Avortement de Blague

greenman

Mes amis et moi formons un cercle très fermé. Notre humour n'étant pas accepté par le commun des mortels, il est difficile d'y intégrer des individus risquant de compromettre le côté jouissif de certaines situations dans lesquelles nous plongeons fréquemment notre entourage. Inutile de dire que nous sommes tous célibataires, sans enfant, dommages colatéraux probables de ce qui précède... Mais dans notre grand effort de tolérance, nous fréquentons un électron libre de la bande, entendez par là qu'il ne fait pas partie du noyau dur de l'atomium central, mais vient s'y rapporter ponctuellement... Sinon, nous nous posons encore la question de savoir si nous aurions osé ; la perte potentielle de l’électron en question ne devant manifestement pas être une menace suffisante, nous avons osé...


L'individu concerné avait eu récemment l'idée de se « fiancer ». Outre le caractère provocateur de la proclamation envers les vieux réfractaires que nous sommes, la notion même de « fiançailles » en ce début du 21e siècle dans notre société en pleine mouvance nous paraissait totalement surannée pour ne pas dire plouquisante. En plus des fiançailles, il franchit un pas supplémentaire vers le siège éjectable quand il débarqua un jour avec une superbe voiture de sport qui fleurait bon le parvenu du Sud-Est (ce sont les pires...).


Très fier de son nouveau véhicule, il était clairement sur la pente hautement savonneuse de l'embourgeoisement technologique ; il fallait donc intervenir au plus vite. Nous eûmes alors une idée géniale. Enfin, je dis « nous » par pure solidarité amicale, car en fait à l'audition de la proposition, même si 50 % de mon cerveau s'emballèrent, les autres 50 % tirèrent violemment la sonnette d'alarme. La fin du texte démontrera pourquoi.


En quoi consistait l'idée en question ? Tout simplement customiser son superbe véhicule à son insu, et le faire justement le matin même des fiançailles, à grand renfort de moyens... Pour ceux qui ignorent ce qu'est une customisation, il s'agit d'un travail généralement fort onéreux qui consiste à changer une bonne partie des éléments de la voiture par des modules très voyants (jantes, spoilers, vitres opaques, lumières sous l'habitacle etc...). A notre époque, on appellera ça du « tuning » - c'est la même chose, mais ça fait plus branché.


Précision étant faite que nous avions décidé de faire exactement l'inverse en effectuant sur la voiture un travail chirurgical en la faisant passer du stade d'engin racé et propre à attirer la demi-mondaine de la Croisette, en épave simulée tout juste apte à entraîner une radasse pour gros bœuf de banlieue (pour vous situer le niveau). Tout avait été prévu ; la teinture « qui résiste 3 semaines à toute intempérie et même au Lavojet » et qui donne à l'aile de la bagnole un joli bleu verdâtre, du style « j'ai bugné ma caisse, et j'ai pas encore fait repeindre, mais c'est en cours comme vous le voyez... », les faux impacts de balles à coller sur le pare-brise, le collier africain accroché au rétro intérieur, le protège-volant en fourrure orange, le feu tricolore désodorisant, etc, etc... Une merveille !!


Tout ça aurait coûté quelques sous, mais quand on aime, on ne compte pas !


L'affaire semblait déjà psychologiquement dans le sac quand il me revint à l'esprit – bien tardivement je l'avoue au regard des préparatifs si bien entamés - la triste mésaventure qui arriva à un ami proche des années auparavant. Comme si je ne me souvenais plus des circonstances exactes, tout en étant sûr que le résultat avait causé un séisme social chez la personne en question, j'optais pour la prudence, et lors d'un meeting « de finalisation » à l'action automobilesque qui se préparait, réunion destinée à l'analyse topographique des différents paramètres (en clair : un apéro fortement arrosé chez l'un d'entre nous), le copain (appelons-le Marc X par soucis de discrétion) vu convoqué plus que prié à venir relater les faits de l'époque.


Il ne s'agissait pas de voiture – à notre grand soulagement – mais d'appartement. En effet, un collègue de bureau se mariant le lendemain, le Marc et trois autres complices de la même entreprise décidèrent de « customiser » le deux-pièces du futur épousé. Tout avait été magistralement préparé : son occupation par une réunion avancée pour la circonstance, la subtilisation de ses clés, l'installation d'un matériel de décoration d'un goût subtil de circonstances ; posters de femmes nues à mettre aux murs, photos pornographiques laissées un peu partout, godemichés de formes et couleurs diverses, préservatifs faussement usagés garnissant la table basse, rien n'avait été oublié...


Tout à leur ouvrage, il n'entendirent pas un bruit de clés contre la porte, et ne stoppèrent le rythme effréné de la mise en place presque terminée que lorsque celle-ci s'ouvrit pour faire entrer en scène deux protagonistes inattendus : les parents (sexagénaires) du futur marié débarquaient de leur Italie natale !


Marc nous décrivit avec une douleur insistante le visage décomposé de la matriarche, qui échappa sur le sol les quelques paquets qu'elle tenait pendant que la bouche de son mari cherchait l'air comme une carpe extraite de sa mare...


Plus les explications empressées – dans un Italien approximatif - et les sourires gênés - destinés à détendre l'atmosphère - s'amoncelaient, plus le vieux couple semblait traumatisé et dépassé par les événements. Il faut dire que trois bonhommes en train de redécorer l'appart de leur fils chéri (élevé dans la bonne tradition judéo-chrétienne piémontaise rurale) avec des articles ménager dont ils ne connaissaient peut-être pas l'utilité malgré la forme sans ambiguïté, avaient de quoi laisser des doutes sur les us et coutumes en vigueur de la France urbaine !


Il ne sut jamais si le malaise de la mère effondrée sur le divan fut réel ou empreint de la comedia del arte bien italienne, mais ils durent appeler en urgence un médecin ainsi que le collègue concerné, afin que celui-ci les délivre d'une situation qui virait à la catastrophe.


Celui-ci débarqua fou de rage (il avait passé 1/4 d'heure sur le chemin à chercher ses clés avant de réaliser la hauteur du complot). A peine arrivé et devant le spectacle dantesque qui s'offrait à lui (parents + appartement « custom » moins quelques godemichés que les apprentis cambrioleurs avaient fait disparaître entre temps devant le massacre qui s'annonçait), le pugilat qui faillit s'ensuivre s'interrompit à l'arrivée de la police prévenue par le concierge, lui même alerté par les éclats de voix du papa qui avait manifestement retrouvé ses esprits... Superbe effet chaos...


Depuis, à chaque fois que cette anecdote est évoquée devant lui, le copain, blanc comme un linge se signe furtivement et va faire trois génuflexions devant l'église la plus proche...


Bref, comme vous l'aurez compris, on a donc rien fait. Mais depuis, on lui fait la gueule.

Il faut nous comprendre ; si on peut même plus déconner, alors...

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