mercredi 12 juillet

cidrolin

Mercredi 12 juillet

Mon corps flotte dans une espèce de langueur moite. Allongée sur cette natte fatiguée, les fils bleus et blancs rougis par la terre s’incrustant dans ma peau fragile et luisante, je rêve à ma vie.
Une vie de bruit, rapide, précipitée. Ma vie de curieux, plutôt de furieux, qui s’agite dans une frénésie de gens, d’images, de travail. Pas de repos pour pas de mots. Courir tout droit, sans perdre une miette, sans se retourner, vers la fin.
Ici c’est la pensée qui m’anime. Le temps de divaguer qui occupe mes journées.

Ce matin comme les autres, doux réveil du bruit des femmes à la cuisine. Peu de mots, des gestes lents et souples, leur bébé se courbant et s’éreintant avec elles. Parfois quelques notes murmurées pour le calmer, mais déjà Allasan est redevenu tendre, et le café lyophilisé se noie dans l’eau de la jarre des nasara, celle qui est traitée.
Pour les Africains, le premier repas est plus festif : c’est la chair généreuse et colorée d’une mangue mûre et sucrée, ou encore la suave crème du vert karité.  
Il faut partir. Nous sautons tous dans le pick-up infatigable comme un troupeau de travailleurs dans leur RER. Enchevêtrement de corps ensommeillés.
Et tandis que la roulotte déterminée s’aventure sur la piste taquine, les bras s’accrochent aux cuisses que les pieds maintiennent ou que les genoux retiennent alors que les têtes se baissent pour éviter les branches et que les fesses se cognent à chaque cahot.
Après quelques frayeurs et quelques zébus, nous arrivons dans un village qui pour moi ressemble tout à fait au nôtre. Pour eux aucun doute possible, reconnaissable entre mille, c’est Niangwela, le village de Patenema. Le vieil homme vient nous accueillir plein de gentillesse et de dignité. La peau rude de ses mains usées effleure les miennes, trop tendres. Son visage ridé semble être le parchemin du récit de son histoire, pleine de tumultes et de sagesse. Barka, barka wusgo. Simplement, il me remercie. Je ne me sens pas légitime.
Heureusement, ici il n’y a pas de place pour les états d’âme, seulement pour le travail.
Nous nous séparons en quatre équipes. Les paysans ont déjà repéré l’endroit où creuser les fosses, ils ont dû calculer ce qui leur facilitera le plus le travail des champs, mais surtout ils ont dû demander au sorcier ce que les esprits leur recommandent.
Nous creusons. Deux par deux à tour de rôle, nous piochons de tout notre poids et de toutes nos forces jusqu’à épuisement, et puis d’autres bras prennent le relais. Ici il n’y a pas d’esprits, des corps en sueur, tendus et graves, luttant contre la terre rouge, incroyablement sèche et rocheuse. Les râles profonds, témoins de l’effort, et le son régulier des coups de pioche et des raclements de pelle n’altèrent en rien la beauté paisible du village qui s’éveille.
Les cases alentour s’animent une à une et bientôt des nuées d’enfants surgissent de tous les chemins.
Un bébé sur le dos, un sourire aux lèvres et un trou dans le tee-shirt, ils nous défient d’un regard curieux et amusé. 

Ma peau éclate sur la pioche, le sang rouge coule lentement. On nous a donné des gants pour déjouer les ampoules mais j’aime la sensation du bois rêche sur mes doigts. La sueur fait glisser la pelle à chaque coup. Tout mon corps danse avec l’outil et un halètement, puis un grondement, sortent de ma gorge, me semblant étrangers.
Les enfants me regardent, je suis fière, je cambre le dos mais la chaleur m’assomme. Heureusement, très vite, des bras me remplacent. Je grimpe au bord du trou et quelque chose en moi s’effondre, se relâche. Il ne faut pas s’asseoir, toujours le travail. Encourager les bras qui ont pris le relais, se tenir prête à saisir l’outil pour rentrer à nouveau dans l’effort. La pause arrive. Le temps passe vite. Le corps est en tension et l’esprit s’efforce de comprendre quelques bribes de Mauré.
Blottis comme s’il faisait froid sous le seul baobab des environs, pour fuir le soleil quelques instants, nous reprenons des forces dans la chair bien fraîche de mangues dégoulinantes. Certains leur préfèrent des sardines luisantes et odorantes.

Puis très vite aussi, il faut recommencer.

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