Antoine a la bouche cousue

hel

Projet Bradbury semaine 6

Antoine a la bouche cousue.

Les mots, les silences, coincés dedans.

Antoine a le pas furtif, le pas rase-mur sous son ciré jaune citron.

Il pense sans doute être invisible. Mais moi, moi je le vois. Comme une ombre qui passe toute proche, comme un souffle sur la nuque qui picote, et qui s'évanouit laissant le doute d'avoir été. Comme l'attente et la curiosité. Comme tout et rien, mais un rien qui vous capterait l'attention. Il me semble encore, qu'au-delà de sa bouche cousue, parfois peut-être même je l'entends. Peut-être juste comme un souffle ou comme un battement de cœur, comme le sang qui afflue et reflue, un mouvement de vague qu'on entendrait en penchant l'oreille vers le cœur d'un gros coquillage. Comme une musique douce et étrange à la fois.

J'ai demandé à madame Simone, mais madame Simone ne sait pas. Elle se tait un moment, peut-être pour mieux saisir le silence et dit que même si on y faisait pas vraiment attention, à bien y réfléchir, quand Antoine avait encore des mots, il ne disait pas vraiment. Très peu, en tout cas. Ou encore peut-être disait-il sous les mots, ce genre de langage là, qui exprime muettement. Qu'il y en a des comme ça, et qu'on ne fait pas assez attention, mais bien sûr que de toute façon il est toujours difficile de saisir sous les mots, la portée, l'intention et tout un tas d'autres choses encore qui étendent la possibilité d'un seul mot et nous embrouille le langage.

Que les mots sont trompeurs, qu'ils s'amusent parfois même à paraitre le contraire de ce qu'ils sont.

La première fois, je ne sais plus exactement.

Au carrefour d'une route, au détour d'une marche peut-être.

Je ne sais plus, et je ne pourrais le décrire réellement. Antoine n'a pas de visage vraiment, il a porté trop de masques différents et maintenant qu'il garde la tête baissée, la tête rase-sol, sous son ciré jaune citron, qu'il a ce pas furtif, qui s'évanouit aussitôt qu'il vous frôle, il est bien difficile de saisir. Le silence mange peut-être aussi la trace des vieux mots, il étend la distance jusqu'aux souvenirs exacts.

Antoine est devenu fantôme, la bouche cousue.

On ne sait pas qui, on ne sait pas quoi. Qui aurait glissé le fil dans l'aiguille, avant de redessiner le sourire d'Antoine en une drôle de grimace le rendant pantin. Madame Simone pense que c'est Antoine lui-même qui s'est cousu la bouche, qu'il devait avoir ses raisons, qu'on en a toujours une qu'on croit bonne pour en arriver là. Elle balaie l'air de ses deux mains, comme pour chasser les sottises qui y flotteraient prêtes à nous tomber dessus. Et enfin donc, que j'arrête, pourquoi toutes ces questions ? Pourquoi regarder vers le silence, quand tout autour il y a des rires, des mots faciles à saisir.

— C'est une obsession, ma fille, dit-elle.


Je lui récite, en guise de réponse, ce poème qui saisit celle qui passe, qui saisit un croisement, un rien, juste un silence épais mais troublant, qui n'a pas de mots pour se décrire vraiment, un que je comprends, et qui me remue le ventre tout pareil. Madame Simone secoue la tête, tapote mon épaule, relève mon menton et subtilise discrètement le verre devant moi. Elle parle avec raison, comme la femme forte qu'elle est. Et ses mots donnent envie de s'entendre et de se suivre, de balayer toutes ces sottises qui flottent dans l'air, pourtant je reste accrochée à ceux du poème, car si quelqu'un l'a écrit, c'est que ce qui n'a pas de mots mais se devine existe bel et bien aussi.

J'ai dessiné Antoine sur une feuille blanche. Du jaune, du rouge, et de grands espaces blancs, et de grandes taches noires.

La bouche cousue, les mots, les silences coincés dedans, qui tapaient contre son palais, glissaient en vagues puissantes contre sa langue, jusqu'à lui remuer la bouche, lui forcer les mains et le regard.

J'ai dessiné un ciseau à côté. Un ciseau pointe fine lame aiguisée, qui du bec, facile, couperait les fils un à un sans le blesser.

J'ai attendu, attendu qu'une ombre passe toute proche, comme un souffle sur la nuque qui picote, la musique de la mer née d'un gros coquillage et avant qu'elle ne s'évanouisse, j'ai glissé le dessin dans sa poche.

Madame Simone n'a rien vu. Elle m'aurait encore tapoté l'épaule, et soulevé le menton en me subtilisant mon verre, elle m'aurait encore soufflé mille mots qui ont tout de la raison. Des mots sages et consistants. Que l'on peut toucher et saisir. De ceux qui vous arrachent aux questions. Mais comme elle n'a rien vu, elle n'a rien dit. Elle souriait juste, de son sourire de tous les jours, qui fait comme des soleils, et des îles avec, et je suivais bercée, la courbe de ses lèvres en mouvement.

Puis ses yeux se sont écarquillés, car partout sur le sol, l'ombre avait laissé des pétales de mai froissé.

Madame Simone n'a pas cherché à comprendre, elle m'a tendu le balai, en disant juste « petite s'il te plait ».

En y regardant de plus près, j'ai vu. Les pétales froissés de mai, cousus, et les mots et les silences coincés dedans.

Au jardin, je les ai collés un à un sur une branche, en les lissant bien avant, du plat de la main. Des tas d'oiseaux se sont mis à affluer, des petits moineaux de rien, tombés de nulle part, qui ont gravité, tournoyé, avant de se poser en lignes noires sur la branche.

Quand je suis revenue vers madame Simone, j'ai trouvé le ciré jaune plié dans un coin, sans personne dedans, sans personne à côté ni dessous, ni dessus. Et j'en ai conclu, qu'Antoine garderait la bouche cousue.

Madame Simone dit qu'il est des silences dont on ne revient pas. Que le silence c'est pas si mal, parce qu'avec du bruit, des mots posés dessus, qui sait de quoi il serait rempli ? Et que parfois le silence est bien pratique, on peut y imaginer ce qu'on veut, et y tresser toutes les promesses que les mots ne savent pas dire.

  • Ca te va si bien :) !!

    · Il y a environ 8 ans ·
    W

    marielesmots

  • Je rejoins Thib, plus que magnifique, tu es une " furieuse " de l'écriture dans le bon sens du terme, l'art d'accrocher le lecteur et de faire passer les émotions avec toutes tes jolies expressions.. tu nous remues les tripes ..on en redemande... c'est vraiment trop chouette.. allez, j'arrête là !! bravo Hel

    · Il y a environ 8 ans ·
    W

    marielesmots

    • J'aime assez l'idée d'être une furieuse remueuse de tripes héhé. Une belle journée à toi Marie, et merci pour tes bonnes ondes.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Avat

      hel

  • Magnifique. Vraiment. Une de mes préférées de toi, et sans doute pas loin d'être la meilleure que j'ai lue ici. 'tain, mais quelle poésie, tu sais. Merci d'nous donner autant à voir, à sentir. Merci.

    · Il y a environ 8 ans ·
    Vie1

    thib

    • Oh?! J'ai écrit une suite en fait, pas vraiment achevée d'ailleurs, plus un épisode de l'épisode, et je l'ai gardée parce qu'après coup, j'avais l'impression que ça ne me parlait qu'à moi, comme souvent quand je pars dans ce genre d'envolée, on va dire, mais du coup je suis contente, quand même, qu'on puisse ressentir l'intention.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Avat

      hel

    • Et moi content de la trouver. Vraiment. Celle là m'en bouche un coin. Cette sorte de... rêve éveillé, un peu. De la poésie, et c'est vraiment tout ce que je peux dire.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Vie1

      thib

    • Rêve éveillé ça colle bien oui, et la poésie, ça déguise bien aussi, tout en collant bien au rêve, mais et du coup je posterais sans doute la suite, et peut-être même que j'arriverais à écrire un peu loin, parce que j'ai pas été au bout du truc encore

      · Il y a environ 8 ans ·
      Avat

      hel

  • Bon j'ai loupé quelques épisodes, mais je vois que ta plume est toujours aussi dense, bravo Mamz'Hel

    · Il y a environ 8 ans ·
    W

    marielesmots

    • Pardon Marie, je t'avais répondu en fait, j'en suis presque certaine et que ça devait être un jour de jet lag du site donc à retard, de nouveau merci.

      · Il y a environ 8 ans ·
      Avat

      hel

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