Ame égarée (1)

matt-anasazi

ÂME ÉGARÉE

« Nous sommes arrivés au musée. On descend, les maudits français ! »

Clémentine Thibaud fut la seule à ne pas rire jaune du surnom du groupe de touristes français. Elle savait quel sentiment ambivalent avait donné naissance à cette expression. Sa famille l’avait vécu dans sa chair, la séparation avec la France d’Amérique. L’Atlantique, devenu mur infranchissable, les cousins du Québec perdus dans la tourmente de l’histoire. Et la voilà au début du XXIe siècle, petite « maudite » parcourant un album de photos jaunies à la main Gatineau et le Québec à la recherche des traces de son passé.

Elle sortit du bus d’un pas alerte et rejoignit le groupe sur l’esplanade du Musée canadien des Civilisations. Vêtue légèrement en ce matin de septembre venteux, tout son corps respirait la joie de vivre et l’envie dévorante de découvrir. Deux jambes graciles et toniques portaient une silhouette menue aux formes harmonieuses. Elle s’arrêta et rajusta sa casquette frappée d’une feuille d’érable ; une cascade de cheveux châtain foncé retomba sur son visage en pointe. Un chignon vite fait, et l’on put admirer son minois : des yeux noisette pétillants, un nez fin surmontant une bouche délicate.

Le groupe s’étira et entra dans le Musée. La culture inuite se présenta aux yeux des français plus ou moins intéressés : la salle des canoës stylisés, les costumes en peaux, les outils, armes et hameçons en os. Puis la salle rassemblant les croyances des Inuits. Les attrape-rêves et les « soul-catcher » fascinaient Clémentine. Le guide s’éclaircit la voix et rassembla ses troupes : « Maintenant, observez ce panneau expliquant l’une des croyances primordiales des Inuits du Canada. Ce peuple se représentait la vie d’un homme comme le voyage de l’âme de boîte en boîte, du berceau à la tombe. »

Clémentine sentit un mouvement venant d’un totem. De la taille d’un homme, il trônait dans une vitrine. Une tête d’aigle sculptée aux yeux globuleux se détachait du tronc.

« Le berceau était la première boîte de ce voyage. Il était ouvert sur le dessus ; ainsi, l’âme entrait pour investir le corps d’un nouvel être humain. »

Le totem et Clémentine se fixaient avec intensité, tels deux boxeurs avant l’affrontement. La jeune fille frissonna sous l’effet d’un long souffle glacé.

« La maison était la seconde boîte percée d’un trou. La porte d’entrée laissait l’âme des membres du foyer et de leurs invités libre de se déplacer. »

Clémentine voyait la distance entre elle et le totem fondre. Elle semblait flotter, comme aspirée par le regard de bois.

« La dernière boîte où s’achevait le voyage de l’âme était la tombe. C’était la seule boîte fermée car elle constituait la dernière demeure, le réceptacle de l’âme qui revenait à la terre. »

Le bec s’ouvrit démesurément et s’apprêtait à avaler une Clémentine minuscule face à un totem devenu arbre magique. Elle se sentit brutalement happée vers l’arrière. Quand elle reprit ses esprits, elle était allongée sur les dalles du musée, entourée par les membres de son groupe et le guide. Leurs voix lui parvenaient de très loin, en se superposant et aucun sens n’émergeait des sons qui l’assaillaient.

« Mademoiselle, reprenez-vous. Vous allez bien ?

- Oui. » Ce mot lui coûta un effort.

« Vous nous avez inquiétés : vous avez quitté le groupe pour vous approcher de ce totem et vous sembliez prête à briser la vitre qui le protégeait. »

C’est à ce moment qu’elle vit le totem. Il était sculpté en bois sombre, parcouru de marbrures noires. Le visage de l’aigle ainsi que quelques autres symboles étaient peints en rouge. Les yeux noirs percés d’un iris en creux se détachaient avec netteté.

Tout le reste de la matinée, Clémentine ne cessa de repasser cet incident sans pouvoir ni le comprendre, ni même y réfléchir tant elle perdait pied dans un maelstrom de sensations et de souvenirs décousus à chaque tentative. Elle poursuivit la visite du musée, se contentant de suivre les autres. Ses pas s’enchaînaient mais son enthousiasme s’était envolé, son sourire aussi.

En ressortant sur l’esplanade du musée, le panorama sur l’esplanade lui coupa le souffle : la colline du parlement ceinturée par des gratte-ciel modernes, à leurs pieds la rivière des Outaouais sous un ciel bleu lumineux. Vision harmonieuse qui nécessitait une photo immédiatement. La jeune fille regarda le résultat : splendide ! Mais il lui sembla qu’une tâche blanchâtre apparaissait en arrière-plan ; une trace irréelle sur le bleu profond. Sans doute un reflet du soleil ! Elle partit déjeuner.

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