"Au revoir Mamy"

leditju

« Au revoir Mamy »

Mes larmes coulaient et je ne pouvais plus les essuyer, les sécher, ralentir leur rythme. Mon corps tout entier était secoué de sanglots et je regardai mes mains qui avaient du mal à maintenir le volant de ma petite Peugeot verte en place. A 13 ans, elle laissait entrevoir quelques légers soucis de mécanique mais je préférais me voiler la face. Je n’allais quand même plus investir dans ce tacot. Christophe, mon compagnon, commercial chez KIA Motors, n’avait cessé de me parler d’une nouvelle voiture en janvier, lors du salon de l’auto, mais je ne souhaitais pas prendre le risque de supporter un prêt supplémentaire. A cela, je lui rétorquai d’ailleurs qu’il faisait piètre vendeur.

Les pleurs étaient si violents et la rage me brouillant la vue, je dus faire le choix de cesser de conduire pour stationner le long de la Mazzerine, à deux pas du Lac de Genval. Je devais attirer les regards à pleurer ainsi. Je sanglotais sans bruit mais mon regard était en feu et les larmes ne calmaient pas la plainte.

J’étais encore abasourdie par la lettre qui gisait sur le siège passager. J’avais été étonnée de lire le cachet de l’enveloppe qui indiquait que cette lettre émanait de ma grand-mère maternelle. Il n’y avait qu’elle qui possédait cette écriture sale, brouillon que je devais déchiffrer péniblement. Quel besoin avait-elle donc de m’écrire ? Ne nous entendions-nous pas tous les trois jours au téléphone ? D’autant que j’avais choisi de l’aider ces derniers temps. Elle ne s’en sortait plus avec la gestion de ses papiers depuis longtemps et son fils, mon parrain,  en avait saoulé des états d’âmes de Madame Léonard, son nom de jeune fille, comme il la nommait lorsqu’elle le faisait sortir de ses gonds. Il fallait pourtant qu’elle y mette de la peine et de l’envie pour l’énerver ainsi. Olivier était en effet, un tantinet nonchalant et bien que très impliqué dans sa vie professionnelle, s’intéressait plutôt aux oiseaux, aux nuages, à tout ce qui pouvait l’empêcher d’être considéré comme quelqu’un de terre à terre, ce qu’il s’appliquait à éviter.

C’était il y a deux mois et j’avais alors accepté de reprendre l’administration de l’ensemble de ses documents. Bien mal m’en prit ! Jamais je n’aurais imaginé que le résultat de cette implication se solderait par un tel échec qui se matérialisait par cette unique lettre. Je ne sais si je marchais sur les traces de ma mère mais il se trouve que j’avais toujours été  abusivement organisée pour mes papiers. Il n’en était pas de même de ma vie en général dans laquelle j’aimais me heurter à des imprévus, des surprises, des exclamations. Cette maniaquerie de l’administratif m’avait déjà amenée à prendre tout naturellement la place de Présidente dans les associations au sein desquelles je souhaitais m’impliquer. Dès lors, il m’avait semblé naturel de prendre en charge les papiers de ma grand-mère. Mamy. Celle dont j’étais très proche étant petite, qu’on appelait « Mamy carottes » affectueusement avec mon frère suite à ce légume qu’elle nous préparait à toutes les sauces – C’est bon pour le teint et les yeux nous disait-elle !

J’avais été éduquée par ma grand-mère qui ne travaillait déjà plus lorsque ma mère avait accouché. Nous étions retournés vivre auprès d’elle pendant la construction de notre maison et nous nous promenions tous les jours, moi dans ma poussette encore habillée de couche-culotte et chantant à tue-tête et elle avec ses longues jambes fines qui nous portaient partout.

Elle m’avait même fait une place dans sa chambre pour moi et toutes mes peluches qu’elle devait alors enjamber chaque soir pour atteindre son lit. Les liens développés alors étaient restés très forts et avaient enduré les années avec succès. Jusqu’à cette lettre. Ce ne devait pas m’être adressé.

Je repris la lettre en main et la repassai en revue. Mais pour qui se prenait-elle ?! Elle utilisait des termes qu’elle ne devait même pas connaître mais dont je comprenais toute l’ampleur ayant étudié le droit : « j’en référerai à qui de droit ». Mais je rêve, elle me menace même ! Comment ose-t-elle !!! Quelle mouche m’avait donc piquée d’accepter de prendre la responsabilité des retombées ?

Mon téléphone, toujours posé sur mon siège passager, à côté de LA lettre se mit à vibrer. Mon père devait s’inquiéter. J’avais déjà plus de 45 minutes de retard. Je lui avais promis de passer le voir avant son départ en vacances, je n’étais déjà plus très loin et pourtant je me sentais à des années lumières de la fête qui devait battre son plein rue du Printemps numéro 43. Il en allait toujours ainsi lorsque la famille se réunissait et que l’ensemble des frères et sœurs étaient présents. Ma grand-mère paternelle avait donné naissance à 4 garçons et 3 filles et Dieu soit loué, l’entente entre ceux-ci était excellente. Si je décrochais, il ne tarderait pas à saisir mon embarras tant j’étais encore empêtrée dans mes larmes. Je n’avais jamais de mouchoirs sur moi et je reniflais péniblement. Si je ne décrochais pas, il s’inquiéterait de plus belle. Je dénigrai mon téléphone et reposai les yeux sur la deuxième page de la lettre. Plus jamais je ne lui rendrai de services, jamais ! J’envisageais à peine l’état second dans lequel cette lecture m’avait mise. Cette grand-mère que je chérissais il y a deux heures, je me voyais lui envoyer une gifle dont elle se serait souvenue si je l’avais eue face à moi ! Je me sentais faible, salie par ses propos. C’est bien de rétention d’information qu’elle m’accusait, de vol de documents !

Le ton soutenu de l’écriture était sans équivoque et je n’en revenais pas. Un vide immense béait en moi, jamais je n’avais ressenti une telle rage, toute mon enfance me quittait avec ces quelques mots, je ne voyais aucune issue, j’étouffais. Je ne pouvais rien lui rétorquer – je savais que je serais calmée le jour où je devrais la croiser car il était clair pour moi que les ponts s’étaient écroulés, jamais plus elle n’aurait de mes nouvelles.

Sous cette chaleur je m’étonnai : comment était-il possible qu’elle me traite ainsi ? Ma grand-mère me chérissait. J’étais sa première petite fille, celle qu’elle avait élevée, qui lui racontait tout et venait se blottir dans ses bras pour effacer un gros chagrin. Enfant, adolescente, j’avais toujours trouvé une oreille attentive chez Mamy Carotte. Elle se plaignait, certes. Je devais raconter mais elle en profitait alors pour mordre et s’aigrir sur base de mes histoires. Ne raconte-t-on pas plus facilement ce qui ne va pas ? On parle peu souvent des choses heureuses – il est plus évident de raconter ce qui ne va pas. Ses humeurs m’ont tenue à distance pendant un temps, j’avais du mal à réaliser qu’elle-même était en peine mais comment aurais-je pu savoir ? Connaître le mal qui la rongeait ? Pendant que moi, je me confiais, elle devait ronger son frein. Elle me décrivait souvent l’arthrose qui l’ankylosait, ses mains qui ne pouvaient plus couper la viande, même tendre, ses doigts qui ne pouvaient plus lacer les lacets de ses chaussures. J’avais d’abord été très présente pour elle, à chauffer le fauteuil du salon dans lequel je m’allongeais le soir pour la veiller. Puis, lorsque son acariâtreté s’était accentuée, j’avais estimé que je n’avais pas à endurer ses méchancetés et j’avais pris du recul. Elle avait dû comprendre la raison de mon éloignement parce que nos relations s’étaient améliorées. Elle avait repris un ton enjoué lorsqu’elle tentait de m’appeler et me laissait des messages sur la boîte vocale de mon téléphone portable. Malgré son air enjoué, je sentais bien la frustration qui la hantait de se heurter au mur de mon silence. Puis, j’avais senti qu’elle avait besoin de moi, de ma présence, de mon attention pour elle. Et j’avais vaillamment retrouvé le chemin de l’appartement de ma grand-mère. Repris confiance peu à peu. Pour parvenir à la situation actuelle. J’étais abasourdie et la colère ne me désemplissait pas. Je ne pouvais rien faire face à cette vieille femme que j’adorais jusqu’à hier. Je décidai de m’effacer, de me rendre intouchable. Je n’en étais plus à ma première expérience ou devrais-je dire, désillusion ?

Aujourd’hui, nous sommes 8 ans plus tard, j’ai reçu ce matin le faire-part officiel de décès. Un vide énorme se fait sentir et malgré la peine, immense, indescriptible que cette absence marque déjà en moi, je reviens à ce jour où j’ai reçu sa lettre. Ce jour-là n’aurait dû être qu’une mauvaise blague et c’est pourtant ce qui m’accompagne lors de mon dernier adieu à Mamy Carotte.

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