Une rencontre.

antoine-rivier

Je n'ai jamais habité Venise,j'y passais seulement pour affaires,acheter ou vendre quelques gravures,deux ou trois dessins.C'est tout.C'est à Rome que je vivais,d'insouciance et de vin de la vallée du Tibre,je cuvais ce lourd vin sur le forum,à l'aurore d'un mois de Mai,il y a longtemps.Le temps était doux pour la saison,un léger vent du Sud faisait voler mes quelques mèches de cheveux reposées sur mon front brun.J'étais allongé sur une lourde pierre antique,en face du Colisée.Le soleil n'allait pas tarder à se lever.
 
La veille,j'avais bu dans le quartier de Travestere et de Subure,je m'étais encore une fois mélangé au peuple Romain et avais bu mes derniers deniers.Mais ce matin là,en ce mois de Mai,tout changea.Ce fut comme si le palais d'Hadrien s'effondrait sur moi,une sublime douleur,elle était là. Simple touriste?Romaine?Je ne savais pas,je ne m'en souciais guère.Elle marchait avec une sage lenteur,effleurant les pavés ancestraux de ses sandales,cheveux détachés. J'oubliais mon mauvais vin et je la suivis. Partout,elle passa devant le Panthéon,sur la Piazza Venezia,devant la fontaine de Trevi.
Ou allait-elle?Je n'en savais rien,mais je continuais de la suivre. Oui je me souviens maintenant,elle portait une robe bleue,légère,une sublime stola.
 
Elle ne m'avait pas vu,ou feignait de me voir,un jeu pour elle;peut être. Je continuais à la suivre comme on suit un vieux rêve qu'on croyait éteint au plus profond de nostre estre,une antique flamme qui se voit raviver un matin de Mai à Rome. Elle s'est arretée.Elle s'asseoit. Il est encor tot et je suis dans l'ombre d'une femme.Je la regarde,comme un Canaletto,un Piranesi;une oeuvre d'art en somme.
 
Elle tourna la teste lentement et me regarda fixement de ses grands yeux tristes.Une de ces beautés tristes.Un léger sourire au coin du visage et elle partit.
 
Je ne bougeai pas.Je restai là,comme frappé d'une douce léthargie. Il éstait bientôt sept heures de la matinée,je retournai sur l'Aventin,plein de doux resves et de beaux espoirs fous.
 
Le soir,je retournai dans Subure boire quand en traversant le Quirinal,je la revis,elle estait assise,patiente,toujours sous sa robe bleue. Les lumières de Rome frappaient son visage d'un timide éclat,pudique et majestueux.Je m'avançais alors vers elle,le coeur battant au ryhtme de buccins.
 
Nous nous regardames longtemps,sans rien nous dire. Enfin je brisai le silence des Dieux:
-Vous attendez quelqu'un?
 
Elle sourit,baissa les yeux et me dit pleine de légereté :
 
-Nous attendons tous quelqu'un.
 
Elle se leva,nous marchions désormais coste à coste,sans rien nous dire.La nuit était tombée sur Rome.Au détour d'une sombre ruelle,prest du Cirque Maxime,elle se retourna et me dit en adieu:
 
-Je m'appelle Anna.
 
 
 
Je ne l'ai pas revue à Rome.Pendant des jours j'ai cherché,en vain.J'ai ameuté mes amis de l'Aventin à Subure,de Travestere au Quirinal,personne ne l'avait vu.L'avais-je rêvé?

Bien des années  et des espoirs plus tard,alors retiré dans le nord de mes rêveries,je devais retourner dans ces terribles transports...

C'était à une autre époque.Je vivais de légereté et d'insouciance.Je souriais sur la route de poussière et j'allais.J'allais sans savoir,ou le vent me transporterait!
Je me souvenais de cette rencontre à Rome et j'errais comme un damné,comme un Faust expiré,le regard fier sur le port d'Amsterdaam;je buvais à la santé de ceux qui communiaient à la santé de l'humanité.
 
Je buvais un soir au Joyce James Pub,un endroit ou le comptoir fatigué faisait plier nos rêves enfantins et regardait partir ces marins en jaune sous les mouchoirs des femmes,debout dressées sur la jetée,regarder s'éloigner ces frêles voiles au long vent.Je buvais une bière noire dans un verre ébréché,la mousse venait et allait comme l'écume de l'océan lumière. On ne soufflait mot,on n'écoutait que les chants des mouettes ivres de voler dans un ciel trop noir au dessus des poissons ruisselants. Je me souvenais de Rome,de sa rencontre et de ma vie volée.Je me souvenais rire et chanter sur le Palatin.
 
Dans le pub de Liverpool,y'a des écossais qui meurent,le ventre rempli de harengs crus et de bière tiède,y'a des irlandais qui dansent dans un bruit de tempête sous la nuit d'orage,et on danse alors,on danse à s'entendre mourir le regard expirant sur mes rêves endormis et ravis d'une lueur Romaine.
 
Je buvais dans une chaleure épaisse masculine qui sentait la sueur et le travail,on ne vit que de la mer et de bon air.Le vent dehors souffle sa rage sur l'enseigne tremblante de bois mort!Elle entre,sous son manteau ruisseau,elle entre dans le pub,là,ici.Elle est là.Elle est revenue,mon coude se lève du comptoir,elle jette un regard tremblant autour d'elle,qui balaie sous la fumée des cigarettes.Je me lève et m'approche,elle m'a vu.
 
Elle s'approche,fend la fumée de sa silhouette blonde,je reste là.Jimmy a cessé de nettoyer ses verres,ma bière expire seule son corps fumant.La mer démontée s'est calmée.Elle s'approche.Je lui dis d'une voix éteinte et rauque d'une vie trop imbibée:
 
-Je m'appelle Philippe.
 
Dans le son déchiré des armonicas,on s'entend rire,le geste grave et le regard fier,on ne dit mot,on boit et on vit,on chante,on danse,on rit et on vit.On vit et on espère.

Antoine Rivier.

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