Le ravage du ciel
gamssy
Je n'avais jamais vu un ciel comme celui-là en plein hiver. Un ciel immaculé, d'un bleu intense, comme si l'azur s'était glissé sous les nuages.
Il était 16h00. J'attendais au bas de l'immeuble 57. L'avenue devant moi était bouchée. Les voitures presque immobiles ronronnaient au ralenti, pare choc contre pare choc. Les klaxons dispersaient leurs cris nasillards le long des longues files métalliques. Et les hauts bâtiments de béton renvoyaient les bruits autant de fois qu'ils pouvaient rebondir. Le vacarme de la ville me provoquait de sournoises migraines.
Jeanne sortît. Elle fut surprise de me trouver là, sur le trottoir. Elle me sourit et vint tendrement poser ses lèvres sur les miennes avant de me demander :
- Tu sèches le boulot ?
- Non, il y a une coupure électrique au bureau et nous avons pu partir plus tôt. Et me voilà !
- Tu as eu une bonne idée de venir me chercher. J'ai beaucoup pensé à toi aujourd'hui.
- En bien ?
- En bien ! T'es bête !
- T'as vu comme il fait beau ! Si nous marchions un peu avant de prendre le métro, proposais-je.
- Bonne idée ! Deux bonnes idées dans la même journée ! Je vais finir par tomber amoureuse.
Jeanne prit ma main avec une joie secrète. J'aimais sa manière d'enfouir son bonheur au plus profond de son cœur, sans doute de peur qu'on ne lui vole. Deux petites mèches brunes s'échappaient de son bonnet. À chaque fois qu'elle les sentait bondir sur son front, elle les remettait soigneusement sous la laine, jusqu'à la prochaine évasion.
Nous descendions lentement l'avenue. Nous étions heureux. Nous ignorions alors que c’était la dernière fois.
Un grondement sourd se fit entendre. Un grondement continu, perché sur les sommets de l'agglomération. Nous levâmes alors la tête et nous vîmes l'inimaginable.
Le ciel, fatigué de culminer si haut, était tombé. Notre planète se dégonflait. Son plafond azuré s'écrasait mollement sur la ville, semblable à une toile de chapiteau qu'on démonte. Dans sa dégringolade, le ciel avait cogné les toits des immeubles. Dans les espaces vides il continuait lentement de descendre. Étrangement, il avait gardé son beau reflet bleu. Il brillait dans les grands yeux de Jeanne. Il était lourd, il pesait l’univers. Il dévorait avec appétit les bâtiments qui s'effondraient peu à peu en vomissant de grosses larmes de béton. Bientôt ces derniers ne seraient plus que des amas de ténèbres pliés sous le ciel. Je sentais le cœur de Jeanne battre à toute allure dans sa main. Il fallait que nous nous sauvions comme toutes ces personnes qui courraient autour de nous.
- Vite ! Il faut trouver un abri !
Jeanne acquiesça d'un hochement de tête, incapable d'articuler un mot.
Nous descendîmes l'avenue vers une station de métro, nous devions nous enfoncer sous terre aussi vite que nos jambes pouvaient nous emporter. Nous étions pareils à des flammes projetées d'un soleil. Nos respirations étaient débraillées, abîmées par la course haletante et la frousse. Nous entendions le ciel mâcher bruyamment les bâtiments. Il coulait vers l'avenue, désormais suspendu comme une goutte élastique, à seulement quelques mètres au-dessus de nous.
Soudain une femme hurla derrière nous, sa voix était démontée comme un océan balayé par un vent rugissant. Nous nous retournâmes et nous vîmes un garçon d'une dizaine d'année s'écrouler sur le sol. Ses jambes venaient d'être sectionnées par une tôle d'acier soufflée d'une déflagration voisine. L'enfant restait muet, il gisait sur le sol inconscient, son visage rayonnait d'une douceur innocente. Son sang s'écoulait sur le trottoir et alimentait le caniveau de sa tristesse pourpre. La femme se jeta sur lui, l’inondant des larmes de l'amour maternel. Elle supplia des dieux absents et murmura des sanglots mélancoliques aux oreilles d'un monde apathique et moribond. Il n'y avait pas de justice, la mort frappait dans un désordre révoltant. J’essayai vainement de l'arracher du corps de son fils - il fallait se sauver rapidement et il n'y avait plus rien à faire ici - mais elle y resta solidement accrochée. Elle se moquait bien de son destin, de ce moment où comprimée contre sol, ses boyaux lui sortiront par la bouche accompagnée de folles gerbes rougeâtres.
Nous reprîmes notre course, sonnés, les esprits encombrés par des pensées torturées. Mais nous voulions survivre au chaos, nous savions que la mort rôdait et qu'elle avait lâché des milliers de faucheuses dans la ville, l'heure n'était pas à l’apitoiement.
Le métro ouvrait une de ces nombreuses bouches à quelques pas de nous. Nous nous y engouffrâmes avec hâte, le danger devenant de plus en plus menaçant. Nous dévalâmes les marches du long escalier. La clarté du jour faiblissait à mesure que nous plongions dans les profondeurs de la terre. Il n'y avait plus d’électricité, plus de lumière artificielle pour éclairer la vie souterraine. En bas sur le quai, les ténèbres glissaient leurs longues robes noires sur la foule amassée. Çà et là, des téléphones portables embrasaient de leur pâle lueur, des visages fermées et inquiets. Nous nous frayâmes un chemin au travers de la population dense. Personne ne disait mot. Tout le monde écoutait le ravage du dehors dont les vociférations infernales résonnaient jusque dans notre nuit sans étoile.
Jeanne me suivait accrochée à ma main. Je cherchais un endroit où nous pourrions nous asseoir, mais le moindre espace était occupé. Alors nous nous arrêtâmes au milieu de la foule, et comme elle nous écoutâmes la ville mourir.
L'attente fut longue et inconfortable. Mais le tohu-bohu avait fini par cesser, remplacé par un silence pesant. Le silence. C'était la première fois que le silence hurlait. Il hurlait sourdement la défaite et la mort. Il hurlait des mots invisibles qui n'avaient pas de sens. Tellement de questions restaient en suspens.
Un homme gravit les marches. Il disparut dans la demi-pénombre de l'escalier de sortie. Jeanne tremblait. Sa main était froide, sa bouche crachait des vapeurs blanches, qui dansaient sous le feu des portables. Je serrai Jeanne dans mes bras, tentant de la rassurer, de la réchauffer alors que dans mon cœur tout était dévasté. Je me raccrochais à elle, comme elle se raccrochait à moi, ensemble nous étions si forts.
L'homme revint quelques secondes plus tard. Il déclara d’une voix rauque et puissante que le ciel avait obstrué la sortie et qu'il commençait à se répandre dans l'escalier. Il estima, d'après un calcul improbable, que le morne drap céleste atteindrait notre quai dans une heure environ.
C'était faux. L'homme s'était trompé. Comment pouvait-il savoir que non seulement le ciel venait par l'escalier mais qu'aussi il creusait les quelques mètres de terre au-dessus de nos têtes.
Le grondement reprit. La mort était de nouveau en chemin. La panique lança ses poings sur la foule. Elle frappait au hasard les corps encore debout, les bouches tordues, les têtes défaites qui perdaient espoir. Tout le monde finissait par s'agiter, se cogner, se casser les uns contre les autres. Les plus faibles perdaient l'équilibre, s'écroulaient sur le sol avant d'être sauvagement piétinés. Leurs agonies restaient muettes, étouffées par le vacarme du désespoir et les craquements de la terre Il n'y avait plus d'empathie, plus de solidarité, chacun voulait survivre à n'importe quel prix, même s'il eut fallu tuer tous les autres.
Nous traçâmes avec peine un chemin jusqu'à la voie. Nous nous laissâmes tomber sur les rails en contrebas. Nous prîmes le tunnel nord du métro. Nous étions quelque uns à fuir la furie des réfugiés.
J'avais l'impression que nous ne faisions que retarder l'inéluctable. Jeanne marchait à mes côtés. J'admirais son calme, sa douceur apaisée. Parfois elle me grimaçait un sourire qui trompait à peine sa désolation. Je répondais à ses débris de joie en tirant sur les extrémités de ma bouche au maximum de leurs élasticités. Je forçais mon cœur à capter la moindre lumière, aussi ténue était-elle, parce qu'autour de nous tout foutait le camp. Tout tremblait, les murs se fissuraient, les plafonds se déchiraient comme du carton. Toute notre ville partait en lambeaux. Le tunnel se désintégrait, il perdait son histoire, son architecture, ses fondements. Il mettait à nu ses fondations et les squelettes métalliques de ses murs.
Nous risquions à tout moment d'être ensevelis sous les décombres, dans une obscurité encore plus opaque. Nous sursautions à chaque impact, à chaque destruction, à chaque capitulation. A mesure que les secondes s’égrainaient, nous perdions nos compagnons de survie. Quelques-uns avaient fui dans d'autres directions, d'autres avaient disparu, sans que nous expliquions leurs soudaines absences. Nous refusions l'évidence, aussi noires qu'étaient nos pensées, il subsistait malgré tout, des poussières d'espoir.
Le jour perça le plafond à quelques mètres de nous. Nous fûmes éblouis par l'aveuglante clarté bleue. Le ciel s'installait sur nos têtes. Il prenait place au fur et à mesure qu'il gagnait des batailles sur les constructions souterraines. Il était invincible. Il était bien plus fort que nous. Il était prêt désormais à nos écraser comme de négligeables insectes, sans aucun remord. Nous n'avions plus d'endroit où nous cacher, plus d'escalier pour lui échapper. Nous aurions pu creuser la terre du bout des doigts, du bout des ongles, mais il était trop tard. Trop tard pour encore espérer survivre, il fallait se résigner et disparaître avec dignité.
Autour de nous il n'y avait plus qu'un azur menaçant. Il n'y avait pas de vent, il n'y avait pas de bruit, il n'y avait pas d'oiseau, pas de nuage, pas d'avion, qu'un ciel vide. Un ciel qui avait assassiné des milliers d'individus et qui n'était pas taché d'une seule goutte de sang. Un ciel que nous pouvions caresser de la main, car maintenant, il tombait sur nous. Sa peau était nébuleuse, nos mains la traversaient superficiellement en provoquant des petites ondulations à sa surface. De petites ondulations légères semblables à des frémissements. C'était doux et féerique, nous étions conquis par notre futur meurtrier. Il lui manquait juste le regard. Ce regard qui se fronce ou s'écarquille, ce regard qui rit ou qui rage, un regard pour comprendre pourquoi aujourd'hui nous mourons.
Il nous força à nous courber. Il nous força à nous asseoir. Il nous força à nous coucher. Jeanne s'allongea à côté de moi. Nous étions sur le dos face à la mort qui descendait. Le ciel n'était plus qu'à quelques centimètres de nos visages. Il n'avait pas d'odeur, il n'avait capturé aucune splendeur des nombreuses choses qui l'avaient traversé. Aucune splendeur sinon celle de cette insondable couleur bleu. Nous étions bizarrement calmes et sereins. Nous nous aimions pour l'éternité et même le tragique et le morbide ne pourraient jamais nous en défaire.
Quand le ciel nous a exécuté, nous n'avons pas pleuré, nous n'avons pas crié, nous avons saigné proprement. Mais nous sommes toujours là, à refléter nos corps spectraux dans les milliards d'étoiles de l'espace. A hanter les galaxies de nos rires vaporeux. Nos mains gravés l'une dans l'autre à jamais unis pour vivre sur chaque planète, chaque ville, le plus bel amour de tous les temps.