Avant les moulins étaient à vent.

Hervé Lénervé

Sept jours pour faire un Monde.

Un, je ne suis pas.

 

Avant quand c'était fourmi. C'était Ouvrière. Ça travaillait dès que la température du matin lui redonnait « vie », jusqu'à que celle du soir ne lui ôte. Ça travaillait, ça travaillait et quand il lui restait encore un peu de temps, ça travaillait encore. Ça ne devait jamais, de sa « vie » d'Ouvrière, quitter la fourmilière. Certaines, Soldats, partaient vers le grand Extérieur pour ramener la substance nourricière et pour défendre. Mais jamais elles ne racontaient ce qu'elles avaient vu dans le vaste Extérieur. Nous, fourmis, nous ne parlions pas de cela, nous ne parlions pas du tout, d'ailleurs, nous nous identifions seulement, grâce à nos phéromones  comme appartenant à la même fourmilière, à la même Société, à la même « famille » sans ce laissé passer, c'était la mort assurée. La fourmilière existait, fourmis, nous n'existions pas.

Avant, quand c'était fourmi, c'était.

Deux, mais où est l'autre ?

Avant, quand c'était saurien, mi oiseau, mi reptile, c'était caméléon. C'était immobile la plupart du temps, quand un trait mouvant passait à porté de vue, la langue se détendait et ça mâchait en tournant le décor dans le sens trigonométrique.

Avant quand c'était saurien, je n'étais rien…

Trois, ça va dans les bois.

Avant, quand c'était marsupial, c'était opossum, c'était sympa de gambader dans les prairies, de sentir les fragrances de l'herbe folle, de se pendre, tête en bas, à une branche en forêt, par la queue. Si danger, il y avait, ça faisait le mort en puant le plus possible et des fois, ça marchait.

Avant, quand c'était marsupial, c'était pas mal.

Quatre, ça vit.

Avant quand c'était mammifère carnivore, c'était Félis silvestris. C'était génial de courir plus vite que le vent, pour basculer d'un coup de griffe le mulot trop lent. Génial de jouer avec lui, jusqu'à la rupture, quand l'excitation à son maximum ne pouvait que donner la mort.

Avant quand c'était chat, c'était génial !

Cinq, je vis.

Avant, quand j'étais simien, j'étais orang-outan. Je vivais presque exclusivement dans les arbres, me déplaçant de branches en branches, délicieuse sensation de balancement dans tout mon corps, dans tous mes sens. Souvent je restais suspendu à me balancer, comme cela, juste pour le plaisir des mouvements intérieurs et pour la kinesthésie. J'aimais bien vivre avec ma tribu, on s'épouillait à longueur de temps. J'adorais me reproduire, c'était fabuleux. Parfois seul, je pensais en images en regardant ce disque orange fondre dans la forêt. J'écoutais les bruits de la nuit, dans mon nid, jamais le même, un nouveau chaque nuit. J'étais un aventurier, je n'étais qu'un avec le Grand Tout.

Avant, quand j'étais singe c'était l'osmose.

Six, comme silex.

Avant quand j'étais homo erectus, j'avais froid, j'avais faim, j'avais peur. J'étais petit et tant démuni face aux grands prédateurs, plus forts, plus rapides, mais moins malins que moi, que nous, que ma tribu. Pour se défendre nous inventions une arme redoutable, le Feu. Devant le feu le plus puissant des tigres sabre rengaine ses crocs au fourreau et fuit la queue entre les pattes. Mais le feu ne tue pas et pour manger, il faut tuer, nous inventions lances, arcs et flèches. Nous subsistions. Le soir en regardant les étoiles nous nous inventions des Dieux pour mieux comprendre le tonnerre, la foudre, le Monde. Blottis les uns contre les autres autour du feu qui réchauffe, qui éloigne les pas-nous, qui cuit les viandes, nous communiquions par borborygmes, dessinant l'ébauche d'un langage articulé en même temps que nos chasses sur la pierre par nos peintures.

Avant, nous naissions à l'humanité.

Sept, sept jours pour faire un Monde

Je suis un et il y a les autres. Ma conscience a construit un individu intérieur qui me caractérise en tant qu'être singulier. Mon Moi. Je peux dire, Moi et le Monde. Je suis l'actualité des évènements partout, dans des lieux où je n'irais jamais, dans des guerres que je ne ferais pas. J'ai des idées sur tout, j'ai surtout des idées, mais ce ne sont pas les idées individuelles de chacun qui vont s'exprimer. L'évolution des sciences et des techniques, en cinquante ans, à peine plus, surpasse, aujourd'hui, l'évolution du temps, du temps naturel. Sept siècles pour qu'une forêt primaire ne repousse, sept mois pour la décimer. L'évolution des Sociétés dépasse toute volonté individuelle, seul le collectif prévaut, seul le rentable règne. Je suis le fleuron du règne du vivant, j'ai échappé à l'échelle naturelle. Je suis Dieu et je détruirai ce qu'un, soit disant Autre, aurait fait.

Aujourd'hui, parfois, je regrette Avant.

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