tient l’instrument dangereusement près de Roland qui gît sans défense. Eh bien je vais te dire, c’est extrêmement douloureux. Eux le savent bien - il montre les rescapés - tu ne t’es pas privé de t’en servir sur eux, n’est-ce-pas? Tu t’en serais aussi servi sur elle, je parie…

- N-n-non je vous jure… balbutie Roland, épouvanté.

- Ne jure pas.

- Ce.. C’était juste pour les faire tenir tranquille…

- C’est ça ton excuse ? Les faire tenir tranquille ? Mais ils n’ont rien demandé ! Tu les prives de leur liberté, tu les fais vivre dans des conditions atroces jusqu’à ce qu’ils crèvent et en plus il faut que tu t’amuses à faire passer le courant ? Je vais te montrer ce que ça fait. Il applique le pistolet sur le flanc de Roland, qui hurle et se tord de douleur. Un liquide chaud coule sur le long de sa cuisse.

- C’est inouï, n’est-ce-pas, cette douleur qui brûle et traverse le corps de part en part… Et encore, ce n’est pas la puissance maximum.

Un des hommes en noir l’interrompt : 

- On a presque fini, on est prêt à partir. Il y en a qui sont bien amochés. Faudra du temps…

L’homme aux yeux bleus s’adresse à Roland :

- Tu entends? Tu es fier de toi, je parie. Moi j’aurais honte à ta place. Maintenant, hein, chacun ses choix. Seulement, faut assumer…

Roland commence à comprendre que ces légendes urbaines auxquelles il refusait de croire sont en fait très réelles. Il supplie : 

- Vous ne comprenez pas… 

- Si je comprends. Je comprends tout. C’est juste que je ne trouve pas ça normal. Des combats clandestins, faire couler le sang pour offrir des émotions fortes à des salauds qui se délectent de la souffrance des autres, moi ça me donne envie de vomir. Tout ça pour quoi ? Pour du fric. Ça me dégoûte. Ces pauvres malheureux, leur vie n’a vraiment aucune valeur à tes yeux, ni à ceux des tordus qui emploient des bouchers dans ton genre… Je parie que tu les rafistoles de combat en combat, sans anesthésie, sans calmants… Même pas la décence de les traiter correctement. On perd son humanité comme ça, tu sais, mon pote. L’homme se penche à l’oreille de Roland et lui dit d’une voix sourde qui n’augure rien de bon : et en plus tu crois vraiment qu’un mec comme toi a droit à une fille comme elle - il montre Sonia - Mais tu délires… Le sourire sur ses lèvres est à faire peur. D’ailleurs Roland a très peur. Ces gens-là ne rigolent pas. 

- Laissez-moi partir, supplie Roland, ne me faites pas de mal. Je ne fais qu’obéir, je vous dirai qui est derrière…

- Oh, aucun doute là-dessus, tu vas nous cracher le nom de ton employeur. Je te le garantis. On lui réglera son compte à lui aussi, je t’en donne ma parole. Mais en attendant… Tu vois tous tes - comment dire - pensionnaires ? Tout ce que tu leur a fait subir, et bien c’est ton tour d’y goûter, maintenant. Crois-moi, quand on en aura fini avec toi, tu nous auras tout dit, et même ce qu’on ne veut pas savoir. Tout en parlant il s’amuse avec les instruments de chirurgie, comme faisait Sonia un peu plus tôt.

- Bon c’est pas tout ça, mais le temps passe… Je te laisse avec mes potes. Tu verras, ils sont très doués. Je resterais bien, mais j’ai mieux à faire. Le regard bleu se pose sur Sonia qui vient se serrer langoureusement contre lui. Il est à vous dit-il au reste de l’équipe tandis qu’il s’éloigne avec la fille. Près de la sortie se tient le Rebelle. 

- N’aie plus peur, c’est fini, lui dit Sonia en lui caressant la tête. Comme s’il comprenait, le chien lui lèche la main et la suit. Dans le couloir, les cris de douleur de Roland retentissent. Pour lui par contre, ajoute-t-elle, ça ne fait que commencer.

* Traduction de “All Souls’ Night,  autre terme pour désigner Halloween / All Hallows’ Eve.

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