Amour urbain
Quentin Jardon
Incipit
Dans chacune des mains blanches de Manon, un gros dé d’acier. Lourds et énigmatiques, ces deux cubes, légèrement usés, s’apprêtent à former une combinaison décisive. Émile regarde Manon : il prend conscience de la gravité du geste à venir. Manon ensuite baisse les yeux vers les dés, vers ces bouts d’acier prisonniers de ses doigts minces, posés sur ses paumes, bientôt vacillants…
Silencieux, autour d’eux, ce sont les quais et les voies de la gare de Bruxelles-Midi, baignés par la lumière automnale du soleil qui décline, dans une ambiance limpide et revigorante, loin de ces tableaux lugubres que le mois de novembre s’amuse parfois à dépeindre. Quelques voyageurs transitent sur le quai qu’occupent Émile et Manon, attendant leur train, tranquilles, à feuilleter un journal, à fumer une cigarette – ou à ne rien faire, le regard curieusement immobilisé dans le vide.
Manon s’accroupit, Émile lui souffle « Maintenant ! », et les dés d’acier s’échappent de leur cage, tombent sur les dalles du quai de la voie n°8… Le premier à interrompre sa course indique « 2 ». Le second, « 6 ». Manon lit le résultat : « C’est très simple, nous devrons prendre un train en voie n°2 et sortir au sixième arrêt. » « Exact », confirme Émile.
Lors d’une promenade très nerveuse, ensemble ils ont élaboré ce jeu. Émile aime dire qu’ils vont fuir (une fuite « sans doute éphémère », tempère-t-il), mais ce mot est trop fort selon Manon. Elle préfère expliquer qu’ils vont vagabonder (« pour longtemps », rajoute-t-elle).
Sans plus s’éterniser, les jeunes adultes descendent au sous-sol, où se situe l’immense hall de la gare. Là il fait chaud, c’est bruyant, une grosse dame vend des gaufres, tout le monde s’agite de manière dispersée, de grands panneaux digitaux affichent les départs prévus. Émile et Manon prennent la direction de la voie n°2 et remontent une volée d’escaliers, avant d’atteindre le quai, de nouveau à l’extérieur. Très vite, Émile cherche à attraper les mains blanches de Manon, au moins pour se réchauffer. Mais Manon observe l’agitation alentour qui tout d’un coup s’est créée ; il semblerait qu’à cet instant, elle se fiche de la présence d’Émile. Émile, à son tour, se laisse porter par le spectacle soudain des trains qui circulent, des passagers qui s’y engouffrent ou qui s’en extirpent. Chaque train, se dit Émile, renferme plusieurs rêves, car chacune de ces machines mène vers une série de destinations méconnues que le rêveur peut idéaliser librement, selon ce qu’il entend exiger de l’existence. Au hasard il s’empare d’une destination et voilà que celle-ci devient le théâtre d’histoires improbables au cours desquelles, souvent, surviennent des moments de bien-être absolu. « N’est-ce pas d’ailleurs ce que j’espère vivre bientôt ? », se demande Émile.
Vers dix-sept heures, on annonce l’arrivée imminente d’un omnibus en voie n°2. Émile et Manon se bouchent les oreilles pour ne rien entendre des arrêts prévus, ni de la destination finale. Il faut préserver la surprise aussi longtemps que possible. Émile chante un refrain qu’il déteste pourtant, les doigts enfoncés jusqu’aux tympans : « C’est un jour à Naples qu’on s’est rencontré… À la même table du même café… ». Il aimerait voir l’Italie, où stagnent beaucoup d’émotions, croit-il. Manon se poste à la limite de la ligne jaune qu’il est interdit de franchir. En proie à la fatigue, elle se figure mentalement les banquettes d’un wagon…
Puis, dans un cri, quelque chose de neuf et massif apparaît sur la voie n°2, un engin drôlement moderne. Émile et Manon montent : à l’intérieur, ce sont des compartiments de huit sièges, de part et d’autre d’un couloir de parquet. Émile reconnaît n’avoir jamais vu circuler pareil train en Belgique. « Moi non plus », admet Manon sur un ton détaché. Ils prennent d’assaut un compartiment vide, s’enfoncent dans les sièges moelleux. Des haut-parleurs diffusent avec discrétion un morceau de rock. Une photographie de l’Atomium pend au-dessus de la fenêtre. Des journaux sont disponibles sur un présentoir. Émile, qui continue de s’étonner des singularités de ce train, interroge un instant Manon du regard ; Manon cependant demeure taciturne. C’est que la jeune femme attend l’aventure, sans se poser d’autre question. Accoudée à la tablette de leur compartiment, bercée par le roulement régulier du train, elle finit même par s’assoupir, laissant seul son compagnon de route.
Un peu de temps s’écoule. Le rock a laissé la place au jazz. Les arrêts défilent : Ottignies, Gembloux, Namur… Visiblement, ils se dirigent vers l’Ardenne. D’après Émile, selon une théorie qu’il soutient depuis longtemps, c’est ici, environ, que meurt l’Europe du nord et qu’émerge celle du sud. C’est ici, quelque part en Moyenne-Belgique, que se dessine la ligne de démarcation entre l’esprit germanique et l’esprit latin, entre la rigueur et le désordre, entre le calme et la folie. Émile regarde par la fenêtre les paysages, les villes et les villages se succéder, à quelques encablures du crépuscule : il flaire le passage du nord au sud, les signes du changement. Désormais il lui suffit de surprendre, au loin, un automobiliste anticiper d’une poignée de secondes le feu vert pour se convaincre que sa frontière fictive existe bel et bien.
À l’approche du sixième arrêt, le train s’engloutit dans un long tunnel, en ressort, ralentit, soupire, des passagers se lèvent… C’est le moment pour Émile de secouer Manon. Il cherche un écriteau qui indiquerait le nom de la station – en vain. Depuis la fenêtre pourtant, la gare paraît gigantesque, royale. « Regarde, c’est immense ! » fait-il à Manon, qui s’agite enfin. « Étrange, non ? Je ne sais pas où nous sommes. » La jeune femme étourdie colle son nez à la vitre jusqu’à ce que le train s’immobilise. « Très étrange », enchérit-elle.
Synopsis
Sous le couvert d’un jeu, Émile et Manon fuient ensemble, bien qu’ils ne courent pas après la même chose. Pour Manon, cette fuite est une aventure censée satisfaire son désir obsessionnel de liberté – pour Émile, c’est une quête d’absolu censée l’inspirer dans son travail de jeune cinéaste. L’un et l’autre quittent une vie que le narrateur décrit peu ; tout juste devine-t-on qu’elle était heureuse mais insatisfaisante : à Manon il manquait la liberté – à Émile l’absolu. Qu’entendent-ils au juste par « liberté » et « absolu » ?
Émile et Manon débarquent, très étonnés, dans une ville imaginaire. En vrac, plusieurs caractéristiques que les protagonistes découvriront progressivement : l’absence d’automobiles ; une gare ferroviaire et un réseau métropolitain majestueux ; la place prépondérante réservée à l’art ; l’effervescence permanente qui règne dans les rues exclusivement piétonnes ; l’architecture raffinée des hautes maisons ; les toits plats, où pousse une végétation luxuriante ; le soleil, curieusement figé juste au-dessus de la ligne d’horizon.
Quel est le nom de cette ville ? Les passants à qui Émile et Manon posent la question répondent sans cesse la même chose, plus ou moins ceci : « Aucune idée ».
La nuit passe, toujours plus étrange, toujours sous ce soleil immobilisé… Manon vagabonde, guidée par son « désir obsessionnel de liberté », pendant qu’Émile cherche à travers les émotions nouvelles qu’il ressent, la matière d’un chef-d’œuvre de cinéma. L’ambigüité de leur amour se renforce : ils vivent ensemble leurs aventures, mais un malentendu semble les séparer.
Au milieu de la nuit, Manon disparaît dans la ville. Émile part à sa recherche. Lorsqu’il aperçoit furtivement « Manon qui virevolte derrière un homme, impérial », la jalousie le terrasse. Il se résout à poursuivre sa quête sans elle, arpentant les rues, émerveillé et malheureux. Mais plus tard, Émile croise à nouveau Manon en compagnie de l’homme. Dès lors il décide de quitter la ville…
Émile se retrouve, vers 4 heures du matin, dans un petit port, au bord d’un canal. Il entend monter dans le prochain bateau en partance. « Fuir, fuir », se répète-t-il. Des bancs de brume masquent le soleil.
Mais Manon n’est jamais loin… et la quête d’Émile trouvera peut-être son aboutissement.