Aux anges
aile68
Théâtrale, magistrale, point marginale, la diva se promène dans des bois profonds en compagnie de ses chiens, fidèles et altiers lévriers. La suivre discrètement, aller à sa rencontre en feignant la surprise, la diva rit de tout, même du hasard. Lui demander un autographe, un entretien en bégayant, la diva accepte, tout sourire, pour quel journal, quelle émission télé, ah un quotidien, très bien! Contacter son attachée de presse, (je vais avoir de l'avancement!), une diva dans un quotidien à sensation, qui prend ses infos à la source des ragots de quartiers, c'est inopiné, quelle aubaine! Soigner ma présentation pour l'entretien, faire honneur à la diva, à sa belle voix, chaude et profonde, quelle chance que sa maison, se situe à cinq arrêts de bus, du minable journal. Elle a accepté au nom de la culture, afin que la classe populaire dont elle est issue ait la chance de lire un article consistant, digne de ce nom pour changer des titres de pacotille.
Le fameux jour arrive très vite, entre mon désir impatient, et un trac insensé. Elle, divine, pénètre dans le journal, souriante, élégante comme une Parisienne, curieuse de tout. Pour l'occasion, Brigitte, la femme de ménage à grands renforts de "Han!" et de "Put... ça part pas!" avait briqué les murs, le lino, je l'avais aidée à nettoyer les vitres trop hautes pour elles, les bureaux avaient l'air d'un aquarium avec des journalistes qui frétillaient dans tous les sens. Nous l'accueillons avec une haie d'honneur, son parfum nous envoûte au fur et à mesure de sa progression dans les locaux, nous la recevons bien sûr dans le grand bureau du chef duquel nous avons enlevé les photos qui témoignaient d'une drôle de conception du journalisme plus proche du fait divers que des préoccupations et intérêts de lecteurs cultivés. A la place j'avais mis avec joie et délectation des affiches récentes de la diva et un tableau sur la liberté d'expression. Pour un peu notre chef la salue avec une révérence obséquieuse et des plus grotesques, et installe la femme toujours souriante sur son épais fauteuil de cuir qui brillait grâce aux bons soins de Brigitte. J'avance solennellement comme si j'allais communier, m'assoie près d'elle et commence enfin l'entretien.
"Matilda Pavlova, toute la rédaction et moi-même vous saluons. Que nous vaut l'honneur de votre présence dans notre journal?
- Bonjour, j'ai toujours pensé que la culture devait faire partie du quotidien des gens, quelque soit leur classe. Quand j'étais petite mon père nous disait que nous ne devons pas avoir honte de lui, sous prétexte qu'il travaillait dans les chantiers. Oh contraire j'avais pour mon père une admiration incroyable, surtout quand je le voyais préparer ses journaux pour lutter contre le froid quand il partait travailler. Il les mettait sous son pull et sa chemise pour moi c'était une image terrible qui m'a beaucoup émue. Je n'ai pas pleuré pour ne pas faire de peine à mes parents, j'ai coincé mes larmes dans ma poitrine.
- Matilda Pavlova vous avez connu le succès très tôt, vous aviez 17 ans quand vous êtes entrée dans les classes de chant au conservatoire de Paris, comment s'est faite l'adaptation dans ce nouveau milieu?
- Au début, je n'étais pas à mon aise. Je n'étais jamais allée à l'opéra. J'ai connu l'art lyrique à 15 ans, avant je chantais dans les églises, les chants de messe. Mon chef de choeur m'a remarquée et m'a proposé de rejoindre un ensemble vocal. A l'époque j'étais très timide, et je le suis restée malheureusement, ou heureusement je ne sais pas (rires). Je crois que ce qui compte au conservatoire, outre le travail bien entendu, c'est la confiance qu'on voue à ses professeurs, ils sont capables de vous chouchouter comme d'être très durs avec vous. Et puis j'ai eu la chance de me faire une amie, une très grande amie, je dirais, qui était entrée en même temps que moi. Elle était encore plus timide que moi, et c'est naturellement que je l'ai prise sous mon aile."
Je suis ravi que l'entretien se passe si bien. J'espère que notre chef ne mettra pas trop l'accent sur le pathos. Mon seul but est juste de faire entrer la culture par la grande ou la petite porte de notre journal, à l'heure qu'il est je ne sais plus où j'habite ni où je travaille, je suis aux anges.
Une image me ramène soudain à mon enfance, lorsque je vois encore mon oncle glisser des journaux sous sa veste de cuir, avant d'emprunter sa mobylette pour aller travailler, en plein hiver. Chez nous, il n'y avait que ma sœur et moi qui lisions et nous écoutions aussi des petites histoires à la TSF, le soir dans notre lit, avec une brique chaude, entourée de papier journal, à nos pieds transis...
· Il y a presque 6 ans ·Merci pour ce texte Aile !
Louve
Merci pour ces témoignages Louve!
· Il y a presque 6 ans ·aile68
Faire entrer la culture par la grande ou la petite porte ... Oui ! :o)
· Il y a presque 6 ans ·daniel-m
OUI à la culture! Et quelque soit la grandeur de la porte, il n'y a pas de grande ou de petite culture, il y a celle qui nous fait vivre et rêver. o:)
· Il y a presque 6 ans ·aile68