Animalia - MF-77
anaxagor
"Le roman ne s'intéresse guère aux animaux. Le roman est la littérature de l'homme seul au monde. Il accrédite cette utopie sinistre. Ni hyène ni fourmi ni hérisson ni poulpe. Et je ne parle même pas du tangara doré. L'animal n'existe que comme gibier dans le roman, comme jambon. Toutes ces histoires d'hommes, encore et toujours, quel ennui - est-il possible de faire advenir autre chose que l'homme (ce vieux bonhomme) dans la langue?"
Eric Chevillard, "Si la main droite de l'écrivain était un crabe"
MF-77. Instincts basiques.
Lorsque les freins de la rame MF-77 crissèrent sur le métal hurlant des rails, l'éclairage aigu arrêta un instant de fonctionner dans le wagon. Précipités dans la noirceur opaque du tunnel, la masse compacte de mille deux cent sept voyageurs s'ébranla du fait d'un brutal déséquilibre. Les corps se comprimèrent contre les corps. Les nez plongèrent sous des aisselles inconnues, des omoplates saillants se fichèrent dans des poitrines enflées, des rotules dérapèrent sur des cuisses élasthanées, des sexes comprimés par la tension du denim se pressèrent contre des cambrures de reins voisines, des coccyx s'accrochèrent aux boucles des ceintures. Les odeurs s'entrechoquèrent, se transférèrent, fluides toxiques, de corps à corps. Les excrétions de la sueur se mirent à chevaucher des senteurs de jasmin, de bois d'orange et d'acide butanoïque, des relents de repas, d'alcool et de tabac aigre s'immiscèrent pour les corrompre dans des notes de menthe fraîche, d'eucalyptus, de sauge sauvage et de rose. Une clameur tout à la fois rauque et perçante traversa la rame au moment où, dans un scintillement d'étincelles dorées giclant depuis les flancs du métro, les stridulations métalliques provoquèrent la déchirure finale de milliers de tympans. Puis le train stoppa net sa course quelque part entre Porte de Paris et Carrefour Pleyel dans un nuage de particules fines et noires soufflées du ballast pourri. L'éclairage crépusculaire de secours s'enclencha dans une vibration électrique sonore qui traversa l'échine, la moelle, les plexus brachiaux, les nerfs périnéaux, génitofemoraux, iliohypogastriques, de mille deux cent sept voyageurs. Extinction du moteur à traction, expiration des compresseurs d'air. Un bref silence, puis d'un coup quelques criaillements, protestations et grognements vinrent gonfler l'air saturé de suin du wagon. Quelques mâles déjà, se mirent à haleter d'impatience. Eparpillées parmi eux, des femelles retroussèrent leurs lèvres et menacèrent les plus faibles de leur denture féroce. Femelles et mâles s'essayèrent à occuper plus d'espace mais le métro était bondé. Une buée graisseuse poissait sur les carreaux rayés de milles graffitis. Des corps s'escaladèrent dans l'étuve pour ouvrir les derniers ventaux disponibles mais aucun vent ne se forma dans l'air corrompu du tunnel sombre. L'éclairage de secours dessinait d'un trait blanc les contours des voyageurs laissés dans l'obscurité, soulignant d'une ligne blafarde les crêtes de leurs crânes pileux et leurs échines frétillant sous le cuir. Le dispositif d'annonce sonore automatique s'amorça, grésillant dans un haut-parleur catarrheux. ///Panne électrique //Prions de bien vouloir patienter// Tenons informés de l'évolution de la panne// Jusqu'à reprise du trafic/// Échauffement dans la rame, colère et trépignements. Les femelles commencèrent à vocaliser leur irritation, dressant leurs têtes, cous tendus par-delà la cime des corps afin de mieux se faire entendre. Les mâles grognaient, s'invectivaient, luttant pour défendre leur siège, leur strapontin, leur segment de barre métallique, leur place, leurs centimètres carrés. Un gros et large mâle assis sur un strapontin éructa des sons graves à l'encontre d'un adolescent qui lui avait écrasé un pouce de pied. Le gros et large mâle se mit à grogner contre l'adolescent et le fixa d'un regard puissant et lourd. Pour finir, le gros et large mâle se frappa trois fois le torse du plat de main énorme. Sa poitrine bombée sous le jersey tendu rendit un son clair et surpuissant à chaque répétition du geste. Affolé, l'adolescent baissa alors sa tête de juvénile et présenta sa main frêle au gros et large mâle. Les autres voyageurs n'opposèrent qu'une protestation timorée mais se plaignirent en masse de la moiteur vicieuse qui se condensait sous les imperméables, dans les jeans, dans les bas de nylon, dans les pantalons de ville, sous les chemises, dans les col-roulés, sous les T-Shirts, sous les sweat, sous les casquettes, dans les sous-vêtements devenus humides et collants. Le fond de l'air était chaud et embué. Les plus jeunes braillaient, le faciès encagoulé dans des mailles irritantes ou dans d'inflexibles capuches molletonnées d'acrylique et de polyester. Différents rythmes spasmodiques filtraient des oreilles juvéniles par les infrabasses échappées de leurs écouteurs auriculaires. Des journaux gratuits se froissèrent bientôt abandonnés aux pieds immobiles des passagers ou fourrés dans les interstices minuscules qui séparaient les sièges pastel de la carène métallique Alsthom. La profondeur de percement du tunnel rendait inopérant les dispositifs de télécommunication portatifs que mâles, femelles et enfants enserraient dans leurs mains empressées. Les pouces préhenseurs balayaient la surface lisse et brillante des écrans dans l'espoir de retrouver le Réseau d'asociabilité afin de s'abstraire de la promiscuité ambiante. En vain. Le Réseau ne pouvait être capté à cette profondeur. Des regards furtifs s'échangèrent, des yeux se baissèrent ou bifurquèrent pour tenter d'apaiser la gêne de deux regards étrangers connectés par erreur. Des fronts s'épongèrent dans un revers de manche ou dans le surplus des écharpes qu'il fallait à présent dénouer. Des joues se tamponnèrent avec des matières jetables surnuméraires, exhumées du fond des poches et emplies d'humeurs visqueuses prélevées des narines le matin même, l'avant-veille ou l'an précédent. Des permanentes amoniaquées s'affaissèrent sous la lourdeur de l'air musqué, des poils frisotèrent sous l'étuve des matières synthétiques dans des pantalons trop étroits. Une rosée tiède et salée recouvrait les disques faciaux. Des crêtes sagittales remuèrent sous les néons. La rame demeurait immobile dans son boyau noir et souterrain. Le temps de chaleur se maintenait, accablant les chairs de désirs contradictoires, encourageant les épidermes sensitifs, stimulant les afflux sanguins dans les veines palpitantes et gonflées des dos gris. Des femelles callipyges emballées dans d'acryliques fourrures et autres agrégats de laines vierges ou bouillies commencèrent à se dévêtir, congestionnées par le bouillonnement de leurs cambrures mouillées. Des mâles mâchonnaient des feuilles d'eucalyptus qu'ils broyaient avec voracité entre leurs larges crocs offensifs et se trémoussaient en grognant. Les néons de secours clignotèrent un instant avant de s'éteindre. Une clameur de protestations vint se joindre aux bruissements des corps entremêlés dans l'espace confiné et réduit de la rame. Une tension encore circonspecte s'épandit sur les épidermes agacés. D'un geste vertical, des mâles commencèrent à toucher le scrotum d'autres mâles dans un espoir de pacification. D'autres mâles adultes, haletant, enserrés dans cet amas compact de chair, de sueur et de vêtements, s'échangèrent quelques baisers furtifs tandis qu'ici et là de légères morsures marquaient déjà le cuir tendre ou épais des bras et des jambes entravées par d'autres bras et d'autres jambes enchevêtrées. // Veuillez patienter // Veuillez patienter // Panne // Nous excusons // Des femelles transfèrerent de bouches en bouches de la nourriture aux juvéniles criaillant d'impatience. Un jeune escaladait une barre en nickel, dents découvertes, la respiration accélérée par l'asphyxie sourdante. Des petits encapsulés entre deux paires de banquettes moites où grognaient deux cols blancs dominants, sanglés dans leurs impers grège, piétinaient les pustules du linoleum crasseux. Des petits bruits saccadés et geignards s'échappait de leurs bouches. La température axillaire était encore montée d'un cran. Une plainte sortit du larynx asséché d'une poignée de femelles. Un mâle se pencha vers la plus gracieuse et parfumée d'entre elle. Il aposa ses lèvres sur la bouche de la jeune femelle qu'il avait choisi. De ses deux index puissants et tendus, il força l'ouverture de ses mâchoires jusqu'à sa langue gluante et ensavilée puis expulsa dans le gosier de la femelle un reste de mangue et de dattes. La femelle criailla. Elle se retourna d'un mouvement brusque. Un bouton de sa chemise de crêpe partit rebondir sur les vitres embuées de la rame, dévoilant un sein. Ses coudes saillants heurtèrent trois petits qui s'agitaient sur place. Elle en attrapa un qu'elle reconnut comme le sien puis pressa sa bouche contre ses lèvres tendres de juvéniles. Les restes de mangue et de dattes furent ainsi transférés dans les voies digestives du petit mâle qui piaillant. Dans l'étuve immobile, les corps las et comprimés commencèrent à se relâcher, les membres s'engourdissaient et les crampes s'annonçaient par de petits fourmillements excessifs qui gagnaient les extrémités des passagers. Des individus inquiets tentèrent d'expulser le trop-plein de tension accumulée dans les systèmes nerveux en plongeant leurs doigts empressés sur les crânes pileux et les torses empoilés. Deux mâles se caressaient en douceur les parties génitales. Deux autres simulaient une agression physique. Des mâles s'attouchèrent ainsi jusqu'à ce que la tension qui électrisaient leurs organes comprimés dans l'habit du genre urbain se réduise à un halètement fugace secouant leur narines et leur bouche. A la fin cependant de ce contact intime prolongé, un mâle se redressa d'un coup fendit la masse des corps chauds pour se diriger non sans mal vers la femelle qu'il avait désigné pour la copulation. La femelle accueillit le mâle en lui présentant l'enflure érubescente que dissimulaient les volants de sa mini-jupe. Coincée dans l'angle du wagon, entre un ventail ouvert et le caisson d'un extincteur, une autre se tint-là. La fille. Enroulée dans un long gilet de coton pelucheux, le col châle remontée jusqu'aux lobes clairs de ses oreilles, elle tentait de s'abstraire de l'endroit. Elle cherchait à disparaître dans la mousse du siège, dans le plastique de la banquette, dans le métal de la rame, dans la noirceur du tunnel. Pour sortir. Tous ses muscles bandaient dans le même effort de lutte, pourtant vain, contre la matière intraitable. La fille, contractée, léchant la sueur scintillante à son menton, se cabrait, jambes tendues et moites, baskets crissant sur le linoleum noir où séchait une flaque de pisse. Elle essayait de s'expulser du monde, de le repousser avec les pieds. Peau claire et lisse, le cheveux noir senteur de sauge, son faible pouce préhenseur entortillé dans la courroie de son sac à dos d'étudiante. Deux longs et fins sourcils toniques s'arquant au-dessus deux perles noires et brillantes figées d'angoisse sur un lit d'ivoire clair.
et pour l'intro... je pense à Giono et Que ma joie demeure... Comme une injection de vie sauvage.
· Il y a presque 10 ans ·ellis
Il est juste incroyable ce texte. Une montée en puissance littéralement vertigineuse. Ca laisse presque pantelant. Je suis bluffée. vraiment.
· Il y a presque 10 ans ·ellis
MAGNIFIQUE TEXTE qui me laisse sans voix
· Il y a presque 10 ans ·nyckie-alause
Merci beaucoup ! Ce genre de commentaire me pousse à persévérer, merci.
· Il y a presque 10 ans ·anaxagor