Amtrak Monsters

Cécile Vuillemin

J'arrive à la gare de Chicago un peu en avance. Je viens de quitter mon amie avec qui j'ai passé trois jours à déambuler de gauche à droite dans les rues de « Windy City », comme l'appelle les chicagoens. C'est la première fois que je viens aux Etats-Unis. Sauf une fois, à New-York, mais tout le monde dit que New-York, ce n'est pas vraiment les Etats-Unis. Kim m'a montré les plus beaux coins de la ville. A Pilsen, on a rencontré des mexicains qui nous ont invité à manger dans leur petit restaurant. Le meilleur burrito de ma vie ! J'ai beaucoup aimé Pilsen, c'est un quartier à la fois calme et vivant. A l'est, les galeries d'art se succèdent et on ne sait plus où donner de la tête et des yeux. Chaque deuxième vendredi du mois, les artistes ouvrent les portes de leurs ateliers aux passants, amateurs et collectionneurs. Tout le monde est habillé pareil.  Les hommes ont des baskets flashy, un slim noir et un polo avec des imprimés losanges. Ou triangles. Les femmes ont des baskets flashy, un t-shirt noir et un legging avec un imprimé cosmos. Ou avec des chats. A l'ouest, c'est Mexico. Plus un mot d'anglais, que de l'espagnol, des mecs qui galèrent devant leur porte, des nanas qui se font accoster avec plus ou moins de politesse. Au supermarché, tout est importé du Mexique et on y achète aussi bien de l'avocat que du cactus. C'est ça, je crois, qui m'a plu ici. La diversité des gens et des cultures dans la même ville.

Avant que je parte, Kim m'a emmenée en haut de la Willis Tower, 344 mètres, une vue plongeante et superbe sur toute la ville et le Lake Michigan. D'en haut, on croirait que Chicago est une île. Puis elle m'a déposée devant la gare Amtrak. Juste avant de démarrer elle m'a lancé: « Amtrak change les gens ! N'aie pas peur ! ».

Maintenant que je suis en train d'attendre dans cette interminable queue pour embarquer, cette phrase tourne dans ma tête. Je regarde autour de moi, histoire de voir en quoi, un voyage en train pourrait à ce point me faire changer. J'y vois une mère et sa petite fille. Elles semblent toutes joyeuses à l'idée de faire ce long voyage. Plus loin, il y a un homme d'une cinquantaine d'années, usé jusqu'à la corde et avec des tatouages ésotériques. Devant moi, il y a un jeune homme de mon âge environ. Il correspond exactement à l'idée que je me fais du backpacker, avec sa barbe de deux semaines, ses ongles noirs et son air d'hippie. Bref, rien de bien particulier. Je pense que ce qui va changer surtout, pendant ce voyage, c'est la couleur de mon teint ! Quand je serais arrivée à Denver après vingt heures de train, j'aurais viré d'un brun caramel à un vert olive. Je rigole en y pensant. Heureusement que personne ne m'attend à la gare !

Mais, malgré les longues heures qui se profilent, je me réjouie beaucoup de faire ce voyage. Cela fait des années que j'ai en tête de sillonner les routes des Etats-Unis et de voir les plaines désertiques, les champs, les ranchs, les ciels bas et les marées hautes. Et voilà que ce rêve se réalise comme une récompense après ces longues années d'études universitaires. Un voyage entre mes années d'innocence et ma future vie un peu plus stable.

L'haut-parleur finit par me sortir de mes pensées rasantes pour annoncer aux passagers en partance pour Denver qu'il est l'heure de se rendre à la porte d'embarquement.

«  Pas trop tôt ! grommelle le backpacker devant moi. On a déjà plus d'une heure de retard ! » 

Je regarde ma montre et voit que, perdue dans mes pensées, je n'ai pas vu l'heure tourner.

            La contrôleuse parle vite et mâche ses mots, je ne comprends rien de ce qu'elle raconte mais les gens autour de moi ne semblent pas lui prêter une attention particulière. Enfin la queue avance et nous nous dirigeons vers le quai. Je suis impressionnée par la hauteur du train, mais ce n'est rien par rapport à l'intérieur. Voitures panoramiques, cabines avec vrai lit, activités, repas, les trains Amtrak sont des villes nomades. J'avais lu, avant de partir, que le California Zephyr est un train historique et unique au monde. Il traverse les Etats-Unis d'est en ouest, quatre milles kilomètres et cinquante-quatre heures pour faire Chicago-San Francisco.

            Je monte dans le train et me dirige vers ma place, plusieurs personnes se sont déjà installées autour de moi. Chacun s'occupe à défaire ses affaires et se prépare pour les heures, voir les jours, à venir. Après avoir rangé mon sac, je m'assoie et fais connaissance avec mon voisin de galère pour ces vingt prochaines heures. Il s'appelle Keith et vient de Boulder dans le Colorado. Je comprends vite que ça va être compliqué de trouver un moyen de le faire taire, il est déjà en train de me parler de son chien et de sa mère.

            Enfin les portes se ferment, le contrôleur siffle et le train démarre dans un crissement de ferraille atroce. On dirait que tout le mécanisme est rouillé et que chaque mouvement de roue entaille la voie ferrée. Je suis en train de me dire que ça va être difficile de dormir avec un bruit pareil, lorsque les gens autour de moi commencent à s'agiter. Ils gigotent, se contorsionnent, se déforment, tirent sur leurs habits, leurs mains, leurs têtes. Je crois rêver quand je vois Keith enlever sa perruque, puis sa tête, comme s'il enlevait un masque. Je suis envahie par la panique mais n'ose pas bouger. Comment est-ce possible ? Comment je vais faire pour sortir d'ici ? Dans combien de temps est la prochaine gare ?

            Je regarde autour de moi mais personne ne semble se soucier de ma présence. La plupart des « gens » sont maintenant des monstres, leur costume d'humain gisant à leur pied. Bizarrement, le fait que je sois un humain ne les dérange pas et malgré le flou qui règne dans ma tête, je commence à me détendre. Mon voisin, Keith, laisse de grandes trainées vertes au sol lorsqu'il se dirige vers les toilettes. Il est plus petit que quand il était humain. Tout son corps est mou et visqueux, il ressemble à un Flubber géant.  Avant de se lever, il m'a fait un grand sourire et m'a dit qu'il revenait dans un instant, il devait juste vérifier que « tout est en place ». Je ne veux même pas savoir ce que cela signifie !

Deux rangées devant moi, à la place des deux vieux messieurs qui s'y étaient installés, se trouvent deux loups garous. Je peux voir leurs incisives jusqu'ici. Ils remarquent ma présence et m'invite à venir discuter avec eux. J'hésite, je ne suis pas encore persuadée que je ne risque rien dans ce train. Mais je finis par me lever et me dirige vers eux.

« Sweety, où vas-tu ? me demande le premier, avec un accent tellement prononcé, que je dois me concentrer pour être sûre de comprendre ce qu'il dit.

– Denver, monsieur.

– Denver ? c'est plutôt une drôle de destination pour une jeune femme ! »

Malgré mes efforts pour faire comme si de rien n'était, je ne peux pas m'empêcher de fixer leurs visages de loups, leurs dents pointues, leurs pelages bruns. Je m'aperçois qu'il attend une réponse de ma part. Je bafouille : « oui, enfin non, je n'y reste pas. Mais excusez-moi, je dois, euh, … ». Je les quitte et décide de marcher un peu dans le reste du train pour voir s'ils restent des gens de forme humaine.

            Je croise la maman et la fille qui étaient dans la queue avec moi. Elles ont les mêmes longs cheveux noirs mais au lieu de leurs beaux yeux verts, c'est un énorme œil avec des longs cils qui me fixe. Elles me sourient avec ce qui se rapproche d'une bouche même si je n'y vois aucune dent, juste une large langue bleue qui pend. J'accélère le pas, mais la petite fille m'interpelle en me demandant où je vais. Lorsque je me retourne pour lui répondre,  je me prends les pieds dans un sac et m'étale par terre.

            Allongée sur le sol, je me demande si ça peut vraiment être pire que maintenant. J'essaie de me relever mais mon pied me fait mal. J'ai dû me tordre la cheville en tombant. Je lève la tête espérant que ma chute soit passée inaperçue mais tous les regards sont posés sur moi et, vu la tête de certains passagers, ce sont des centaines de paires d'yeux qui me dévisagent ! A ce moment, je me dis ironiquement que deux solutions s'offrent à moi : tenter de me relever et faire la causette, comme si de rien n'était, avec une horde de monstres, plus affreux les uns que les autres, mais apparemment pas si méchants, ou tirer l'alarme d'urgence, prendre ma valise, ouvrir les portes et partir en boitant en direction de nulle part, vu que je n'ai aucune idée de l'endroit où je me trouve. Je suis toujours en pleine réflexion quand des mains de géant m'attrapent et me soulèvent du sol pour me déposer directement à ma place. Une fois assise, je me retourne pour identifier le propriétaire et je me rends compte que c'est le backpacker qui était juste en face de moi ! Il me regarde avec bienveillance et un grand sourire.

« Quand je suis humain, je râle toujours, tu l'as sans doute remarqué. Ta cheville est énorme, laisse moi appeler le contrôleur, il aura sûrement de quoi te soigner ». Je suis tellement abasourdie que je ne réponds rien et le regarde s'éloigner dans le couloir.

            Un attroupement s'est formé autour de moi et je dois faire des pieds et des mains pour rassurer tout le monde et avoir un peu de tranquillité. C'est finalement le retour de Keith et de ses trainées visqueuses qui font déguerpir les gens, trop inquiets de se voir engluer dans une masse verte non identifiée. Je regarde par la fenêtre, les paysages défilent. Le trajet entre Chicago et Denver n'est pas très varié, des champs, des petits villages. Mais on traverse à plusieurs reprises des endroits magnifiques, comme lorsque nous passons au dessus du Mississippi.

            Le backpacker-géant revient suivi du contrôleur qui, lui non plus, n'a pas échappé à la transformation qu'a subit tous les passagers de ce train. Il tient dans sa main violette une crème et dans l'autre une bande. Ses deux têtes dodelinent de gauche à droite, comme si elles n'arrivaient pas à se mettre d'accord. Finalement, il prend mon pied et l'emmaillote.

« Reste tranquille pendant quelques heures et ça devrait aller mieux. Jusqu'où vas-tu ?

– Denver.

– Oh ! Tu as le temps de voir venir alors ! ».

Je ne sais pas dans quelle paire d'yeux le regarder car sa voix sort simultanément de ses deux bouches. Mais je n'ai pas le temps de me décider qu'il est déjà reparti.

            Le train roule paisiblement et après toute l'agitation du départ, chacun semble vaquer à ses occupations. Je commence à sombrer dans le sommeil lorsqu'une pensée vient m'envahir. Pourquoi est-ce qu'ils me regardent normalement ? Pourquoi ne sont-ils pas surpris que je sois le seul vrai humain dans ce train?

Paniquée, je me lève rapidement mais ma cheville me rappelle à l'ordre, et c'est en sautillant que j'atteins les escaliers qui mènent aux toilettes. Quand je vois le nombre de marches, j'hésite à renoncer, mais le doute s'est installé en moi et il faut que je vérifie mon pressentiment.

            En bas, je dois attendre mon tour. Il y a des centaines de passagers dans ce train et ils ne sont même pas foutus de mettre plus de deux toilettes par wagon. L'étrange monstre qui attend devant moi a des pieds qui doivent bien faire deux mètres. Je me demande comment elle va faire pour entrer dans ces cabines de train si étroites. Par miracle, les deux toilettes se libèrent en même temps. J'entre dans la deuxième, ferme la porte et me retourne vers le miroir. L'inquiétude qui m'avait envahit quelques minutes plus tôt se confirme et je ne peux retenir un cri de détresse face à la vision d'horreur qui s'offre à moi. J'ai la peau grise, le teint vert, des vis dans le cou et les cheveux jaunes. La seule chose qui me reste de mon visage d'avant, ce sont mes yeux bleus, dont le teint verdâtre de mes paupières les fait particulièrement ressortir. Je ressemble clairement à la femme de Frankenstein. Je n'arrive pas à comprendre comment c'est possible. Je ne me suis rendue compte de rien. Même pas des vis plantées dans mon cou.

Pas étonnant que je passe inaperçue depuis le début du voyage, je ne suis pas différente d'eux !

J'entends des bruits à l'extérieur de la cabine. Du monde doit attendre sur moi, je dois sortir d'ici. Je commence à remonter, avec peine, les escaliers lorsque me revient en mémoire la phrase de Kim : « Amtrak change les gens ! ».

 

 

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