Ame égarée (2)

matt-anasazi

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« Parfait, mademoiselle, vous êtes prête ! Regardez le résultat. »

Clémentine s’avança vers le miroir et comprit l’air extasié de la costumière : l’image renvoyée par la glace paraissait sortir d’un livre ancien. Elle portait une coiffe blanche en coton nouée sous le menton, enserrant son chignon et ses oreilles. Sa robe écrue marquait fortement sa taille même sans corset et mettait en valeur par opposition la partie supérieure blanche ample avec ses manches à mi-bras, son col large et une partie blouse bleu foncé au niveau de la poitrine. Le bas de lin écru tombait et s’évasait légèrement en surmontant de grandes chaussettes rouges et des chaussures de cuir sombre. Elle fit quelques pas pour se convaincre que le reflet était bien le sien, tant l’illusion de surgir du passé était forte. Ce costume lui seyait parfaitement et il lui semblait même familier sans qu’elle sache pour quelle raison. Un léger malaise, inexplicable, lui noua l’estomac à cette pensée. Elle perdit l’espace d’un instant contact avec la réalité, se crut une pionnière de retour de sa ferme et arrivée en ville vendre des peaux de loup. La salle elle-même prit une teinte sépia et s’obscurcit. Terrifiée, elle sortit d’un bond : la rue principale d’Aylmer était parcourue d’élégants et d’élégantes du siècle passé. Ils se promenaient, profitant du spectacle qu’ils créaient autant que des attractions de la rue. Elle parcourut des yeux la rue pour reconnaître les autres touristes.

Elle fut abordée par un photographe lui proposant une photographie grâce à son vieil appareil photo en bois monté sur trépied. Séduite par le côté désuet mais si authentique du flash à la magnésie, elle accepta. « Prenez la pose, mademoiselle, lui dit-il en lui tendant une ombrelle. » Elle se prit au jeu et pencha la tête, l’air mutin et un sourire charmeur. Le flash explosa littéralement, la laissant aveuglée et stupéfaite. Elle entendit à travers la fumée : « Vous pourrez récupérer votre cliché demain lors de l’épluchette. »

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La brume recouvrait le sol. Le silence glaçait l’air. Trois couleurs, blanc, marron, noir. Une forme se mouvait sans bruit, sans même donner l’impression de se déplacer. La femme marchait dans la neige, sa robe sombre soulevant des gerbes de flocons. Elle regardait autour d’elle ; rien ne perçait du blanc aveuglant. Éclair, puis la forêt surgit autour d’elle, l’emprisonnant. Les arbres l’enfermaient de plus en plus. L’arbre en face de la femme s’approchait et se courbait. Puis un nœud apparut… se tordit… se contracta… une forme émergea… indistincte… bordeaux… Une tête d’aigle, deux yeux globuleux.

Clémentine se réveilla en hurlant, les mains moites. Jamais elle n’avait ressenti une telle terreur nocturne, aussi loin qu’elle s’en souvienne. De longues minutes s’écoulèrent avant que ses mains ne cessent de trembler. Elle chercha son appareil numérique. Les photos avaient toujours un effet apaisant, comme si l’image captait l’essence même des gens et des objets pour les rendre indéfiniment par la suite. Elle revit avec bonheur le ciel bleu et la ville si moderne et si fière de son passé. Mais quelque chose ne collait pas… Un nuage en forme de volatile était visible dans l’angle supérieur gauche de l’image. Elle ne se souvenait pas de ce détail.

L’impression de perte de repère dans le temps et l’espace revint. Elle se retrouva dans une forêt profonde de conifères. Le parfum de la résine de pin et du bois coupé lui emplissait les narines. En tournant la tête, elle vit deux formes humaines s’avancer dans un sentier boueux. L’homme vêtu à la mode trappeur tenait une hache dans la main droite. Une femme le suivait. Une robe écrue et bleue serrée à la taille et des chaussettes rouges dépassant de bottes noires.  Elle se sentit partir

5h36 du matin. Il fallait qu’elle se sorte de ses angoisses et seule sa mère le pouvait. À la troisième sonnerie, cette dernière décrocha, surprise d’entendre sa fille. La mère et la fille bavardèrent comme elles en avaient l’habitude tout les dimanches. Mais Clémentine sentait s’approcher l’instant où elle poserait la question qui la préoccupait depuis son cauchemar.

« Maman, tu te souviens de l’album photo des cousins du Québec ? En le regardant il y a une photo qui m’intrigue : je crois avoir un air de famille avec l’une d’entre elles.

- Possible. Là, je vois pas trop…

- Elle pose avec un totem. Elle a une robe claire avec une partie foncée qui lui serre la taille.

- Ah oui, la cousine Gertrude ou Pélagie, je crois ! La pauvre, triste histoire !

- Ah bon ? Qu’est-ce qui lui est arrivée ? » Elle retint un tremblement de sa voix.

« Oui, c’était la femme d’un pionnier parti en terre indienne. Elle est morte écrasée par une charrette. La photo nous est arrivée peu de temps avant une lettre, annonçant sa mort juste après la fête des moissons.  »

Elle ne retint plus rien de la conversation. Arrivée dans sa chambre, elle regarda l’album photo de famille. La ressemblance était frappante : le totem était le même que celui du musée. Elle chercha longtemps le sommeil.

 « Vous avez une petite mine ce matin, Clémentine. » Sa voisine de chambre sourit. « Rassurez-vous, le programme devrait vous changer les idées. Matinée libre pour visiter la ville et fête de l’épluchette cet après-midi.

-  Épluchette ?

-  Pique-nique de maïs pour la fête des moissons. » 

  • La fin déjà ? Dommage, moi je l'aime bien c'te histoire !

    Sinon l'image de la robe sombre et des flocons, ça m'a rappelé "Un roi sans divertissement" de Giono, pas pour l'histoire, mais les couleurs ^^ Je vais loin, je sais :)

    · Il y a plus de 10 ans ·
    20130820 153607 20130820153847362 (2)

    rafistoleuse

  • Christine, serais-tu une transfuge de la "belle province" ? Merci encore, la suite et fin demain !

    · Il y a plus de 10 ans ·
    Avatar loup 54

    matt-anasazi

  • l'histoire prend forme et j'ai hate de lire la suite. ahhh et le ble d'inde j'adore

    · Il y a plus de 10 ans ·
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    christinej

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