Appel à l’aide pour retirer mes chaussettes

stevemilie

Permettez-moi de vous dire, avant tout, que cette histoire est entièrement rédigée sous la contrainte de mon égo. A l’heure actuelle, je me suis séquestrée sur le lieu de mon travail. J’ai menacé mes collègues de publier leurs photos de vacances sur Facebook s’ils ne rentraient pas chez eux. J’ai fermé la porte à double tour, débranché tous les téléphones et je me suis ligotée à la chaise pour pouvoir enfin écrire mon calvaire.  Non, je ne suis pas folle. Mon « auto-kidnapping » est simplement destiné à me libérer de mes chaussettes !

Le jour de ma naissance, ma mère a trouvé qu’il serait rigolo de me laisser vivre avec un handicap. Lorsque le chirurgien lui a demandé s’il pouvait détacher, à chacun de mes pieds, mon deuxième orteil du troisième, elle lui a répondu que j’étais plus « pittoresque » ainsi.

Jusqu’à mes six ans, mon enfance fut approximativement vivable. A cinq ans, mon premier cheveu jaillit enfin de mon crâne, ce qui permit à mes voisins de découvrir ma véritable sexualité : j’étais une fille ! Concernant mon anomalie podologique, je ne me souviens pas que la soudure de mes orteils fût responsable d’une quelconque infirmité. Ce n’est qu’à l’aube de mes sept ans que cette particularité devint un réel problème pour mon bien-être.

Tout s’est déclenché  le jour où  mes parents ont voulu faire de moi un Top Modèle junior. Avant même mon éclosion, ma mère a toujours rêvé me voir figurer dans les pages du catalogue de La Redoute. Elle me confia à une Agence de mannequins spécialisée en modèles réduits. Cependant, lorsque la Directrice de l’Agence se rendit compte des extrémités qui constituaient mon anatomie, elle lui expliqua qu’elle ne pouvait rien faire avec un enfant qui n’était pas terminé. A partir de cet instant, mes parents classèrent mes pieds dans la catégorie « Secrets de famille ».

Même à l’âge de six ans, ma mère n’a pas souhaité que les médecins m’écartent ces quatre orteils déplaisants. Je l’ai toujours soupçonnée de n’avoir jamais voulu admettre l’erreur qu’elle avait commise à ma naissance. Néanmoins, à la suite de ma radiation immédiate dans le milieu du mannequinat, discourir sur mes pieds était devenu tabou.  Les cacher devenait indispensable.

Mes parents ont alors commencé à dilapider le budget du foyer dans la consommation de chaussettes. La plupart de nos escapades familiales était évaluée en fonction des régions spécialisées dans leur fabrication. Les chaussettes en fil d’Ecosse, idéales pour les pieds sensibles, ont failli nous coûter une résidence secondaire dans le nord de la Grande Bretagne mais ma mère préférait l’Île de Jersey car la maille de leurs chaussettes était de meilleure qualité. Mon père fut très vite contraint à reconsidérer la composition de ma chambre et dut ériger des étagères pour mes « cache-pieds ». En réalité, la majorité de mon éducation tournait autour de mes pieds.

Si je prenais le risque de m’insurger contre le port de mes chaussettes, mes parents me calmaient en menaçant de m’exposer dans un zoo jusqu’à ce que mon exhibition rembourse chacune des paires de chaussettes. Si je trouais volontairement l’une d’entre elles, j’étais astreinte à la raccommoder avec du fil d’une autre couleur et devais la porter ainsi. Enfin, lorsque j’ai voulu écouler une grande partie du stock dans le vide ordure, je fus condamnée à les racheter. Je me dépouillais ainsi de mon argent de poche et fus obligée de demander l’aumône à mes parents.

Bien entendu, le port de mes chaussettes exigeait un usage quotidien et je n’ai jamais réussi à obtenir la grâce de mes parents en période estivale. Je fus seulement autorisée à chausser celles confectionnées à partir de nylon. Tissées avec un fil texturé, elles permettaient d’oxygéner plus aisément mes pieds.

A la plage, j’étais soumise à porter des sandales aquatiques fermées aux extrémités. Pour alléger ce châtiment, mes parents avaient trouvé des souliers stylés qu’ils importaient des Etats-Unis. Il n’y avait que le soir, lorsque je me retrouvais seule dans ma chambre, que je pouvais, enfin, laisser mes pieds déambuler à l’air libre.

Naturellement, l’orientation de mon éducation autour de mes orteils n’a pas été sans conséquence. Au milieu de l’été 1995, lorsque je commençais à attiser la curiosité d’un individu au sexe inversé du mien, l’amour avait réussi à éclipser certains de mes complexes. Dans un élan de spontanéité, je m’étais aventurée à retirer ma paire de chaussettes, presque au même moment où Kevin Costner affichait ses pieds palmés dans le film « Waterworld ». Les conséquences furent immédiates. L’élu de mon cœur fut pris d’une hilarité qui ne put s’estomper qu’après l’avoir partagée et je devins très vite plus populaire que le film de Kevin Reynolds. 

Avec l’élu numéro deux, je décidais d’entrer directement dans le vif du sujet. D’emblée, je lui exposais mon problème d’orteils mais ma sincérité ne le toucha pas davantage. Avant même d’avoir pu déshabiller mes pieds, ce dernier me délaissa. Les précautions prises par mes parents au cours de mon enfance me parurent soudain légitimes : le camouflage permanent de mes pieds était réellement nécessaire.

Aujourd’hui, je n’ai pas encore réussi à retirer mes chaussettes. Et bien que mon bien-aimé ne cesse de me répéter qu’il m’aimera éternellement, même avec les pieds les plus pitoyables du monde, je n’ai pas encore trouvé la force de les lui montrer. Ainsi, j’ai pensé que révéler  la soudure de quatre de mes orteils par l’intermédiaire d’une publication pourrait l’aider à amortir le choc. C’est pour cette raison que je me suis claquemurée. J’aurais moins d’appréhension s’il prenait connaissance de ma défaillance physique par l’intermédiaire du festival Paris en Toutes Lettres. Il bénéficierait du soutien des festivaliers et je pourrais enfin enlever mes chaussettes.

Je vous en supplie, aidez moi à retirer mes chaussettes !

(Photos disponibles sur demande pour prouver la véracité de mon récit)

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