Reward
Aden Osean
J'écris pour raconter exactement ce qui s'est passé, parce qu'évidemment personne ne veut me croire. Je m'appelle Sofiane, j'ai 22 ans. Je suis désolé si je n'écris pas très bien, mais ce qui compte, c'est que tout est vrai.
Ça a commencé avec une application Facebook. Celle où on place une punaise sur un plan du monde, pour indiquer les endroits où on a voyagé. Tous mes amis avaient rempli leur carte et j'ai eu envie d'essayer. J'ai d'abord punaisé Évry, où j'habite. Puis Verdun (voyage scolaire en quatrième avec Madame Vaquier). Et Villers-sur-Mer (projet « Quartiers libres » 2010, financé par la mairie d'Évry). Voilà. Dix secondes, et c'était fini. L'ensemble de mes voyages s'étalait sur un périmètre de 200 km2.
J'avais tellement honte que j'ai voulu dépunaiser tout ça vite fait. En cliquant partout, je suis tombé sur la carte de Lakhdar.
Lakhdar et moi, on était amis au collège. L'année du voyage à Verdun, il s'était fait opérer de l'appendicite deux jours avant le départ, et on était parti sans lui. Du coup, Lakhdar n'avait marqué qu'une ville : Évry.
Cette punaise toute seule, comme ça, en plein milieu du grand monde, ça m'a fait beaucoup de peine. Alors, impulsivement, j'ai envoyé un mail à Lakhdar et je lui ai proposé de partir à Las Vegas.
Deux ans, quatre mois et dix-sept jours plus tard, on avait nos billets. Il nous avait fallu un peu de temps pour amasser l'argent, mais on y était. Nos parents et les habitants du quartier avaient aussi participé. La semaine avant le départ, impossible de descendre dans la rue sans rencontrer un voisin qui nous chante : « l'Amérique, l'Amérique, je la veux, et je l'aurai ! ».
J'ai commencé à prendre des photos arrivé à l'aéroport. Lakhdar qui enregistre ses bagages. L'écran avec l'heure du départ et la porte d'embarquement. Notre avion vu des grandes baies vitrées. Lakhdar assis près du hublot. Le plateau-repas. Le panneau « Welcome to Los Angeles ». Lakhdar au comptoir du loueur de voitures. Lakhdar devant la Chevrolet. Lakhdar au volant de la Chevrolet. Les grandes avenues de Los Angeles.
Tout ce que je voyais, je voulais en garder une trace pour plus tard. Lakhdar, lui, a précieusement conservé son billet aller, et la plaquette avec les conseils de sécurité en avion. Et aussi le journal daté de notre arrivée, et tous les tickets de caisse. Il collectionnait tous ces petits morceaux d'Amérique. Son sac à dos débordait de paperasse.
Mais ce qui lui plaisait le plus, c'était les affiches de récompenses pour la capture de criminels. Avec écrit « WANTED » en gros. On a trouvé la première dans l'agence de location, et plusieurs autres en ville et sur le trajet vers Las Vegas. On commentait la tête des tueurs et le montant de la récompense. Il y avait des cambrioleurs, des saboteurs, des agresseurs de vieilles dames. Lakhdar voulait les mettre au mur une fois rentré chez lui, et remplacer les portraits-robots par des photos de sa famille. Il avait même déjà choisi l'affiche pour sa sœur (trafic de drogue) et sa mère (triple homicide avec préméditation).
Arrivé à Las Vegas, on a fait un peu moins les malins. La vérité, c'est qu'on avait le même nœud au ventre qu'au moment de se pointer devant le videur à l'entrée de la boite. À tous les coups, quelqu'un allait repérer nos baskets, notre air de Français, ou d'Arabes, ou de pauvres, et nous dire qu'on n'avait rien à faire là.
En fait, pas du tout. C'était tellement immense, avec des avenues interminables, des machines à sous jusque sur le trottoir, des filles en nuisettes et des vieilles en robe de chambre, que nous, avec nos baskets, on s'est simplement fondu dans le décor.
On a fait un premier petit tour, pour voir ce qui nous plaisait d'abord. Comme à la foire du Trône, quand on commence par scanner les allées avant de claquer tout notre argent, parce que ça part vite. On a rapidement abandonné l'idée. D'abord, Las Vegas c'est un peu plus grand que la Foire du Trône. Et surtout, on s'est pris une averse monumentale. Il parait qu'il ne pleut jamais à Las Vegas. La vérité, c'est que ça arrive une fois par an, le jour où les évryens débarquent, et alors c'est le déluge.
Donc, on s'est réfugié dans le premier casino venu et on s'est mis à boire, miser, boire, se promener, miser. Mes photos sont devenues de plus en plus floues. Lakhdar qui brandit un cocktail. La table de roulette. Lakhdar prenant un air exagérément peiné parce qu'il a perdu. Lakhdar réellement peiné parce qu'il a perdu. Lakhdar à côté d'une serveuse qui porte un truc à plumes. Lakhdar et moi en selfie, mal cadrés, devant une petite Tour Eiffel rose. Lakhdar et moi, entiers et bien cadrés, devant la Tour Eiffel. Lakhdar et moi levant notre cocktail. Moi et le type qui nous a pris en photo, accoudés au bar.
C'était un Américain. Il était sympa, et pour le remercier d'avoir fait le photographe, on lui a payé un verre. Et puis c'est lui qui nous a invités. Et après plusieurs verres, on parlait couramment anglais et on s'est raconté toute notre vie.
On était donc là, à boire notre énième truc coloré avec un morceau de fruit dedans, quand Lakhdar s'est mis à froncer les sourcils en dévisageant l'américain. Il s'est approché de lui, si près qu'on aurait dit qu'il allait lui enlever un point noir. Et puis d'un coup il a reculé, attrapé son sac à dos ,et il est parti.
Ça nous a fait bien rire, l'Américain et moi. Josh, il s'appelait. Le temps que Lakhdar revienne, on était déjà super potes. Lakhdar s'est assis et s'est mis à faire de grands gestes dans le dos de Josh, en le pointant du doigt avec la discrétion d'un mammouth. Je ne pouvais plus m'arrêter de rire. On passait une super soirée.
Dès que Josh est allé aux toilettes, Lakhdar m'a sauté dessus en chuchotant très fort : « La récompense ! Agression de vieilles dames ! C'est lui ! »
Et comme je continuais à rire, il s'est mis à me secouer comme une serviette de plage, jusqu'à ce que ma tête tourne et que je l'engueule. Alors, il m'a regardé bien droit dans les yeux et il a articulé très lentement : « Ce type. Là (il désignait la chaise vide de Josh). C'est un des gars recherchés dans les affiches. Si on l'attrape, on a une récompense. » Il m'a collé un avis de recherche sous le nez. Il s'était éloigné pour fouiller dans son sac détrempé, à la recherche de l'affiche en question. Le temps que l'information pénètre jusqu'à mon cerveau, Josh était revenu s'asseoir parmi nous.
J'ai été pris d'un élan de tristesse et j'ai failli m'effondrer en larmes sur la table. Quoi, mon Josh, mon bon ami, était un criminel ! Lui qui payait son coup si généreusement, il agressait des vieilles dames ? Non, ce n'était pas possible. Pendant que Lakhdar continuait à discuter avec Josh en le dévisageant d'un air soupçonneux, j'ai discrètement jeté un œil à l'affiche. Elle était sale et gondolée. Le portrait-robot tout délavé ressemblait à n'importe qui. Et Josh, c'était un jeune un peu gringalet, et complètement passe-partout. Ça ne voulait rien dire, sauf que Lakhdar avait un coup dans le nez.
Et pourtant, quand Josh s'est levé pour nous quitter, j'ai eu bien du regret. Voilà notre récompense qui nous quittait. Sans parler de toutes ces vieilles dames qui allaient continuer à se faire agresser. Ça oui, ça aurait été cool de le capturer, et d'avoir notre photo sur la première page des journaux, sous le titre « Deux Français en vacances appréhendent un dangereux criminel en cavale ».
Lakhdar devait penser comme moi, parce qu'il faisait tout pour retenir Josh. Il voulait lui offrir un dernier verre et se désolait exagérément de le voir partir. Josh semblait tout gêné. Ce brave Josh. C'est typiquement le genre de chose qui le met mal à l'aise.
Bref, Josh nous a dit « Bye guys ! », et a quitté le bar. J'allais finir son verre quand Lakhdar m'a entraîné par le col du t-shirt.
- Hé ! Qu'est-ce que tu fais ?
- On le suit, et dès qu'on a une occasion, on lui saute dessus ! a chuchoté Lakhdar.
Au début, je n'étais pas emballé par l'idée. Mais en fait, c'était super drôle. Il était très tard le soir, ou très tôt le matin, les rues étaient encore un peu brillantes de pluie. On sautillait en pouffant derrière les poubelles, tandis que Josh, devant nous, traçait son chemin. Et puis, d'un coup, il s'est engouffré dans un magasin. Ça nous a surpris, jusqu'à ce que je repère deux policiers qui descendaient la rue dans sa direction. Lakhdar m'a broyé le bras d'un air entendu.
- Ça veut rien dire, j'ai dit. Il avait peut-être un truc à acheter.
- Regarde le magasin où il est entré !
J'ai levé les yeux vers la vitrine. C'était rempli de vernis à ongles de toutes les couleurs. Là, oui, ça m'a fait un coup. Et évidemment, dès que les policiers se sont éloignés, Josh est ressorti sans avoir rien acheté. Alors, on a poursuivi notre filature. J'étais en train de me dire que c'est quand même classe, ce mot, « filature », et que ça fait comme dans les films, quand il a tourné à un coin de rue et disparu. Rien. Plus de Josh. Lakhdar était désespéré. Il courait partout, collait son nez aux vitrines des magasins, oubliant d'avoir l'air discret, tout à son obsession de retrouver le fugitif.
Au bout d'un quart d'heure, essoufflés et sur le point de vomir, on a laissé tomber. On rentrait penaud, et j'étais en train de me dire qu'« abandonner les recherches », ça sonne aussi comme dans un film américain, quand on l'a retrouvé, magiquement, en train de marcher devant nous. Lakhdar m'a labouré l'épaule. Il pointait, devant Josh, une petite vieille qui serrait son cabas contre elle. « Il va lui voler son sac ! Parce qu'elle sort du casino ! »
Alors, certes, peut-être que Josh allait simplement dans la même direction que la vieille dame. Nous, au lieu de réfléchir à ça, on été retourné par le sort qui attendait cette pauvre mamie. Il fallait agir. Et empocher notre récompense. Et c'est comme ça qu'on s'est jeté sur Josh.
Au début, on a eu du mal à coordonner nos efforts, Lakhdar et moi, et on s'est un peu cogné l'un et l'autre. Puis, allez savoir comment, je me suis trouvé tout entortillé autour de Josh, immobilisé sur le pavé, et j'ai hurlé à Lakhdar d'aller chercher la voiture. Lakhdar a disparu et j'ai commencé à avoir les bras qui tremblaient. Josh m'a donné un coup dans la mâchoire et s'est libéré. Ça m'a bien énervé. Je lui ai couru après et l'ai plaqué au sol, façon football américain. Ça l'a pas mal sonné, le Josh. Lakhdar a arrêté la voiture pas loin et il est venu en renfort. Encore une expression qui fait film américain, ça.
On a balancé Josh dans le coffre et Lakhdar a redémarré la voiture.
- C'est où le commissariat ?
- Qu'est-ce que j'en sais ?
Pendant que je hurlais des directions au hasard à Lakhdar, qui ne conduisait pas très droit, Josh a donné un coup de pied sur la plage arrière et l'a fait sauter. On n'allait jamais récupérer notre franchise. Y avait intérêt à ce que la récompense soit intéressante. Josh avait l'air mal en point, mais il lui restait assez d'énergie pour glisser sur le siège arrière et tenter de m'étrangler.
Je sais pas si vous avez déjà essayé de vous battre dans une voiture qui roule. Je peux vous dire que c'est pas facile. Il faut imaginer Lakhdar, qui criait : « Où je vais ? Qu'est-ce que je fais ? » en donnant de grands coups de volant. Et puis moi, tout retourné, le buste à moitié coincé entre les deux sièges avant, occupé à taper dans tous les sens, avec du sang plein la bouche.
Évidemment, pour que ça ressemble vraiment à un film américain, c'est à ce moment-là que les sirènes de police ont retenti.
Moi, j'étais bien content que les flics arrivent enfin, parce qu'on allait pouvoir leur livrer le fugitif tout remuant, et ils s'occuperaient de le calmer. Mais Lakhdar, en entendant les sirènes, il a paniqué et accéléré.
Voilà, donc maintenant, imaginez la scène décrite plus haut, mais avec la voiture qui fonce deux fois plus vite et les sirènes en fond sonore. Lakhdar hurlait, je cognais, Josh s'agrippait.
On s'est empilé dans une espèce de statue de lion et je suis tombé dans les pommes. Après, Lakhdar m'a raconté qu'il était sorti en levant les mains au ciel, comme dans les films. On a tous été embarqués. Lakhdar leur a expliqué pour le fugitif. Mais il avait perdu l'affiche, et il ne devait pas lui rester assez d'anglais dans les veines pour se faire comprendre, parce que quand je me suis réveillé, on était tous les deux dans une petite cellule. J'étais trop déprimé pour réaliser à quel point ça fait américain, d'être « derrière les barreaux ». Au lieu de quoi, j'ai vomi un peu et dormi beaucoup.
Le lendemain, on était encore là. J'étais dessaoulé, et je ne sais pas si vous pouvez imaginer l'angoisse qui m'est tombée dessus quand j'ai réalisé ce qu'on avait fait. Lakhdar avait la tête dans les genoux et haussait les épaules à toutes mes questions.
Il fallait qu'on appelle nos parents en France, c'est la première chose que j'ai pensée. J'allais expliquer ça à Lakhdar, quand un policier est venu nous chercher. Il nous a emmené dans un bureau. Un type en veste et chemise s'est mis à nous parler. Malheureusement, à ce moment-là, on avait perdu notre anglais. Le type braillait super vite, en appuyant certains mots et en fronçant beaucoup les sourcils. Et là, d'un coup, il a balancé une affiche avec la tête de Josh dessus. J'ai vu Lakhdar qui s'illuminait et opinait vigoureusement. Pourtant le commissaire continuait à nous engueuler. Il n'avait pas l'air disposé à nous tendre une médaille et un gros chèque. Au bout d'un sermon interminable, ils nous a pris par les épaules et nous a posés devant le commissariat. Voilà. On était libre.
Je me suis senti immensément soulagé.
Le résultat de l'aventure, le voilà. Nos parents ont fait un transfert d'argent pour payer la franchise de la Chevrolet. Avec un peu de chance, on aura fini de les rembourser d'ici quelques années. De ce que j'ai compris à l'affaire, Josh est en prison. Et pas pour agression de vieilles dames. Mais pour plusieurs meurtres en séries. Il était sur une des affiches qu'on avait collectées, seulement Lakhdar s'était trompé de crime. Il y avait une prime énorme pour sa capture. On n'en a pas touché un penny. Parce que pour capturer un criminel, en fait, il faut une licence.
Quand on est rentré à Évry, personne n'a voulu croire qu'on avait appréhendé un serial killer. On s'est même moqué de moi parce que je disais « appréhender », comme si j'étais dans un film américain. Ma mère est persuadée qu'on a pris de la drogue et lève les yeux au ciel à chaque fois que je raconte cette histoire.
Alors, en attendant, j'ai quand même mis une quatrième punaise sur la mappemonde dans mon profil Facebook. C'est mieux que rien.