Après la nuit

frederik


Jacques était il y a peu un homme solitaire, sans le sou et au bord du gouffre. Il raconte les derniers mois de son existence à sa nouvelle compagne...


Ode au sensible, à l'esprit d'aventure, de solidarité, de lutte, à la Terre, au vivant et à l'humanisme, ci-dessous les premières pages d'un roman en forme de road-trip et de satire sociale tout juste publié chez Books On Demand (le lien directionnel figure en bas du document).



Première Partie : Se sauver



Tu pourras jamais tout quitter, t'en aller

Tais-toi et rame.


Alain SOUCHON


Iana, tu sais ce qu'il advient de nous lorsqu'on ne rêve plus, je veux dire : plus du tout ? T'es-tu jamais posée la question ?

Quand on ne rêve plus, ça fait quelqu'un qui survit ou agonise avec pour ce quelqu'un au moment où ça se produit, l'impossibilité de déterminer s'il est en train de mourir ou pas.

Ce quelqu'un, moi je l'étais, il y a très peu temps. C'est à dire qu'en mode garçon, je ressemblais à cette « pauvre petite fille sans nourrice arrachée du soleil » de la chanson de HFT- Hubert-Félix, Thiéfaine - qui parle de mathématiques souterraines. Des mathématiques souterraines, j'en faisais sans arrêt. Autrement dit, je gambergeais dur. Et HFT aurait pu me chanter à moi comme à celle à qui il fait mine de s'adresser dans sa chanson : « Il pleut toujours sur ta valise, t'as mal aux oreilles »... Et quand je revenais de mes cogitations : « Tu remontes à contrecœur l'escalier de service / Tu voudrais qu'y ait des ascenseurs au fond des précipices. » Moi aussi, en ce temps-là, comme à la fille de Mathématiques souterraines j'aurais cruellement eu besoin de « quelque chose qui me foute en transe, qui fasse mousser mes bulles ».

Faut dire, là où je vis le spectacle n'est pas des plus réjouissants. À la station de tram : des gueules cassées, des mendiants battant de l'aile avec difficulté. Toute une humanité de souffrance, fatiguée, lasse, éreintée, épuisée de ne parvenir à se dépêtrer du mauvais sort ; des qui grimacent, des qui geignent, des qui implorent du regard ; des qui baissent la tête ou courbent l'échine à la manière de ces boxeurs vaincus à l'issue d'un combat titanesque. À côté de ceux-là, quelques cohortes de jeunes gens vigoureux, clients d'une grande école de commerce située tout à côté. Et puis quelques autres passants généralement occupés à eux-mêmes et aveugles aux misères d'autrui.

Et moi, là-dedans, au milieu de tous ceux-là, je marchais les yeux grands ouverts sur la ville en direction des quais, me disant à moi-même : « Moi ils ne m'ont pas eu. Je leur ai échappé. Je n'ai pas d'avenir, mon présent sonne creux, mais au moins pour l'instant je file sur la berge, libre, intact en surface et en dedans de moi. » Sauf que croire à cette vision des choses dans laquelle j'apparaissais épargné et lucide, c'était me leurrer. En réalité, je n'étais guère mieux loti que les plus malheureux autour. Et déjà touché en profondeur.

Ma vie est compliquée. Surtout celle avant toi. Mais mon existence aujourd'hui me semble elle aussi parfois si bizarre que je peux avoir l'impression d'y être étranger. Je marche au milieu des autres... je suis ailleurs. Où donc ? Je ne sais pas.

Je m'allonge de tout mon long sur le lit, pose ma tête sur l'oreiller, tout près de la tienne. Je la mesure, ma chance. Je la mesure très bien. Fermer les yeux. Me rendormir avec toi à mes côtés. Tout à l'heure, entreprendre le récit. Refaire par la plume le voyage. En sens inverse. Bien malgré moi, j'ai dérapé de mon chemin. Ma vie m'a échappé. Crois-moi. Alors j'essaierai de trouver les mots simples - de simples mots - pour tenter de te faire comprendre très clairement. Ensemble, on chassera brouillards et nuages lourds. Il le faut. L'existence est courte. Un claquement de doigts. Elle est précieuse. Et je refuse qu'elle n'ait plus de sens.


*


Chez moi, la rue est partout chez elle. J'ai beau habiter dans les hauteurs, je suis assailli. Voitures qui rugissent, scooters qui avertissent, camions qui vrombissent... tout s'entrechoque. D'un bout à l'autre de l'appartement. Sirènes hurlantes, musiques, embrouilles, cris, rires, pleurs, interpellations, célébrations... la ville s'invite dans chacune des pièces. Le brouhaha de l'entrée au salon. Facteur aggravant, les immeubles voisins serrent le mien de très près. Résultat : leurs yeux peuvent en fouiller les moindres recoins si les rideaux restent ouverts. Intellectuellement, je sais que chez moi je suis chez moi, mais mes sens eux me disent le contraire.

De nuit, métamorphose. Ce qui frappe d'abord, c'est le silence. Et cette lumière : d'un côté l'enseigne d'un hôtel situé face à mes fenêtres s'éclaire dès la fin de journée pour s'éteindre vers deux heures du matin ; de l'autre, distante d'une trentaine de mètres une grande surface de cinq étages dont la façade reste allumée en permanence. Du coup, règne dans l'appartement un clair-obscur doublé d'un calme absolu. L'impression de me trouver dans le ventre d'un vaisseau spatial immobile surplombant une cité-monstre endormie. Sensation surnaturelle renforcée quand la Lune investit les lieux en pénétrant par la fenêtre de la cuisine.

Les week-ends, l'ambiance devient de plus en plus étrange au fur et à mesure que la nuit avance : les échos de conversations des passants sont peu à peu remplacés par de bruyantes déambulations. Et tandis qu'approche le matin, ce sont des appels éperdus, des cris de fauves ou de bêtes blessées... tout ceux que l'aube découvre échoués plein d'alcool, abandonnés, rendus fous.

L'autre jour, tu m'as demandé : « Qu'est-ce que j'aurais pu voir si notre rencontre s'était produite là-bas et que tu m'avais entraînée chez toi ? ». Pas grand-chose : un couloir, trois pièces de taille modeste sensiblement identiques, des vêtements jetés en désordre sur un canapé passé de mode, des ouvrages, quelques DVD empruntés à la bibliothèque du coin. Pas de télé.

Je t'imagine t'introduire dans l'appartement lors de la nuit de l'hiver dernier dont je veux te parler et qui remonte à cinq ou six mois. Qu'est-ce qui aurait pu alerter ta conscience au sujet du mal-être de son occupant ? La négligence de l'aménagement ? Près de l'entrée, une ancienne armoire électrique à l'intérieur défoncé et n'ayant par conséquent plus rien à faire là ; le faux crépi du salon un peu trop usé et sali ; des ampoules au plafond sans abat-jour ; le lino légèrement mal découpé par endroits. Les garçons n'accordent-ils pas une faible attention à ce genre de détails sans importance ?

Si tu étais parvenue à te glisser discrètement chez moi au cours de cette nuit-là dont je veux te parler, je te serais apparu à peine aurais-tu atteint l'angle du couloir, sur ta gauche, allongé dans le fond, dans la semi-pénombre de la chambre où je dormais à poings fermés. Et cette nuit-là, pas de cauchemar. Non. Je voguais même toutes voiles déployées en un songe délicieux. Un rêve fervent habité par une très séduisante jeune fille : Esther.

Esther ne m'était pas inconnue. Je l'avais côtoyée cinq années durant au cours de ma scolarité, il y a très longtemps, plus de trois décennies en arrière. J'étais tombé amoureux d'elle les jours suivant mon entrée au collège : les traits de son visage, ses grands yeux marron clair... Dans ce nouvel environnement à bien des égards déstabilisant pour moi - un établissement de banlieue où je devais me débrouiller entouré de gaillards bien trop costauds - Esther avait tout pour plaire. Non seulement était-elle très agréable à regarder, mais elle et moi avions le même âge, dix ans, de même qu'une classe d'avance. Et elle aussi avait un parent enseignant de métier ainsi que l'était alors mon père.

Ces points communs me la rendaient proche et rassurante. En classe de sixième je n'étais encore qu'un petit garçon, elle pas encore une jeune fille, cela ne m'avait pas empêché de tomber sous le charme de sa mignonne personne à l'air si sage.

Les quatre années consécutives durant lesquelles Esther et moi on resta camarades de classe, notre relation connut bien des hauts et des bas. Toujours est-il que l'on se vit grandir, ce d'autant plus près qu'elle aussi faisait partie de cette population d'élèves qui mangeait à la cantine. Pour se familiariser et approfondir ses liens avec quelqu'un, nul autre moment n'était mieux indiqué que durant cette parenthèse entre midi et deux heures : une véritable journée dans la journée, riche de toutes sortes d'aventures et au cours de laquelle la plupart des histoires de regards intéressés, de cœur et de corps se nouaient et se dénouaient.

À la fin de notre classe de troisième - dernière année collège - Esther et moi on s'était retrouvés allongés côte à côte une nuit sous la même toile de tente. C'était à l'occasion d'une sortie scolaire de deux jours au bord d'un lac, loin de la ville. Le petit garçon et la petite fille timides et effacés étaient devenus des ados aux désirs incandescents exacerbés par l'effet combiné de la chaleur de juin et du grand air. Incroyable situation de promiscuité qui n'avait pas été préméditée !

Nos souffles mêlés, nos baisers brûlants et mes mains sur sa peau explorant cette terra incognita à laquelle un accès plus ou moins libre m'était offert au gré de son inspiration. Jamais je n'avais connu cela ! Tu dois bien te rappeler, Iana, ce que c'est quand on est ado que de partir à la découverte du corps de quelqu'un qui nous attire lorsque les circonstances s'y prêtent... L'énergie, la force de l'envie sont telles que rien ne peut leur être comparé ! C'est plus puissant que ce que pourrait ressentir un explorateur posant le pied au Paradis ! Plus fort que tout ! Rien n'aurait pu me plaire davantage que d'être là où je me trouvais cette nuit-là à me rassasier d'Esther et de son amour.

L'année suivante, Esther et moi avions encore atterri dans le même lycée. On ne s'était plus trop vus. En effet, un certain « Nounours », type réputé le plus cool de l'établissement, d'autant plus connu de tous qu'il était multi-redoublant, s'était entiché d'elle. Si j'avais entrepris de reconquérir ma chérie, à cause de la popularité de Nounours je me serais mis le lycée entier à dos. Ma route et celle de ma chère collégienne avaient ainsi fini par bifurquer... jusqu'à cette autre nuit, celle dont je te parlais en préambule dans mon appartement aux allures de soucoupe volante au-dessus de la ville.

Dans mon immense solitude et le froid désespoir d'un hiver sans fin qui duraient pour moi depuis beaucoup plus longtemps qu'un hiver, voici qu'Esther était tout à coup de retour. Revenue mystérieusement après une disparition de plus de trente ans. Sans prévenir. Et dans ce rêve où nous étions assis enlacés tous les deux, tout à fait nus, elle, n'était que don d'elle-même, chaleur et lumière. La plus généreuse des personnes. Je le savais, elle sentait dans tout son être, ressentait de toute son âme, à quel point tout en moi avait à nouveau besoin d'elle, plus encore qu'en cette nuit de juin autrefois sous la tente.

On se caressait longuement, avec fièvre. Mes mains couraient sur sa peau minutieusement. Les siennes s'aventuraient sur la mienne sans la moindre honte mais avec précaution et respect, je sentais dans le moindre de leurs mouvements un tremblement, une ferveur retenue au prix d'un immense effort, comme si la passion menaçait d'exploser à tout instant. Esther prenait soin de moi tout entier. De toute la force de son cœur. Mon désir touchait sa chair brûlante de vie et d'envie. Par une magie incroyable autant qu'inexplicable, Esther comprenait tout, recevait tout, me comblant de tendresse sans perdre de temps à prononcer la moindre parole, captant ma tristesse et mon mal-être pour les faire instantanément disparaître, saisissant tout de moi sur le bout des doigts, intuitivement. Elle m'offrait une joie vraie aussi intense qu'inespérée. En total décalage avec ce qu'était mon existence depuis des lustres, dans l'insouciance parfaite de l'adolescente qu'elle avait été et que pour un moment elle était redevenue.

Esther, tirée de l'oubli et mystérieusement réapparue, dynamitait purement et simplement mon malheur. En rêve, un grandiose moment de partage, de plaisir et d'amour. Un miracle. Il avait soudain pris place au cœur de ma vie de ténèbres. 


**


Quand je me réveillai du rêve d'Esther, la nuit régnait encore ainsi qu'un profond silence. Comme je restais au lit, songeur tandis que le temps défilait, à mon grand étonnement la sensation de la présence de mon ancienne petite amie de collège m'imprégnait encore et toujours. Esther, Esther, Esther, Esther ! C'était comme si sa visite avait vraiment eu lieu. Elle était encore là. Le souvenir de mes mains sur sa peau, des siennes sur la mienne, celui de son odeur... comme tout cela était bon et précieux ! Et je me sentais transformé par rapport à celui que j'avais été en me mettant au lit quelques heures plus tôt. Quelle ivresse !

Je décidai de me lever pour quitter ma chambre. Je le fis dans un état tout à fait inhabituel, continuant de sentir la présence de ma bien-aimée, ressentant physiquement et psychiquement les bienfaits de nos caresses et de nos étreintes. Je m'étais couché inquiet, fébrile et là, tout de suite, un sentiment de plénitude m'habitait qui ne me quittait pas malgré la réalité refaisant surface. Les doigts, le corps d'Esther étaient encore tout près du mien. Son regard chaleureux, protecteur et amusé se portait toujours sur moi. Je traversai le salon avec cette sensation persistante, en parfait éveil, détendu et reposé comme je ne l'avais plus été depuis bien longtemps, me réjouissant de renouer avec cet état sanitaire et moral tellement agréable.

Étrange nuit... Tout me paraissait tranquille, simple, clair.

Soudain, l'envie me prit de regarder au dehors. J'approchai donc de la fenêtre de ma cuisine, la seule à offrir un vaste panorama sur les environs. Au premier plan, le grand magasin et des immeubles distants de plusieurs dizaines de mètres. Plus loin, un enchevêtrement de toits. Mais surtout cette nuit-là, à cet instant-là, surprise : il neigeait à gros flocons. Une épaisse couche blanche immaculée recouvrait déjà le haut des bâtiments, les trottoirs. Lorsque le soir-même j'avais consulté les prévisions météo, rien de tel n'avait été annoncé.

Ainsi la magie de cette étrange nuit continuait d'opérer. Le surnaturel, encore. Car ce phénomène est fort rare sous nos latitudes. Fantastique vision. Et le spectacle était rendu plus exceptionnel encore car il neigeait dans un silence parfait, sans autre spectateur que moi seul depuis ma fenêtre - pas un automobiliste, pas un piéton, pas le moindre voisin derrière ses rideaux.

J'assistai à la scène dans le même état d'esprit qui était le mien depuis mon réveil : inhabituellement calme et détendu. Je m'en souviens parfaitement. Les sensations. Mes pensées. Je me sentais heureux d'avoir été gratifié de la présence d'Esther. Je lui en étais éminemment reconnaissant, même si tout cela n'avait été qu'en rêve. Et je profitais d'un nouveau bon moment qui m'était offert : la métamorphose en blanc de la cité.

Les moindres détails de cette nuit sont encore dans ma tête. Je me souviens de tout. Ainsi, à l'instant où je contemplais le paysage de neige au dehors, je me rappelle qu'en chaque flocon virevoltant dans l'air j'imaginais tout à coup le sommet d'un mini-parachute sous lequel se cachait un tout petit soldat d'une immense armée d'invasion constituée de millions de membres. Celle-ci prenait possession de la ville via une manœuvre militaire dont les préparatifs n'avaient pas été décelés par l'ennemi et qu'elle l'exécutait génialement, en un temps record et sans un bruit.

Je nageais en pleine fantaisie lorsqu'une autre idée me vint à l'esprit. Aussi spontanément, imparablement et naturellement que parfois quelque part où il ne neige pas soudain de gros flocons commencent à tomber. Ou qu'à tel endroit, tel moment, un être désespéré fait un rêve qui le sauve... Cette pensée concernait mon avenir. Je peux la formuler ainsi : par rapport à mon existence actuelle et dans la situation globale qui était la mienne, partir était la solution qui s'offrait à moi pour sortir du marasme et en finir avec la spirale d'échec de laquelle je ne parvenais pas à m'extirper depuis si longtemps en dépit de tous mes efforts.

M'en aller. M'échapper de cet appartement et de cette ville pour une durée indéterminée. Prendre la route dès que les conditions climatiques le permettraient. Oui, tout à coup, j'eus un éclair : agir ainsi ce serait bien. Mieux, même : c'était ce qu'il FALLAIT que je fasse.

Le jour était encore loin, je ne tardai pas à me recoucher. Mon esprit continuait de baigner dans cette inhabituelle sérénité qui ne m'avait pas quitté depuis mon réveil. Je ne crois pas me tromper en te disant que tout le reste de cette nuit-là de l'hiver dernier où ces événements extraordinaires se déroulèrent mon sommeil fut excellent.



https://www.bod.fr/librairie/apres-la-nuit-fred-b-blanc-9782322563234



  • Après le rêve , plongée dans la dure réalité des laissés pour compte ... suis en pleine lecture !

    · Il y a environ un an ·
    Photo

    Susanne Derève

    • Merci Susanne ! Si mon roman d'aventures attire l'attention sur la grande pauvreté, c'est tant mieux. Que va devenir Jacques ? Prendre connaissance de la suite pour savoir... T'en souhaitant une bonne lecture, Amitiés

      · Il y a environ un an ·
      The fisherman 295007 640 (1)

      frederik

  • beau
    j'y reviendrai !

    · Il y a environ un an ·
    Autoportrait(small carr%c3%a9)

    Gabriel Meunier

    • Merci à vous Gabriel ! Je ne peux que vous recommander cette lecture... Je me doutais un peu qu'elle serait difficile à faire en une seule fois car beaucoup de textes mis en ligne sur We Love Words sont bien plus courts que celui-ci... Bonne soirée à vous et meilleures salutations. Frédéric

      · Il y a environ un an ·
      The fisherman 295007 640 (1)

      frederik

    • j'y suis revenu...et toujours pas déçu ! Bien écrit, réflexions intéressantes...bref ! Bravo, bravissimo !! (j'y reviendrai)

      · Il y a environ un an ·
      Autoportrait(small carr%c3%a9)

      Gabriel Meunier

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