Anhédonie

odeanox

Aux êtres qui m'aiment, aux enflures qui me détestent, à ceux qui se sont servis de moi, qui continuent de le faire, aux passants qui n'en ont rien à secouer, à ceux qui m'ont vue pleurer et sont passés froids voire démentiels à côté, comme pour les clodos, à ceux qui n'en ont rien à foutre, à ceux pour qui mes dépressions sont des déchirures, à ceux qui la subissent, à ceux qui me souhaiteront un éternel non-anniversaire, à ceux qui m'en veulent pour mes crises, à ceux qui m'ont oubliée après en avoir vu une, à ceux qui se sont permis de quasi violer ma peau mon esprit, à ceux qui ont bouffé mon ventre se sont déchargés et ne l'ont vu que pour ça, à ceux qui crèvent dehors desquels je détourne les yeux parce que je n'en peux plus, je n'en peux simplement plus parce que je ne peux rien, je ne peux pas guérir les douleurs du monde.

Vous êtes tous, perpétuellement, dans ma tête. Je vous vois tous, je vous sens tout autour. Votre indifférence, votre souffrance, vos regards de travers, votre incompréhension.


Cette image lancinante qui me revient à l'esprit, sans cesse :

Un jour mon corps sera mort, les voisins seront alertés à cause de l'odeur et on le découvrira pourrissant. À moitié dévoré, rempli de plein de petits moucherons.

Comment a-t-on pu en arriver là, comment ai-je pu y arriver, moi dont on souligne sans cesse la facilité d'approche, moi aux sourires, aux risettes, aux blagues débiles et légères. Comment ai-je pu en arriver là, me retrouver seule, continuer de l'être et ne pas chercher à en sortir, quelque part ne pas le vouloir. Le vouloir de moins en moins à la vue des réactions des rares à être restés.

Pour cette unique raison : à vos yeux, je suis coupable.

Coupable de ne pas vouloir la vie et de ne plus la supporter telle qu'elle est – les déchirures, les justifications, les coups bas, la souffrance, les corps flétris.

Coupable de ne pas me remuer pour trouver un psy, passer deux heures par jour à en chercher un bon.

Coupable de ne plus vouloir me mêler à la foule.

Coupable de craquer, de refuser de me prendre en charge, d'avoir juste besoin qu'on me prenne dans ses bras, qu'on ne dise rien.

Coupable de vouloir juste être consolée, de ne rien dire, ne pas me justifier.

Coupable de refuser la vie.

Coupable d'aller mal et de ne pas réussir à aller mieux, par manque de bonne volonté.

Exige-t-on d'un mec qui a un cancer logé quelque part de se concentrer très très fort sur sa blessure pour la déloger parce que bien sûr c'est ainsi que ça marche ?

Ah mais oui mais c'est vrai : ma blessure est dans ma tête, donc liée à la raison, donc en gros c'est facile de pouvoir en sortir, il suffit juste de le vouloir fort, très fort, et ça finira par passer.

COUPABLE DE MES DOULEURS.


Au cours de mes maigres vingt-cinq ans, bientôt vingt-six, j'ai fait au moins quatre bonnes dépressions dont trois récurrentes, j'ai vu quatre psychiatres, j'ai perdu une tonne d'amis. Je ne compte plus les crises de folie, les cheveux coupés aux ciseaux, la tête cognée contre le lit, les tentatives d'étouffement. Trois tentatives de suicide, dont une à dix ans, l'autre à dix-sept, la dernière il n'y a pas très longtemps, deux aux cachetons avec une en expédition aux urgences. Deux promesses d'internement chez les pyjamas bleus.

Une future TS en préparation lente et sournoise, avec juste cette incapacité lâche de passer à l'acte. Pourtant ce serait si simple. Prendre les cachets – un mélange très subtil de choses où il est noté respecter les doses prescrites en cas de dépassement consulter médecin immédiatement -, agrémenter d'une fiole de vodka, monter se coucher, s'endormir et ne plus jamais se réveiller. Ça ne changerait pas de d'habitude sauf que ce serait pour tout le temps, le fait de dormir et de rêver à rien. Ce serait doux, agréable, sans souffrance en tout cas. Comme avant qu'on soit né. On ne se rappelle rien. Ce serait pareil. Tellement logique. Ne rien être. Être du néant. Enfin, pour de bon, l'être. Faire qu'enfin on me foute la paix. Qu'on ne me force plus à subir tout ça. Que les choses agréables le restent, ne soient souillées ni par la nostalgie, ni par la douleur.

Je ne comprends pas. Pourquoi je n'y arrive pas. Pourtant tout est prévu. Il suffirait de se lever, d'avaler les cachets, l'alcool, et tout serait terminé, ce serait la paix. Aussi simple que ça.


Il y a d'autres raisons. Au fait que je sois une saloperie. Que je ressente ça. Que vous ne compreniez pas que j'en suis une.

Vous êtes tous parfaits. Dans vos imperfections, vous l'êtes. Vous tenez bon. Vous restez en vie. Vous supportez tout ça, vous osez y arriver.

Vous êtes parfaits, votre conscience est propre, nette et réglée. Vous avez votre place dans ce monde.

Ma place à moi est une option. Je suis une hackeuse. Nécessairement de trop. Je n'en sais rien, je dois voler la nourriture des autres, la place de quelqu'un qui y serait mieux. Petite fille pourrie gâtée qui ose se plaindre. Pourtant c'est comme ça, c'est ainsi et c'est réel : je suis de trop, je n'ai aucune place. J'ai grandi avec cette idée, rien ni personne ne pourra plus la déloger.

Au milieu de la foule, dans un repas, à une terrasse de café, dans le bus, dans les parcs, cette impression sournoise qu'en réalité, une usurpatrice, quelqu'un devrait être là, quelqu'un que je ne serais pas. Quelqu'un qui ne gênerait pas. Quelqu'un que personne ne regarderait avec des yeux bizarres. Quelqu'un qui ne sentirait pas, perpétuellement, le rejet. Quelqu'un qui ne flipperait pas au toucher d'autrui.

Croyez-le ou non, même aux plus hauts moments de ma vie, au creux de ceux qui peuvent être considérés comme de vrais beaux et magnifiques souvenirs, cette impression était lovée, en creux. Tout au fond, toujours là. Ce questionnement : est-ce vraiment pour moi ? Ne dis-tu rien de maladroit, tellement maladroit qu'on ne t'aimerait plus ? Les êtres qui t'aiment, d'ailleurs, t'aiment-ils vraiment ?

Je suis persuadée que vous ne m'aimez pas, vous les êtres qui dites le faire. Ça ne peut pas être possible. On ne peut pas aimer quelqu'un comme moi. Parce que les autres gens, ils ne se prennent pas leurs défauts dans les dents, on ne leur demande pas de changer et surtout, quand ils pètent un câble, on ne les abandonne pas. Leur mère les saoule à les appeler tous les week-ends. Leur meilleure amie leur raconte son dernier coup d'un soir. Leur bébé crie, pour la bonne raison que c'est un bébé et qu'ils ont pu trouver quelqu'un avec qui en faire un, quelqu'un qui n'a pas flippé quand on a évoqué l'idée. Bref, leur entourage est là. Bref, il faudrait peu de temps, pour eux, pour retrouver leur corps. Le jour même, quelqu'un s'inquiéterait, verrait qu'ils ne sont pas là et se renseignerait. Et comme ça leurs draps pourraient servir à quelqu'un d'autre et ne sentiraient pas le cadavre, et les voisins pleureraient sans vomir à cause de la couleur.

Mon père est mort aux côtés de ma mère. Même lui aura eu cette chance-là. Lui le démon de toute ma vie. À cause de qui toutes mes douleurs sont ouvertes. Je lui en veux d'être mort. De ne pas avoir pris soin de lui. Parce qu'on n'a jamais pu parler. Parce que je n'ai jamais pu lui hurler dessus, lui demander pourquoi il était comme ça. Pourquoi il ne m'a jamais dit qu'il m'aimait, ne me l'a pas fait sentir autrement qu'en me couvrant de putains de babioles pour me vider la tête. A osé dire devant moi qu'on n'avait rien à voir. M'a accusée de ne pas l'aimer alors que c'était lui qui avait créé le scénario de base, ne pas vouloir de fille, un garçon ç'aurait été mieux, quelle déception, deux ans après miracle, allons au foot avec celui-là, et délaissons l'aînée, elle ne vaut rien de toute façon. A créé le scénario complexe de violence perpétuelle, si sournois, sans jamais frapper, violer ni tuer, juste avec des mots, des regards, de la voix. Juste ça. Créer le climat de terreur comme dans les films d'horreur : on sait que quelque chose cloche mais on ne sait pas quoi alors évidemment on s'arrête sur ce qui est le plus proche et ce qui semble le plus logique – soi. Parce que la famille paraît juste normale, cette situation-là, si on ne s'y sent pas bien alors que le petit frère si, c'est nécessairement parce que soi, on n'est pas normal, on n'a rien à y faire, on ne rêve que du jour où on pourra partir, on n'a pas sa place là. Et voilà.


Je sais d'où ça vient. Je sais que ce n'est pas logique de penser comme ça. Mon cerveau s'en rend compte. Quand l'illogisme de ce qu'il engrange lui revient en pleine figure, quand une démonstration carrée lui prouve par a+b que c'est impossible, de penser comme ça, il ralentit, mes yeux s'écarquillent, mon corps se recroqueville et je contemple le sol pendant des heures, sans le voir. Donc je sais. Je sais très bien. Mais finalement, c'est pire que si je ne savais pas. Quand on ne sait pas, quand on est bloqué dans son propre délire, on nous enferme, on nous blinde de cachets et voilà. On ne se rend pas compte, quelque part on est heureux. Moi, je suis consciente de tout ça. Je subis. Je vois ce que je suis, de plus en plus. Je me trouve monstrueuse, je me dégoûte. J'ai envie de vomir parce que je ne fais rien. Je n'agis pas. Je me laisse porter doucement vers la mort. Les motivations qu'on tente de m'apporter comme telles fonctionnent de moins en moins : l'amour des gens, la peine que je leur ferais, la vie de mon chat, vous êtes jeune et jolie il ne faut pas vouloir mourir, l'inconnu qui m'attend. Je me trouve monstrueuse parce que tout ça ne me fait ni chaud ni froid. Je trouve toujours un bon contre-argument. L'amour des gens finira par s'étioler quoi qu'il en soit (parce que c'est comme ça, c'est la vie, et surtout parce qu'on ne peut pas m'aimer), mon chat mourra lui aussi, alors un jour de plus, de moins, au moins il dormira et sera tranquille, je ne vois pas pourquoi les moches et vieux n'auraient pas moins le droit de vivre que moi, et l'inconnu qui m'attend, quoi qu'il arrive, sera toujours entaché de souffrances et de douleurs. La logique est ainsi. Et ce qui le prouve, c'est qu'en général, quand j'ai fini de balancer ça, les gens ne disent rien, cherchent vainement au creux de leur tête de quoi répliquer. Et après il me demande comment ils peuvent faire pour m'aider. Et après je réponds que je ne sais pas. Parce que c'est vrai. Je ne sais pas. Je n'arrive pas à mourir seule et la vie ne m'attire pas. Je suis bloquée. Entre deux eaux. Le néant éternel et la souffrance perpétuelle. Incapable de choisir.


Je vous retourne la question : si vous étiez à ma place, hein, que feriez-vous ? Comment pourriez-vous choisir ?

Je suis sûre qu'à votre tour vous répondriez : je ne sais pas. Voyant votre vie se dissoudre, ne rien faire pour le retenir et se prendre la tarte dans la gueule, au moins trois fois par jour, de la bonne volonté. Et tout ça, sans réussir à mourir.


Alors, vu que vous ne pouvez pas vous mettre à ma place, je ne vous demande qu'une chose :

arrêtez les conseils, les remontrances, le chantage affectif, les questions stupides et rhétoriques.

Arrêtez le matraquage, le soudain intérêt alors que deux semaines avant vous vous en foutiez complètement.

Arrêtez de vous croire meilleur que moi et par là prompt à donner des leçons parce que vous êtes plus vieux que moi, ou psys, ou que vous vous prétendez mes amis.

Taisez-vous. Juste. Ne faites rien.

De toute façon, vous n'y pouvez pas grande-chose, alors ne faites rien.

Et diantre, laissez-moi mourir, juste partir, parce que je ne désire plus rien d'autre. Tendez le bras, prenez la seringue et juste, juste, piquez-moi.

  • Et beh, je me serai complètement retrouvée dans votre texte il y a encore quelques mois. Psys, TS.... Et finalement mon passage chez les "pantalons bleus" m'ont aidé à sortir de huit ans de depression réccurente. Courage!

    · Il y a presque 10 ans ·
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    Alice Gauguin

  • Wo. Wouah.. Si c'est beau, si touchant, si poignant, si .. Si vrai. J'ai beaucoup aimé. Que dis-je, j'ai adoré.

    · Il y a presque 10 ans ·
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    Aly.

    • Merci, vraiment :)

      · Il y a presque 10 ans ·
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      odeanox

  • Très beau texte, et bien écrit, mais au-delà j'en ai connu aux mêmes âges, de ces périodes certes moins éprouvantes que les vôtres, à vingt-cinq ans croyez-le tout est possible, Si, si s'il vous plaît si ...

    · Il y a presque 10 ans ·
    Lune 08

    scribleruss

    • Merci ! C'est un vieux texte, et je suis d'accord avec vous, croyez-moi.

      · Il y a presque 10 ans ·
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      odeanox

  • Il y a des matins comme ça, on croise un texte, et puis ça résonne au-dedans, ça hurle silencieusement... On sait que la journée portera longtemps les effluves de ce mal qui ne nous appartient pas, qui est juste partagé, pour un jour, un instant, c'est selon...
    Il y a des matins comme ça, on sait qu'on a croisé une vie, et que toute vie est précieuse...
    On le sait.

    · Il y a presque 10 ans ·
    Un inconnu v%c3%aatu de noir qui me ressemblait comme un fr%c3%a8re

    Frédéric Clément

    • Je suis vraiment touchée. Merci !

      · Il y a presque 10 ans ·
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      odeanox

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