Aux abois

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Par pitié, traitez-moi comme un chien ! J'aurai au moins la pitance, un coin près du radiateur. Quand je serai perclus d'arthrose, vous me prendrez en pitié et vous ne lésinerez pas sur la dépense pour me conduire chez le vétérinaire.

Il paraît que je suis cabot et que je ne manque pas de mordant. Vous verrez : je peux remuer la queue à l'envi pour vous émoustiller. Je saurai me tenir propre pour que vous ne tiquiez pas. Je n'ai pas la rage. Ma truffe humide saura détecter la moindre de vos émotions et je montrerai patte blanche pour me soumettre au moindre de vos caprices. Je n'ouvrirai pas ma gueule à tout va. Je rongerai mon os, sans me plaindre.

 

Sylvia a 62 ans. Sur son buffet en formica trône une carte postale de Palavas-les-Flots. La photo est jaunie ; elle date de 1981. Quand elle termine son service à 14 heures, elle s'offre le luxe d'un café, le regard perdu dans des souvenirs du train qui l'extirpa de la grisaille et des restaurants le long de la plage. Blême de fatigue, elle va se coucher. Juste avant d'être plongée dans un sommeil qui, à défaut d'être réparateur, lui fera oublier qu'elle ne sait pas comment finir la fin du mois, elle se revoit du haut de ses vingt ans, insouciante et heureuse.

Hier soir, M. Bernard est décédé. Il était l'un de ses plus fidèles patients. Depuis cinq ans, elle l'accompagnait au quotidien pour, au moins, qu'il s'effaçât dans la dignité. Elle s'était toujours arrangée pour qu'il restât propre et le gâter d'un supplément de beurre salé qui lui rappelait ses origines bretonnes. Oh, ce n'était pas grand-chose. Mais, c'était bien suffisant pour recevoir un blâme.

Pour elle, c'est comme une petite mort. Lui torcher les fesses, lui tapoter sa main rabougrie ou échanger un regard complice étaient devenues des routines existentielles. Quand son dos la faisait souffrir, lorsque ses jambes la portaient à peine, elle savait au moins que ses efforts n'étaient pas vains.

Tout ça s'est terminé avec la disparition de son patient. Elle s'est fait la promesse de taire toute forme de compassion. Il est désormais trop inhumain pour elle de s'éreinter à réclamer un drap immaculé ou un supplément de confiture. La fatigue qui l'habite est la meilleure des barrières pour se protéger du gémissement des agonisants. Elle en viendrait presque à remercier sa mutuelle de ne pas avoir pris en charge un modèle performant d'audioprothèse.

Quand l'heure de la retraite sonnera, elle aura quand même la certitude et la bonne conscience de ne pas avoir quitté du regard le front de ses petits vieux. Elle aura tenu bon face aux escarres aussi profondes que des tranchées, les mains embourbées dans la glaise fécale. Elle aurait pu se saborder, elle aurait pu se porter pâle voire déserter. Pour quel horizon ?

 

A l'heure où je termine ces lignes, ma chatte vient se caler contre moi. Je l'envie pour son innocence. Je la remercie de sa bienveillance désintéressée.  Par ce froid humide, je me gratifie de l'avoir accueillie pour que sa vie soit confortable, au chaud sur le canapé, avec pour seule préoccupation que ses gamelles soient remplies.

Dehors, des escouades de petites mains s'acharnent à rendre meilleur mon quotidien. Ce matin, j'ai baissé la tête pour ne pas croiser le regard du sans-abri près de la boulangerie. J'étais encore en accord avec moi-même de lui avoir remis cinq euros samedi dernier.

Je ne suis pas un salaud. Je ne suis pas un saint. Je fais ce que je peux au quotidien pour garder un tant soit peu d'espérance à être plus à l'écoute et moins égoïste. C'est tellement compliqué de faire simple.

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