A vrai dire
antigoneuh
De la rive droite au côté gauche, juste sous la poitrine, un court-circuit tout fou tout flamme. L’eau scintillait entre les planches du Pont des arts. Fleuve d’étoiles, ciel à l’envers, drôle d’endroit. Tout perdait de son sens et c’était bien comme ça.
On a beaucoup marché ce soir-là, et pourtant rien à digérer : au restaurant les assiettes étaient restées pleines, chacun par l’autre déjà comblé et le ventre noué par un trac d’outre-monde. On a flâné des kilomètres avec un incendie qui nous tenait la main et ne nous lâchait pas, braises dessus braises dessous, guidés par du charbon de foi. La petite étincelle, c’était bon pour les autres. Et moi, dans toute cette fumée qui nous barrait la vue, tellement floue à vouloir devenir une femme.
On a marché jusqu’au bout de Paris, à l’Est tout là-bas, et quitté la terre ferme avec le feu sur les talons, si bien que le jour empiétait sur la nuit. Dans la péniche des Pirates, un concert en tailleur, un dessert jambes croisées, et quelques verres côte à côte sur une banquette dans la cale enfumée. Pour fumer nous avons fumé, allumant cigarette sur cigarette avec le grand incendie collé à nos genoux. C’était irrespirable et la température grimpait. Les autres désertaient l’endroit pour rentrer se coucher et nous avons rôti en paix au beau milieu de l’eau, au cœur de tonnes de litres d’eau enfermées dehors, prisonnières derrière les hublots, impuissantes à réprimer nos grimaces de grands brûlés. Troisième degré.
Timides, on ne se touchait pas malgré l’envie de se jeter l’un contre l’autre pour étouffer le feu. On disait peu aussi, parler de quoi, ne parler rien : un langage de silence à la syntaxe irréprochable, chacun sujet de l’autre et complément d’objet.
Même ce trou dans la tête qu’il avait, ce trou vu rue du Louvre en début de soirée quand on s’est retrouvés, ce creux clair dans ses cheveux qu’il avait mal tondus et auquel je m’étais accrochée pour ne pas me laisser si vite emmener, je ne le voyais plus et déjà je l’aimais.
La péniche a fermé. On a sillonné les quais dans l’autre sens, vers l’ouest tout là-bas où il tenait à me raccompagner, après la Tour Eiffel, après la statue de la liberté. Paris de long en large pour joindre les deux bouts et sceller une union. On a avalé du pavé, les quais interminables trop vite ingurgités. Sous les ponts, rien, aucun sommeil pour nous tomber dessus, alors on s’est mis à chanter. Aux petites heures du matin, on a fredonné ensemble au devant de la Seine pour placer notre voie, circonscrire des accès, dérouler un chemin balisé par fanaux. Prêts à plonger, déjà dedans.
En arrivant chez moi, les métros avaient repris leur service. J’avais peur qu’il me laisse et qu’il rentre chez lui. Au dehors, la ville folle commençait à s’agiter et nous venait par bribes, vêtue de sa vitesse et de ses airs pressés, sauvage, griffue et affamée. On a fini par s’allonger sur elle et s’endormir les mains mêlées. Un peu avant midi, à peine tirés du sommeil, le souffle au cœur s’est ranimé.
On est allés au bois, pas même l’idée de se laisser pour la journée et tant pis si nous mettions le feu à la forêt. Dans tous ces arbres boulonnais, on s’est perdus à force d’avoir encore marché, n’importe où quitte à tourner en rond ou du mauvais côté. Des heures entières à se dire, le ventre vide sans avoir faim, manquer tomber de légèreté sur des tas de cendres à nos pieds.
Marcher, brûler, chanter. Tout était là de notre histoire, en vingt-quatre heures, tracé.
Ce n’était que cela, nous deux : chanter. J’ai demandé à la lune et le soleil ne le sait pas, je lui ai montré mes brûlures et la lune s’est moquée de moi, à l’unisson puis chacun de notre côté. Couverts de cloques et de rougeurs, aussi certains de vouloir échapper au brasier que de ne pouvoir vivre sans, on se gaspillait dans les larmes, seul moyen à notre portée pour affaiblir un peu le feu. Presque sans voix on continuait à chanter : j’ai demandé à la lune si tu voulais encore de moi, elle m’a dit j’ai pas l’habitude de m’occuper des cas comme ça.
Nous deux, ce n’était que courir et tomber. Se faire mal, se faire la malle et revenir juste après. On avait soif, une soif inextinguible, de celles qui font croire aux mirages dans un paysage déserté. On a fini par mourir consumés d’un mauvais amour, torches vivantes à se laisser décomposer.
Oui, en vingt-quatre heures tout était là, tracé, que je retrace encore car je me suis laissée en tous petits morceaux sur ces quais, dans mon lit, dans ce bois, et lui aussi dans l’ombre qui lira ces écrits en se tenant caché. Comme si je ne savais pas.
Le règlement dit histoire vraie. Moi, quand on me dit vrai, après dix ans je pense encore à lui, à ce que nous avons mal été. Toujours il faut que je raconte même si je raconte à côté. Vrais, c’était nous malgré nos approximations : assidûment les mêmes, combien de fois recalculés. Pour de vrai incinérés, et dans Paris aujourd’hui un peu partout éparpillés.
Une belle écriture.
· Il y a plus de 11 ans ·le-hareng
Un récit inoubliable. Une écriture absolument divine. Du grand art. Merci beaucoup.
· Il y a environ 14 ans ·bibine-poivron