Apocalypse Now
Champion Alexandre
Premier décembre de l'an deux mil douze.
« Si Dieu existait, il serait une bibliothèque » - Umberto Eco
C'était un de ces jours où on sent que l'hiver se rapproche à grands pas, alors que les couleurs dorées et chaudes de l'automne s'effacent devant la monochromie grisâtre qui teinte toutes les choses de manière absolument déprimante. Sans doute est-ce pour ça qu'on a inventé des fêtes pour célébrer son arrivée, histoire d'oublier à quel point c'est chiant, l'hiver.
Prenez simplement l'automne : c'est pas mal comme saison, l'automne, même si c'est pas vraiment non plus le haut du panier en la matière. C'est humide, pluvieux, facilement frais et régulièrement froid. Mais au moins, il y a de la couleur, il y a de la vie. Alors que l'hiver, clairement, c'est un peu une petite mort à tous les niveaux. Voire la mort tout court quand les températures chutent brusquement et que vous avez le malheur de vous trouver au bas de l'échelle sociale. Mais je m'égare.
En me réveillant ce matin, j'avais jeté un coup d'œil dehors, ce qui m'avait foutu le cafard. Me voilà arrivé en week-end, et j'étais accueilli par un sale temps à rester au lit. Nonobstant une somnolence puissante, je me levais avec la grâce d'un grizzly en tutu vert sous acide, et parvenais non sans difficulté jusqu'à la porte de mon réfrigérateur. La vague de froid qui en émana me fit claquer des dents, et son caractère éminemment vide me les fit grincer. Plus de lait, et après vérification dans le placard, pas de chocolat, il fallait donc faire des courses. Poursuivant sur ma lancée héroïque, je me traînais jusqu'à la salle de bains, effectuait quelques ablutions nécessaires, avant de m'habiller le plus chaudement possible et de sortir de mon appartement. Après avoir descendu les deux étages par l'escalier, persuadé qu'avec la chance me caractérisant, j'arriverais à me retrouver bloqué dans l'ascenseur, je saluais vaguement le concierge encore à moitié endormi et sortais de l'immeuble. L'air glacé et mordant de Paris me fouetta le visage et les mains de ses vicieuses rafales, mais je ne flanchais pas dans ma résolution : j'aurais mon chocolat Nesquik ce matin, et peu importait que la fin du monde fût aujourd'hui.
J'habitais dans le cinquième arrondissement, un endroit réputé pour ses têtes biens remplies et ses têtes à claques, la deuxième catégorie recoupant la première sans la recouvrir complètement. Malgré cet environnement très intellectuel, et les encouragements à répétition de ma famille, je n'avais pas réussi mes études avec brio, mon talent naturel pour la paresse ayant vaincu par KO la plupart de mes rêves de grandeur. J'avais rêvé d'être avocat, astronaute, scientifique dans un laboratoire concoctant diverses merveilles chimico-biologiques. La vie avait battu en brèche ces espoirs, et j'avais obtenu la profession peu prestigieuse mais néanmoins confortable de fonctionnaire dans le service national du courrier, plus connu sous le nom de « La Poste ». Dans mon bel uniforme de facteur, je me voyais comme une sorte de superhéros sauvant la lettre et le timbre en les amenant en lieu sûr.
Je me trouvais donc en jour de repos, un samedi, lancé dans les rues à la recherche d'un pack de lait demi-écrémé et de chocolat Nesquik pour me sustenter selon mon habitude matinale. Ma cervelle embrumée commandant à mes jambes en automatique, je parvenais à la place Saint-Michel, sans trop savoir comment j'étais arrivé là alors que je cherchais simplement une supérette pour y effectuer mes achats de première nécessité. Les voies du Cerveau sont impénétrables. Je me surprenais à souhaiter, en contemplant la fontaine, que le fameux archange ayant donné son nom au lieu colle une bonne rouste au fieffé écailleux de ma part.
C'est dingue ce qu'on peut souhaiter comme conneries quand on souffre d'un syndrome d'encastrement céphalo-rectal.
Au hasard de mes pérégrinations infortunées, qui m'avaient pris une bonne demie-heure au lieu des cinq minutes syndicales, j'arrivais par quelque miracle jusqu'à un Monoprix ouvert. M'engouffrant dans la douce chaleur du magasin au milieu des quelques clients épars, j'allais de rayon en rayon, tentant d'abord de faire une recherche grâce aux panneaux indicatifs. Devant le peu de résultats, j'optais pour la fouille par l'instinct, ce qui fut récompensé rapidement par quatre bouteilles de lait qui n'attendaient que moi. Usant de mon flair redoutable pour trouver mon Nesquik, j'entrais en mode ninja-cherchant-son-chocolat, jetant ça et là des regards vicieux au cas où quelqu'un s'enfuirait avec toutes les boîtes de chocolat en poudre. Me condamnant par là même à une matinée complète de tourments innommables.
Une des conséquences évidentes quand vous faites l'idiot dans un magasin, alors que vous avez les réflexes et la capacité perceptive d'un ivrogne fini à la liqueur, c'est la rencontre inopinée et inopportune avec une tierce partie. Ce qui, puisque j'en parle, arriva au tournant du rayon chocolat. Avec la douceur d'un Land Rover lancé à toute berzingue, j'entrais violemment en contact avec une personne non-identifiée et passai cul par-dessus tête, tout en parvenant à conserver le liquide lacté.
« Mais faites attention, bordel ! », hurla une voix féminine sous moi-même. Je me relevais aussi vite que possible, présentant moult excuses qui furent acceptées avec un grognement peu amène de la jeune femme. Elle repartit aussi sec après avoir récupéré ses futurs achats, et je la laissai filer, tout en pensant qu'elle était quand même drôlement jolie. Pourquoi dans les films, la nana faisait toujours un sourire quand le héros la percutait de cette manière, et finissait invariablement avec ? Mon cerveau me souffla que les concepteurs de ce cliché devaient être complètement abrutis pour penser que c'était une méthode de drague efficace. M'enfin bref, le chocolat était en ligne de mire, peut m'importait le reste dorénavant.
Le passage en caisse se déroula comme sur une piste roulante, une métaphore particulièrement appropriée en l'occurrence. Je donnais joyeusement l'argent à la caissière, attrapait ma monnaie et me préparait mentalement à affronter le froid. Le choc fut aussi terrible que je m'y attendais. Au retour, j'adressais un salut symbolique aux librairies Gibert Jeune, où il m'arrivait de perdre pas mal de temps quand j'avais faim de littérature. Pour le moment, j'étais surtout monomaniaque du lait chocolaté.
De retour dans la chaleur relative de mon appartement, je me lançais aussitôt dans la confection du petit-déjeuner tant attendu. Je versais le lait dans un bol avant de le mettre au four micro-ondes, réglant la minuterie sur cinquante secondes. Avec la force de l'habitude, je sortais le reste de ce que j'avais l'intention d'engloutir et attendis que retentisse la sonnerie du micro-ondes. Enfin, après moult péripéties, je fus récompensé du Graal : le chocolat chaud du matin !
Un peu plus tard, après avoir avalé tout mon soûl de ce nectar et de diverses viennoiseries en sachet achetées en supermarché, je me rendais compte de la vacuité d'une journée à la maison. J'attrapais mes affaires pour ressortir et décidais d'aller fouiner dans les librairies du coin.
Le concierge ne fit pas davantage attention à moi que les fois précédentes, se contentant de poser les pieds sur son bureau en lisant le journal. A se demander à quoi cet homme là servait réellement.
Sur le chemin vers la place Saint-Michel, je croisais une petite librairie à l'air absolument décrépit, dont une pancarte en caractères gothiques annonçait « Liquidation totale ». Un peu surpris, et aussi chagriné qu'une des fameuses librairies anciennes, faisant la renommée du coin, ferme, je décidais d'aller y jeter un œil. En mettant un pied à l'intérieur, je fus assailli de toute une gamme de sensations : une douce chaleur, des odeurs de cèdre vernis et de vieux papier, une impression de calme méditatif. Un vrai petit Paradis sur Terre. Et l'endroit méritait son statut de librairie ancienne : partout, en piles ou dans les étagères, des vieux livres aux reliures ayant pour certaines plusieurs siècles se disputaient un peu de place. Derrière le compteur du libraire, un vieil homme au crâne dégarni doté d'une imposante barbe, semblable à de la laine blanche, et une paire de lunettes rondes posées sur un nez busqué. L'archétype dans toute sa splendeur du vieux sage. Il m'adressa un large sourire de ses dents en ivoire poli, et se consacra à nouveau à sa lecture.
J'errais entre les rayons de la boutique, cherchant la perle rare à ramener chez moi. Au milieu des traités de botanique, de stratégie, d'anatomie et des romans anciens, je trouvais deux chefs-d'œuvre d'imprimerie : une petite Bible épaisse, à la reliure de cuir et aux caractères aussi fabuleusement beaux qu'illisibles ; et un drôle d'ouvrage composé de quatre compartiments scellés à la cire, avec une page de garde annonçant triomphalement « Les Secrets Du Futur Et La Véritable Prophétie Dévoilés ». Aussi risible que ça en a l'air, ce livre présumé me fit terriblement froid dans le dos, tout en attisant ma curiosité à un point incommensurable. Je voulais plus que tout savoir ce que renfermait ces compartiments.
J'apportais mes emplettes au comptoir du libraire, qui laissa de côté un exemplaire des Prophéties de Nostradamus. La date sur la couverture indiquait l'année 1555. Je déposais les deux livres devant lui.
- Combien pour ces deux là ?
- Tout dépend de combien vous voulez donner, répondit-il de sa voix suave et lente.
- J'ai une quarantaine d'euros sur moi.
- Alors va pour trente.
- Seulement ?
- Je n'ai pas fait ce métier par appât du gain, mais par passion, expliqua-t-il, maintenant, j'essaie juste de donner tous ces livres à des gens qui prendront soin d'eux.
- Vous partez en retraite ?
Il eut un immense sourire à la signification mystérieuse. Cela peut paraître étrange, mais on sentait de manière presque palpable que ça cachait quelque chose.
- On peut dire ça. Au moins, je pourrais participer à l'anniversaire du fiston cette année.
- Oh, quel jour est-il né ?
- Le 25.
- Comme Jésus alors.
- C'est ça, comme Jésus, rigola-t-il.
Je déposais les trente euros sur le comptoir, et il mit les livres dans un sac en papier brun, qu'il me tendit.
- Prenez en bien soin, ils sont précieux, en ces temps incertains.
- Merci bien. Profitez bien de votre retraite !
Je n'étais pas sûr que ce genre de choses plairait à un homme qui adorait visiblement son métier, mais je tenais à dire quelque chose en retour. Il me raccompagna gentiment jusqu'à la porte de la librairie, et alors que je m'apprêtais à rentrer, il lança sa flèche du Parthe : « Faites bien attention à vous Jean ». J'acquiesçais d'un signe de tête et pris le chemin du retour en pensant à ce que pouvais bien receler les fameux compartiments scellés.
Une fois de nouveau chez moi, je m'attaquais à toutes les tâches ménagères nécessitant mon attention. Et il y en avait une kyrielle, à force de tout remettre à plus tard pour diverses raisons, le plus souvent fallacieuses. J'essayais tant bien que mal de contenir mon excitation et mon impatience, qui atteignaient un niveau presque malsain. Finalement, après deux heures d'efforts, je parvenais à trouver un moment pour m'asseoir et bouquiner un peu. Je sortais précautionneusement le livre mystérieux, et j'ouvrais tout en douceur le premier sceau, qui se fissura facilement.
Celui-ci dévoila une magnifique et envoûtante gravure à l'eau-forte d'un cavalier esseulé au milieu d'un paysage indéfinissable. Son cheval semblait de couleur claire, et lui-même était couronné et armé d'un arc. En dessous, un ruban contenait l'inscription suivante en latin, que grâce à mes talents d'homme de lettres, je pus déchiffrer : « Je regardai, et voici que parut un cheval blanc. Celui qui le montait avait un arc, une couronne lui fut donné, et il partit vaincre ». Cela semblait familier, et je réfléchissais un long moment. Tandis que je songeais à cette énigme, mes mains me démangèrent, comme parcourues d'électricité statique, sensation qui remonta le long de mes bras et se dispersa partout sur mon corps, de manière fort désagréable. Je refermais le livre et le rangeais avec la Bible dans le sac en papier. Bizarre tout ça.
Si j'avais su ce que tout ça représentait, j'aurais laissé ce livre où il était. En fait, je serais même pas entré. Mais aujourd'hui, c'était trop tard.
Deux décembre de l'an deux mil douze.
« L'administration a ses raisons que la raison ne connaît pas » - Proverbe français
« La guerre joue un rôle dans l'organisation du monde par Dieu... Sans la guerre, le monde sombrerait dans le matérialisme » - Helmut von Moltke.
Le réveil du lendemain fut extrêmement nauséeux. Après quelques pas hagards dans une direction indéfinie, mais vraisemblablement située le plus loin possible de mon lit et le plus près possible des toilettes, je tombais à genoux en dégurgitant l'intégralité de mon dîner dans un déchaînement appétissant de bile et de nourriture semi-digérée. Voilà une journée qui commençait bien !
Après avoir vaincu mon malaise, je me retrouvais donc à nettoyer le sol de mon appartement à la Javel, pour mon plus grand plaisir. Depuis que j'avais ouvert le sceau en cire hier, je me sentais de mal en pis, et j'avais l'atroce prémonition que quelque chose de profondément mauvais pour moi se préparait. Même le chocolat chaud du matin me sembla fade, et par dépit, j'allumais la télévision. Le programme des informations annonça un énième reportage sur la crise financière mondiale, quelques centaines de suppression d'emplois dans une usine située sur notre beau territoire national, l'indispensable meurtre sordide dans un petit village paumé. Et puis vinrent les histoires bizarres. Une vache avait donné naissance à un veau à trois têtes dans la Sarthe. Il avait plu du sang sur un patelin de Corrèze. Et un homme se serait fait tabasser par une chauve-souris géante dans une cité HLM de Seine Saint-Denis. Cette dernière histoire me fit hausser un sourcil devant son évidente similarité avec un héros de fiction contemporain.
Malgré cela, cette soudaine apparition de faits étranges au journal télévisé me laissait perplexe. C'était terriblement troublant. Et j'avais l'impression d'être en partie responsable. Un coup d'œil au sac en papier dans un coin de la pièce me souffla que c'était peut-être plus qu'une simple impression. Pourtant, je ne pouvais songer à me séparer du livre. Mon esprit se trouvait lié à lui, quelles qu'en soient les conséquences. Et il y allait en avoir.
La sonnerie de mon appartement retentit soudain. Le concierge m'annonça que le facteur m'attendait en bas pour me remettre personnellement une lettre. Je raccrochais, m'habillais chichement et m'arrêtais devant la porte. Un facteur ? Le dimanche ? Qu'est-ce que c'était que cette histoire encore ?
Il m'attendait tous les deux dans l'entrée. Le concierge affichait ce qui s'approchait le plus d'un air de commisération, c'est à dire qu'il n'affichait pas le plus complet mépris pour ma personne. Mon collègue avait l'air bien plus triste. Je le contemplais dans le nouvel uniforme postier : un gilet blanc, une casquette à visière blanche avec un bandeau jaune, et l'indétrônable logo stylisé qui ressemblait... à un arc. C'est vrai ça, ce fichu logo ressemblait davantage à une sorte d'arc avec une flèche encochée qu'à un lettre bizarrement pliée. Je m'étonnais de ne m'en rendre compte que maintenant. Le facteur de faction en ce jour de non-livraison du courrier me tendit une enveloppe blanche avec le logo de l'entreprise dans le coin gauche. Je me souvenais enfin de son nom.
- Je suis désolé, Jean, ordre du directeur des ressources humaines.
- Pas de soucis Didier. Je suppose que ça a un rapport avec la nationalisation. On fait des coupes de budget, tout ça.
J'ouvrais l'enveloppe d'une main fébrile, retenant à grand-peine mes larmes. La lettre m'annonçait, dans un langage froid et dénué d'humanité, que j'étais renvoyé de l'entreprise, et qu'on me souhaitait toute la chance possible dans la recherche d'un nouveau travail. La nouvelle me laissait proprement abasourdi. Renvoyé, pour simple motif que l'entreprise devait se débarrasser de ses « éléments les moins utiles ». Les moins utiles. Enculé de salopard de merde. Didier me prit dans ses bras, avant de filer à sa Kangoo blanche aux couleurs de l'entreprise. Je me surprenais à réciter l'inscription que j'avais trouvé sous le premier sceau. Bizarre tout ça.
Dans l'état d'abattement qui suivit, j'étais incapable de faire quoi que ce soit d'autre que de me morfondre dans la relative obscurité de l'appartement, sanglotant parfois sur mon sort. Je me plaignais peu en général, sauf quand ma tristesse et ma solitude pesaient de toutes leurs forces sur mon esprit. Mais en ce jour, je me trouvais incapable de trouver du positif dans ma situation. Vous savez, tous les gens vous disent dans ces cas là « Mais tu as encore tes proches ! », ou « Mais tu as encore un avenir ! », voire même, pour les plus optimistes « Mais tu es encore en vie ! ». On les a souvent soi-même répété à quelqu'un qui n'allait pas bien, dans une pâle tentative de lui remonter le moral. Non seulement ça ne marche absolument pas, et la personne en question préférera un câlin à ces paroles insipides, mais dans mon cas, il devait s'avérer que ces trois affirmations allaient perdre toute véracité rapidement.
Et durant tout ce temps, alors que je me morfondais pendant des heures, la prémonition ne cessa d'être présente. Il semblait même qu'elle s'amplifiait. Je n'eus pas le courage d'imaginer comment ma situation pourrait s'aggraver.
Hélas, l'imagination n'avait nul besoin d'intervenir pour que je le découvre. Alors que cette journée avait déjà largement mérité son titre de « Plus mauvaise journée de l'année », j'eus un coup de fil. La police me signalait que ma sœur Marie avait subi une agression, et qu'elle se trouvait au service d'urgences de l'hôpital Saint-Antoine, dans le douzième arrondissement. Au ton de sa voix, je savais que c'était grave. J'enfilais mon fidèle manteau, un vieux pardessus d'officier, récupéré dans un surplus militaire, et je m'apprêtais à partir. Pris d'un drôle de réflexe, j'ouvrais le deuxième sceau. La gravure dépeignait cette fois-ci un cavalier androgyne mais à la posture visiblement agressive, brandissant une épée sur son cheval cabré. L'inscription adjointe fut un peu plus difficile à déchiffrer : « Et parut un cheval roux, et son cavalier avait le pouvoir d'enlever la paix de la terre, pour que les hommes se tuent. Une grande épée lui fut donnée ». L'impression sauvage que dégageait l'illustration était proprement terrifiante. Il fallut plusieurs minutes à mon cœur pour se calmer, et à mon corps pour retrouver sa température habituelle. Décidant que quelque chose d'aussi terrible ne pouvait rester dans mon appartement sans surveillance, j'emmenais le livre avec moi.
Revenu à son comportement normal, le concierge lisait cette fois un livre de la collection Harlequin, ce qui me fit stopper un bref moment. Ce genre de lecture n'était pas du tout dans ses habitudes. J'inspectais le local à la recherche de l'habituel magazine porno. Aucune trace. Avec un haussement d'épaules, je sortais du bâtiment, songeant qu'enfin de compte, la fin du monde était sans doute pour bientôt.
Le ciel virait à l'orage depuis hier. D'énormes nuages d'un noir d'encre obstruaient la lumière de l'astre solaire, et il semblait que le monde avait plongé dans une nuit éternelle. Ne disposant pas d'une voiture, ni même du permis de conduire, j'empruntais le métro, comme à mon habitude. Même celui-ci était désert, alors qu'une des règles de la vie à Paris était qu'il y avait toujours du monde dans les couloirs du métro. Toujours. Arrivé sur les quais, une petite foule faisait cercle autour de deux jeunes gens : un grand arabe costaud, à la mine patibulaire, en jogging, face à une demoiselle aux cheveux rouges, polo gris d'homme et jeans assorti à sa chevelure. Les premiers mots qui me parvinrent furent « Espèce de sale pute, tu vas voir c'que tu vas prendre ! ». Je n'étais pas du genre combattif, comme la plupart des Parisiens, alors je me contentais d'observer du coin de l'oeil les évènements. Tout le monde faisait ça, histoire de faire semblant qu'il ne se passait rien, tout en faisant bien attention qu'aucun des protagonistes ne les impliquent dans quelque chose « qui ne les concernait pas ». La donzelle n'était pas impressionnée, elle riait même. Quand le gros lourdaud lança sa paluche pour l'attraper, elle passa sous son bras avec souplesse et lui retourna un direct retentissant en pleine gorge. Du sang gicla sur elle. Sa main contenait un couteau que personne ne l'avait vu sortir. Elle ricana, et sauta dans le métro qui arrivait.
Tous les spectateurs se contentaient de regarder avec un effroi grandissant ce meurtre de sang-froid. Aucun ne chercha à monter dans le métro. Je notais pour ma part que la rame était complètement vide et peinte en rouge. Soudain, la jeune femme me regarda droit dans les yeux, savourant ma terreur, et dessina un J sur la vitre avec le sang. Je ne devais commencer à comprendre les implications que quelques heures plus tard. Mais comme je l'ai déjà dit, il était trop tard pour empêcher quoi que ce soit, si j'en avais jamais eu la possibilité.
J'atteignais l'hôpital environ une heure après avoir reçu l'appel fatidique. La réceptionniste des urgences m'indiqua que ma sœur était actuellement sur la table d'opération, et que j'allais devoir patienter dans la salle d'attente. D'un pas mécanique, je m'installais dans un des sièges peu confortables, au milieu de tout ce que les urgences pouvaient accueillir, des gens en manque cruel d'affection aux proches attendant des nouvelles d'une personne aimée en réanimation, en passant par ceux qui avaient juste un gros rhume. Il était surprenant de constater à quel point une atmosphère saturée d'inquiétude et de douleur pouvait se révéler calme. Ou peut-être était-ce dû à l'orage qui menaçait, ou à cette impression diffuse de désespoir muet qui enveloppait tout le monde d'un cocon glacé. Je commençais à comprendre la sensation qu'évoquait sans cesse Lovecraft dans ses nouvelles.
J'attendis longtemps. Plusieurs heures, qui passèrent à un rythme infiniment lent, comme pour mieux me faire souffrir. Pendant tout ce temps, je gardais plaqué contre ma poitrine l'infâme livre et ses odieux sceaux de cire, oscillant d'avant en arrière comme un enfant impatient. J'avais les yeux ouverts, mais je ne regardais rien, et mon esprit tournait à vide, refusant de songer à quoi que ce soit. Mes mains étaient douloureuses à force de serrer le livre, et un coup d'œil à celles-ci m'indiqua que mes jointures avaient blanchi.
Finalement, un médecin appela mon nom. J'allais vers lui, le regard toujours vide et le livre toujours plaqué contre moi. Sa tenue était couverte de sang. Il expira un bon coup et annonça : « Je suis désolé. Nous n'avons rien pu faire. Toutes mes condoléances ». Quelque chose se brisa dans mon esprit. Quelque chose qui avait toujours été là, et qui m'avait semblé infiniment précieux. En apprenant la mort de la seule famille qu'il me restait, je perdis la raison.
J'éclatais d'un rire tonitruant, lâchant le livre maudit, et je prenais le médecin médusé dans mes bras. Cette crise d'hilarité fut si phénoménale qu'on appela deux infirmiers pour me maîtriser et m'attacher à un lit d'opération. Après quarante minutes de rire incontrôlé, à court d'air et les côtes douloureuses, j'arrêtais. Le semblant de santé mentale qui me restait prit alors conscience de l'étendue de la perte. Les larmes et les sanglots suivirent aussitôt, pendant une durée indéterminée.
Au milieu de ma peine gigantesque et impossible à encaisser, un officier de police vint me dire qu'une enquête était menée sur les circonstances de l'agression, et qu'il ressortait des témoignages qu'une « jeune femme avec des cheveux aussi rouges que son pantalon » avait été vue avec ma sœur au moment de l'agression.
La compréhension se fit peu à peu jour. La signification des inscriptions et des gravures, les étrangetés que j'avais pu voir. Face à ce début de révélation, mon cerveau refusa les implications. L'officier de police me raccompagna chez moi, et me conseilla de prendre du repos. Je répondais que j'avais perdu mon travail plus tôt dans la journée, et que je n'allais pas manquer de jours de repos. Je crois que je devais vraiment faire pitié à voir, car il me donna son numéro de téléphone personnel, au cas où. Avec un simple merci, je regagnais mon triste appartement. Voilà donc tout ce qui restait de ma vie : un lieu avec quelques objets.
Avant de m'endormir, j'ouvris le troisième sceau. Un cavalier noir, sur un cheval noir, tenant une balance. L'inscription ne disait rien de plus.
Dieu, qu'avais-je fait ? Qu'allait-il m'arriver ?
Trois décembre de l'an deux mil douze.
« En ce monde, rien n'est certain ; à part la mort et les impôts » - Benjamin Franklin.
La réponse à ma question mentale devait toquer directement à ma porte le lendemain matin. Je m'étais couché tout habillé, empestant encore la sueur et l'odeur de détergent de l'hôpital. Un bouquet si fleuri qu'il ne manqua pas de faire venir un haut-le-cœur. Les coups sur la porte redoublèrent d'intensité. Quelqu'un avait très envie de me voir, et aucune intention d'attendre que je fasse un brin de toilette. Ma foi, puisqu'il en voulait pour son argent, je me levais difficilement et tâchais d'arriver jusqu'à la porte. Cette dernière s'ouvrit sur trois hommes : deux grands déménageurs taillés comme des armoires à glace, et un bonhomme en costume noir avec une liasse de papier dans une main, et une calculatrice dans l'autre.
« Bonjour Monsieur, je suis huissier de justice, et je viens de la part du Trésor Public. Vous lui devez une somme conséquente ». Il me tendit un avis à mon nom annonçant que je devais la somme de vingt-huit mille euros d'impayés au Trésor, et que l'huissier et ses mules étaient chargées de venir la chercher chez moi. Évidemment, comme je louais l'appartement, je recevais aussi un avis d'expulsion en bonne et due forme. Je gloussais. « Alors c'est ça, la prochaine étape ? On me prend le peu qu'il me reste ? ». Mon interlocuteur se contenta de relever un sourcil, puis donna l'ordre aux gorilles de prendre ce qui avait de la valeur. Il prit la peine d'ajouter :
- Bien sûr, si vous considérez que ces chiffres ont une base erronée, je ne peux que vous enjoindre d'entamer une procédure pour faire reconnaître votre véritable imposition.
- Oh, non, je fais parfaitement confiance à vos services pour calculer l'imposition d'autrui. Le Trésor Public a les meilleurs comptables qui soient.
L'huissier releva son deuxième sourcil à hauteur du premier, incapable de savoir si j'étais sarcastique ou particulièrement naïf. Il décida visiblement que la réponse importait peu, et rejoignit les gorilles en train d'entasser mes possessions dans des cartons. A chaque objet, il ajoutait quelque chose sur sa calculatrice, prenait un air pensif, et passait au suivant. Ce manège dura une bonne heure. J'en profitais pour aller me laver et me changer, me baladant nu sous leurs mufles. Aucun ne moufta.
Quand ils furent satisfaits de ce qu'ils avaient réussi à me rafler, ils descendirent les cartons jusqu'à un camion de déménagement en bas de mon immeuble, sous l'œil attentif du concierge. Celui-là, quand il s'agissait de se réjouir du malheur d'autrui ou de colporter des ragots, c'était loin d'être le dernier. Suite à ce pillage en règle, je me retrouvais avec presque rien pour moi, et un avis me donnant trois jours pour évacuer l'appartement. Je savais parfaitement que la durée minimale pour ordonner une expulsion était d'un mois, mais il me restait trop peu de force de caractère pour protester contre cette nouvelle injustice. En fait, j'étais tellement las que ce revers ne m'affectait presque pas, je me contentais de les laisser faire.
Je restais dans cet état de pure apathie jusqu'à ce que l'huissier revienne vers moi et m'annonce que je ne devais plus que vingt-cinq mille euros au Trésor. Sans même y penser, j'empruntais les escaliers au pas de course, fouillais dans le tiroir de la cuisine, et revins avec un hachoir de fort belle taille. L'homme en noir était presque dans sa voiture noire, une belle Peugeot, et le camion de déménagement était parti avec ce qui m'appartenait. Sans colère aucune, je fonçais pourtant sur l'huissier, et déclamais mécaniquement « une mesure de blé pour un denier, et trois mesures d'orge pour un denier ». Il cueillit ma charge en restant impassible, attrapant mon poignet droit dans une poigne de fer. Soudain, avec un sourire vicieux, il récita : « Mais ne fais point de mal à l'huile et au vin ». Doucement, tout doucement, il retourna mon poignet contre moi, et me poignardais au ventre avec mon propre hachoir. La douleur sourde me fit lâcher l'arme et manqua de me faire perdre connaissance.
Il me laissa là, perdant mon sang à petits flots, comme ma pauvre sœur une demie-journée plus tôt. Sans trop savoir d'où me venait une telle force, je me relevais, la main gauche contre mon flanc. D'un pas pour le moins titubant, je retournais à l'appartement. Le concierge était tellement passionné par son roman qu'il ne me vit même pas passer. On m'avait presque tout pris, sauf mon pardessus militaire et mes deux livres anciens. Je n'étais absolument pas surpris. J'enfilais, une fois de plus, le manteau, et je glissais la Bible et le livre des sceaux dans les poches monstrueuses à l'intérieur de celui-ci.
Les heures qui suivirent, à l'inverse de celles que j'avais passé dans la salle d'attente des urgences, filèrent si vite que je ne m'en rendis compte que bien après midi. J'avais erré dans Paris au hasard, tout en continuant de laisser échapper mon fluide vital par la blessure béante. C'était horriblement douloureux, mais mon cerveau ne semblait plus qu'éprouver du mépris pour cette sensation. Je n'étais plus que douleur ayant pris forme humaine. Je m'arrêtais un instant à la terrasse d'un café, et ordonnais une tasse de cappuccino. Dans mon délire éveillé, je voyais des choses qui n'existaient pas. A ma pauvre Marie, je dis : « Tu te souviens de cette chanson de Bob Dylan ? Une dernière tasse de café pour la route ? ». Mais Marie ne me répondait pas. Elle se contentait de regarder le ciel, complètement dénuée d'expression. J'avalais le cappuccino, et reparti sans payer. A quoi bon ? Je n'avais plus rien qu'on puisse m'enlever qui ait de la valeur.
Je croisais d'autres morts qui vivaient, et chaque coup de tonnerre résonnait comme un chœur d'église. C'était un jour très particulier. Après tout, Dieu n'avait-il pas créé le monde un Lundi ?
Au fur et à mesure de mes étranges pérégrinations, j'aboutissais finalement à un lieu que je ne m'attendais pas à revoir : la place Saint-Michel. Comme le reste de Paris, elle était déserte. Pas une âme qui vive. Je m'approchais de la statue représentant l'ange en train de vaincre le dragon. Alors que j'essayais, en vain, de me rappeler à quelle scène cela faisait référence, un éclair s'abattit sur la statue. Avec un craquement de fin du monde, la main tenant l'épée se décrocha et tomba sur la gueule du dragon. Au moment du choc, j'entendis distinctement un sifflement monstrueux et rageur. J'eus de la compassion pour ce sifflement. Il exprimait toute l'impuissance, tout le désespoir qu'un être rejeté peut concevoir, quand ceux qui se proclament les justes viennent lui donner le coup de grâce. Hagard, je m'en allais de ce lieu terrible. En voulant traverser la route, je ne vis pas une voiture qui arrivait rapidement, et mon corps s'envola, libéré des contraintes matérielles. Je fermais les yeux.
Je ne les rouvrais qu'un moment plus tard. Même si je ne suis pas sûr de la durée du moment en question. Quelqu'un me transportait en me soulevant par les aisselles, et cette personne avait une force peu commune. Je ne sentais plus rien, et nul besoin de dire à quel point c'était agréable après les deux derniers jours. Je sentis qu'elle m'installait dans une voiture, sur un des sièges avant. En ouvrant les yeux, je me trouvais effectivement à bord d'une voiture, et un homme était en train de faire le tour pour rejoindre le siège conducteur. Il pleuvait affreusement, une eau si noire qu'on aurait dit du pétrole ou du bitume très liquide. L'homme en question était un grand vieillard en costume vert foncé, au crâne dégarni et aux traits acérés. Il me jeta un regard, et sourit en me voyant réveillé.
- J'ai cru que vous n'alliez pas ouvrir les yeux du tout.
- C'était plutôt tentant.
- Effectivement. Je m'appelle René Camarde.
- Et moi...
- Jean, m'interrompit-il, oui, je sais qui vous êtes.
- Je suppose que je ne dois pas être surpris que vous le sachiez.
- Non, pas vraiment.
- Et je suppose aussi, lançais-je, que vous avez un rapport avec tout ce qui arrive.
- Et qu'est-ce qui arrive exactement ?, demanda-t-il avec un air malicieux.
- Tous les trucs bizarres, toutes les choses étranges de ces trois derniers jours.
Il éclata de rire.
- C'est assez vague ce que vous me dites ! Mais oui, j'ai un rapport. Vous n'avez pas encore ouvert le quatrième sceau.
- Ah oui, c'est vrai.
Je fouillais dans la poche de mon manteau et sortit le fameux livre. Plus qu'un sceau, et je les aurais tous ouverts. Délicatement, je brisais l'antique symbole en cire rouge, et j'ouvris le compartiment. La gravure dépeignait un quatrième cavalier, plus grand que tous les autres, juché sur une monture d'une couleur indéfinissable. Derrière lui, des hommes et des femmes debout, le visage sans émotion, le suivaient. Monsieur Camarde lut l'inscription à ma place, tout en conduisant et sans y jeter un seul coup d'œil.
« Je regardai, et voici que parut un cheval verdâtre. Celui qui le montait se nommait la mort, et le séjour des morts l'accompagnait ».
Pris d'un soudain pressentiment, je regardais par-dessus mon épaule, et ce que je vis me fit ricaner. Comment avais-je pu être aussi bête, aussi obtus ? C'était évident pourtant ! Tout du long, ça avait été évident !
- Alors c'est vous le...
- Oui, le quatrième, le dernier des cavaliers.
- Et ben, vous êtes loin d'être le plus terrible.
- C'est la raison pour laquelle je suis venu en dernier.
- Mais alors, si vous venez aujourd'hui, pourquoi tout le monde parle du 21 ?
Il rigola à nouveau, comme si c'était une excellente blague.
- Je vais vous donner un indice. Combien font un plus deux ?
- Trois. Pour... Oh. Un, Deux, Trois. Malin.
- N'est-ce pas ?
- Et on va où alors ?
L'homme se tourna vers moi. Il souriait.
- On fait un tour. Et ce soir, tu sauras.
J'ai écrit ces lignes pendant qu'il conduit à travers cette pluie infernale. J'attends ce soir avec un brin d'impatience. Après tout, le mot Apocalypse ne signifie-t-il pas « Levée du voile » ?