Antoine

molly

Atelier d'écriture. Ecrire à partir d'un fragment de poème : "La bombe sautera dans le bar à 13h20." (Wislawa Szymborska)

La bombe sautera dans le bar à treize heures vingt. Il est presque treize heures à ma montre. J'ai pris soin de la synchroniser avec l'horloge de l'Eglise. Le bistrot est bruissant de monde et je suis seule pourtant, assise à une table, toujours la même, celle du coin à droite, au fond, assez près de la fenêtre pour observer le flux des passants sur le trottoir, assez loin pour qu'ils ne me voient pas les épier. Je reconnais une partie des clients : ce sont des habitués.

Il est midi trente et le monsieur en costume-cravate vient d'arriver : en attendant sa femme il demande un whisky, qu'il boit d'un trait. Il grimace, sort un mouchoir en tissu de sa poche et s'essuie la bouche, puis mastique frénétiquement un chewing-gum à la menthe. Il le jette dans le verre vide que le barman s'empresse de ramasser avant l'arrivée de l'épouse : lorsqu'elle passe la porte du café, aux alentours de midi trente-sept, toute trace du forfait est effacée. L'alcool aidant, le monsieur en costume-cravate troque son air blasé contre une mine guillerette et sourit à la grande brune maigre en tailleur bleu marine. Il l'embrasse sur la bouche, furtivement, doutant peut-être de la sincérité de cette publicité qui promet une haleine fraîche en toute circonstance. Ils s'installent et commandent à manger, ou plutôt elle commande à manger pour eux deux, une salade riquiqui qu'ils terminent en dix minutes. Elle scrute l'assiette de son mari alors qu'il essaye de détourner son attention pour rajouter un peu de vinaigrette. Parfois, il réclame un verre de vin : un regard mitraillette de sa moitié lui fait instantanément oublier cette idée saugrenue. Elle ne mange pas les croûtons mais il est hors de question qu'il y touche. Elle part dès la dernière bouchée avalée, avant que le serveur ait enlevé le couvert. Le monsieur en costume-cravate attend une bonne minute au cas où elle reviendrait – il lui est arrivé d'oublier son parapluie – puis s'attaque aux croûtons injustement dédaignés. On lui apporte une corbeille de pain et il racle consciencieusement le bol de sauce. A midi cinquante-cinq, la crème brulée arrive enfin.

La bombe sautera dans le bar à treize heures vingt. Il est treize heures bien tassé maintenant et le monsieur en costume-cravate lèche son index recouvert de caramel. Il se dirige vers le comptoir pour prendre un digestif avec l'homme à béret accoudé là, un alcoolique ravagé par la vinasse. Une dame âgée toise d'un air désapprobateur le tandem de plus en plus bancal à mesure que les verres se vident. Elle boit un thé à petites gorgées et ses lèvres molles en contact avec le bord de la tasse font un bruit humide.

Ces habitués sont si intégrés au décor que j'ai l'impression qu'ils ne peuvent pas exister en-dehors d'ici. Lorsque l'épouse maigre en tailleur bleu marine tire sur la porte vitrée au lieu de la pousser, une fois sur deux, et qu'elle sort dans la rue je m'imagine qu'elle se désintègre. Si je la croisais un jour au détour du métro je ne la reconnaîtrais pas. Nous ne ferions que nous frôler sans nous en apercevoir, l'instant d'après engloutis par le troupeau de voyageurs s'en allant vaquer à leurs existences. Si ces gens disparaissaient et que demain d'autres venaient s'asseoir à leur place cela ne changerait rien à ma vie. Peut-être noterais-je que le monsieur en costume-cravate a été remplacé par un autre monsieur en jean-chemise, et puis c'est tout. De même qu'eux ne le sauraient pas et ne voudraient pas le savoir, si j'étais pulvérisée par un bus, un cheval de la police montée, un caddie à roulettes : moi aussi, je fais partie des meubles.

Je suis la jeune femme assise à la table près de la fenêtre au fond à droite qui se brûle la langue avec un café trop chaud, attend qu'il refroidisse, sirote un café trop froid. Nous coexistons dans l'indifférence. Nous vivons les uns près des autres quelques heures par-ci par-là. Mais à treize heures vingt la bombe sautera dans le bar et indéniablement le cours des choses en sera perturbé.

Il est treize heures quatorze. Un homme brun passe la porte du bar. Il porte un manteau noir de marque par-dessus son costume sombre. Il a fière allure et la petite mamie au thé le reluque en douce. Le simulacre de chien qui l'accompagne est ravi car chaque fois qu'apparaît cet homme élégant les caresses de sa maîtresse s'améliorent : sur son pelage le rythme de sa main s'accélère et elle appuie plus fort. Parfois, elle lui gratouille le dessous du menton. L'homme jette un regard circulaire tout à fait inutile car ce qu'il cherche est toujours au même endroit. Je lève la main pour lui faire signe.

La première fois que je suis venue ici, je ne l'ai pas remarqué. Il est arrivé après moi et s'est assis près de l'entrée comme à son habitude. Quand je suis repartie il avait déjà quitté les lieux. Ainsi nous nous sommes côtoyés dans ce bar plusieurs jours sans jamais nous croiser. Puis il est venu déjeuner avec un client, et le repas s'est éternisé. En récupérant mon parapluie près du radiateur – il pleuvait des cordes ce jour-là – je l'ai vu de dos et j'ai pensé que ce brun aux épaules larges ressemblait beaucoup à Antoine, le mari de ma copine Mathilde. Il a ri et j'ai su que c'était lui à ce tremblement convulsif qui ébranle tout son corps lorsqu'il est sincèrement amusé.

Je me suis approchée et j'ai posé ma main sur son épaule : « Bonjour Antoine. »

Son épaule s'est soulevée de surprise et il s'est tourné vers moi : « Eh ! Salut Morgane ! Comment vas-tu ? »

Il n'avait pas hésité une seule seconde sur mon prénom et ce détail m'a fait plaisir car nous ne nous étions pas vus si souvent, peut-être deux ou trois fois à l'occasion d'apéros organisés par Mathilde : « Je vais bien ! Et toi ? Qu'est-ce que tu fais là ? »

Il a désigné l'extérieur d'un signe de tête : « Je bosse juste à côté, c'est un peu ma cantine ici, je viens quasiment tous les midis et parfois j'emmène un client histoire d'essayer de le corrompre avec une bonne  bouteille de vin… ».

Le client en question a ricané. C'est vrai qu'il avait les joues un peu rouge et l'air jovial : « Mais aidez-nous donc à finir la bouteille mademoiselle ! » Je me suis assise et j'ai bu de bon cœur. J'ai raconté à Antoine que je venais ici tous les jours ou presque parce que j'avais repris des études de littérature à l'université du quartier. Il a dit qu'il m'inviterait à manger un de ces quatre. Il m'a raccompagnée en voiture – les cordes avaient fini de tomber pourtant – et il a pris mon numéro de téléphone. Le lendemain j'ai reçu un message. Le surlendemain nous nous retrouvions à la petite table du fond à droite près de la fenêtre, à l'abri des regards indiscrets : c'est en tout cas ce que je me suis dit quand je l'ai vu assis là, presque dissimulé, en entrant. Je m'étais fait belle, j'avais passé du temps à choisir ma tenue, à me coiffer et me maquiller. J'avais même mis du rouge à lèvres. J'ai honte d'avouer que je m'étais épilée. Ce n'était pas une simple bouffe, je le savais car je m'étais sentie coupable dès le moment où j'avais accepté de le rejoindre ici. Sous la table étroite nos genoux se touchaient de temps à autre. C'était une véritable torture. Antoine me plaisait mais je n'arrivais pas à me sortir de la tête l'image de Mathilde. Et cet après-midi quand il m'a allongée sur son bureau Mathilde envahissait à tel point mes pensées nous avons presque fait l'amour à trois.

La bombe sautera dans le bar à treize heures vingt. Antoine s'approche et s'assied face à moi. Il est treize heures dix-huit. Il met ses genoux de part et d'autre des miens. Le garçon lui apporte un café et je dis que moi aussi, je veux bien un autre café. Antoine me jette un coup d'œil surpris : je me plains toujours d'avoir le cœur qui tambourine. S'il savait comme mon cœur tambourine là tout de suite.

Il y a quelques jours j'ai croisé Mathilde au supermarché. J'ai pensé l'éviter, puis non. Elle a eu l'air ravie de cette rencontre fortuite. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas eu de mes nouvelles, elle se demandait ce que je devenais. J'ai tout de suite remarqué son gros ventre pointu. Elle m'a souri béatement : c'était marrant de me rencontrer, car la veille ils avaient appris que le bébé serait une fille et Antoine avait proposé de l'appeler Morgane. Elle lui a rappelé que c'était le prénom de sa copine de fac : « Tu sais celle qui est venue à la maison boire un verre une ou deux fois ? » Il a dit qu'il ne se souvenait pas trop : « J'aime bien prononcer ce prénom c'est tout. » C'est vrai qu'il me le murmure à l'oreille quand il me déshabille : « Morgane tu es si belle j'ai envie de toi je crois que je t'aime. » J'ai prétexté un truc idiot et incohérent, que j'avais oublié de débrancher mon sèche-linge  ou de mettre en route mon fer à friser et qu'il fallait que je parte vite très vite.

Il est treize heures dix-neuf. Nos tasses de café fument. Antoine me parle mais sa voix semble venir de très loin. Mon cœur fou furieux inonde mes oreilles. Il me dit, moqueur : « Pourquoi tu tiens ton sac contre toi serré si fort depuis tout à l'heure ? Tu as peur qu'on te le vole ? ». Je tiens mon sac plaqué contre mon ventre comme un trésor : « Non c'est qu'il y a quelque chose de fragile dedans je ne voudrai pas le casser. »  Je le pose délicatement sur la banquette. Je regarde cet homme que j'ai croisé par hasard dans ce café quelques mois auparavant puis contre lequel je me suis littéralement heurtée, plusieurs fois. J'aimerais être indifférente à cette main qui caresse la mienne, qu'elle ne soit qu'une main en somme, plutôt que le vecteur multirécidiviste d'une double trahison. Je détourne les yeux et scrute le dehors qui s'étend de l'autre côté de la vitre. L'explosion est imminente, je serre les dents et me prépare au choc.

Je vide le contenu brûlant de la tasse. Il me semble que mes entrailles se ratatinent. Le liquide amer et trop chaud m'anesthésie. Antoine me traite de folle et veut qu'on apporte de l'eau pour éteindre le feu dans ma bouche. Mais avant qu'il ait fini de lever la main pour héler le serveur, je me lève brusquement. Mon sac valdingue et s'écrase sur le carrelage. Dans le bar, les clients arrêtent de parler car j'ai failli renverser la table et qu'un bruit fracassant a fendu le presque silence qui régnait, celui de mon téléphone heurtant le sol. Les doigts de la mamie au thé restent suspendus dans une caresse inachevée et même son caniche a l'air interloqué. Antoine me fixe, le bras stoppé net dans sa course. Il est treize heure vingt et les secondes paralysées ne s'écoulent plus. Pourtant la porte vitrée du bar s'ouvre. Un gros ventre pointu apparaît. Je me penche et embrasse férocement Antoine alors que Mathilde entre dans le bar, ponctuelle comme toujours, à l'heure convenue hier au téléphone. Ce téléphone que je planquais dans mon sac, par peur qu'Antoine le tripote comme il le fait parfois et découvre le pot-aux-roses même si j'ai tout effacé. Ce téléphone maintenant éclaté sur le sol carrelé. « Tu sais le bar pas loin de la fac où on allait souvent ? Tu te rappelles la petite table au fond où on faisait semblant de réviser nos partiels en s'enfilant des bières ? » Au-delà du visage d'Antoine, si près du mien qu'il est flou et comme morcelé, je la vois qui s'avance, doutant encore, clignant les yeux, se forçant à douter toujours, clignant frénétiquement, puis forcée de se rendre à l'évidence. Son visage se décompose au ralenti, ses orbites s'arrondissent, son front s'écarte de son menton comme pour disloquer sa figure, ses lèvres se déchirent et laissent échapper un cri de rage, si puissant que je jurerais que sur les étagères les verres tremblent.

Pauline Bonvalet

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