Au Diable Vauvert
Marie Abensour
AU DIABLE VAUVERT
Cela fait déjà quelques années que j’ai quitté Paris et que j’y reviens en touriste.
Lorsque j’étais Parisienne ou plutôt banlieusarde, je faisais partie de la tribu des conducteurs : ceux qui ne supportent pas la promiscuité des transports en commun, l’horreur de l’enterrement vivant, l’affront du déplacement à échelle de taupe !Maintenant, pourtant, je me suis habituée à ce métro haï et rejeté car, de mon Gard adoptif, je rejoins la capitale en train
Durant l'époque bénie (le terme est choisi avec égard) où je conduisais, j'avais évité les mauvaises rencontres des réseaux souterrains. Je vois déjà le lecteur averti faire la moue, le moins averti retenir une exclamation et le pas averti du tout pousser l’exclamation tout à la fois d’angoisse et d’impatience qu’a retenu le précédent ; mais je les détrompe tous : ce qui suit est bien pire que tout ce qu’ils peuvent imaginer. Il ne sera pas question de petits délinquants, de loubards, de gangsters ou d’évadés de prison en maraude ; non, rien de trivial, rien de commun : j’ai rencontré le diable, pas moins !
Mes parents qui habitent à Courbevoie m’hébergeaient pour quelques jours et je devais me rendre pour le déjeuner à Bastille où j’avais rendez-vous avec ma sœur. Bien sûr, un vrai parisien se serait engouffré dans le premier RER et aurait délaissé le métro bien plus lent pour ce trajet mais je n’étais pas pressée et je n’avais pas envie de changer à Châtelet. Et puis il y a une certaine nostalgie pour moi à prendre cet itinéraire : ayant passé trois années de lycée à Neuilly-sur-Seine, j’avais tout simplement envie de voir les stations Pont de Neuilly et Sablons et de nombreuses autres où je me rendais après les cours pour boire un pot ou même, au grand dam de mes parents et de mes professeurs, pendant les cours… (C’était à l’époque où je n’avais pas encore le permis)
J’étais donc installée tranquillement sur un strapontin de la ligne 1 lorsque je vois monter dans la rame, à la station George V, le Diable. Il avait pris pour l’occasion les traits d’un jeune homme dégingandé d’une vingtaine d’années, accoutré d’un survêtement rouge brillant, d’un casque à gros écouteurs qui, tel qu’il était positionné, séparait ses cheveux noir de jais en deux excroissances symétriques sur le haut de son crâne, et -signe de reconnaissance s’il en est- de ces petits chaussons asiatiques qui séparent, pour les humains, le gros orteil du reste des doigts de pieds. On aura bien compris qu’ici, ils servaient simplement à masquer avantageusement les sabots de notre Diable. A peine entré dans la rame, il toise les autres passagers, m’observe avec un sourire en coin au sous-entendu fort désagréable et s’affale sur le strapontin face au mien.
L’atmosphère se tend nettement et fait s’agiter de plus en plus la quinquagénaire plantée devant moi depuis 4 stations. Madame Sablons aux traits quelconques et aux vêtements neutres et ternes jette des regards appuyés à Monsieur Argentine qui lit le journal debout à côté d’elle se rattrapant parfois au poteau central. Elle semble déterminée à attirer son attention et de plus en plus dépitée à mesure que le temps passe, marquant son échec. L’homme, quant à lui, ignore ostensiblement son manège. Moi, j’observe à couvert et deux autres passagers suivent la scène dans le reflet de la vitre ; si bien que tous et toutes sont très conscients de ce qui se passe autour d’eux et que chacun déploie des trésors de détachement pour faire mine d’être indifférent à la tension qui monte. Le Diable montre un petit rictus d’amusement.
À Musée du Louvre, il devient évident que l’on court au drame, Madame Sablons se tortille en tous sens, Monsieur Argentine a déjà fait trois fois le tour du poteau central pour lui échapper, les autres passagers détournent maintenant les yeux et le Diable sourit.
Soudain, à Châtelet, tout s’enchaîne : profitant d’une secousse plus violente qui déstabilise monsieur Argentine pour de bon, madame Sablons s’écrie : « Ah non, ça suffit maintenant, ça fait vingt minutes que vous me tournez autour mais la main aux fesses, alors non, trop c’est trop !!! » Monsieur Argentine estomaqué devient d’abord cramoisi puis récupère son sang-froid et douchant madame Sablons de toute sa colère froide lui répond : « Madame, je suis petit, pas très beau, pas franchement doué pour quoique ce soit, bref, j’ai pas mal de défauts, mais le mauvais goût n’en fait pas partie. »
En descendant à Hôtel de Ville de peur que cela n’en vienne aux mains, j’ai vu les deux passagers s’absorber dans la contemplation de leurs chaussures tandis que le Diable hoquetait de rire.