Awake
Matthias Claeys
Tu sais, il y a une idée que tout le monde supporte mal, qui est plus qu'une idée d'ailleurs, et c'est pour ça, sûrement pour ça, qu'on la supporte si mal. Je te dis des choses que tu sais... Ce qu'on supporte mal a (ce n'est pas innocent) attrait au temps, ce que les gens supportent mal a souvent à voir avec le temps, la temporalité, le naître et mourir dans une période donnée. Le lieu, l'endroit où l'on est, si on ne peut pas le changer, on peut toujours imaginer être ailleurs, parce que c'est possible dans la réalité. Ça pourrait arriver. Pour ce qui est du temps, par contre, on se retrouve face à une contingence incroyablement violente, brutale. Violente, brutale et révoltante. On est là, tu es là, tu en es là, posé dans un temps en cours, sans moyen de t'échapper, et il te faut faire avec, tu n'as pas le choix, comme il te faut faire avec le fait que tu vas mourir. Tu le sais, n'est-ce pas, que tu vas mourir ? Que tu crois ou non au destin, à l'écriture de ta vie, à la fatalité, qu'on croit ou non n'est pas le fond du problème, ça ne peut pas être le fond du problème. Tu ne peux pas ignorer qu'il y a une fin et que d'autres vivront après toi, et peut-être plus heureux, que tu es l'ainé de tous ceux, toutes celles qui suivront, et que tu ne seras pas là pour voir toutes les conséquences de tes actes. C'est révoltant, non ? C'est tout aussi révoltant de ne jamais pouvoir avoir le même âge que son grand frère en même temps que lui que de savoir que d'autres nous survivront. On en viendrait à se demander comment faire pour ne pas sombrer dans la folie, des fois. Des fois on en viendrait à se demander si ce n'est pas avoir sombré dans la folie que d'avoir conscience de ça. On devrait s'éviter de souffrir pour ça. On devrait pouvoir être des girafes et ne se soucier que de manger, boire, se déplacer et lécher nos enfants. Je me dis que si j'étais une girafe, ou même un chien, j'aurais moins de problème. Un chien a moins de problèmes qu'une girafe, en général. Et pour me rassurer un peu, tu sais ce que je fais ? Non ? Je vais te le dire, mais il faudra que tu le gardes pour toi. Quand ça m'effraie trop, quand tout ça m'effraie trop et que les rides qui m'apparaissent au coin des yeux ne font que me rappeler l'échéance, je m'attache à me souvenir que d'autres mourront avant moi qui ne verront pas ce que je verrai, que j'aurai au moins cet avantage là sur eux, et qu'avec un peu de chance l'univers s'écroulera après ma disparition particulière.
Le 09 mars, mon père est mort. C'est le point d'entrée. Que ce soit vrai ou pas, d'ailleurs, n'est pas la question. C'est le paradigme principal : il aura fallu la mort du père. Le premier truc que je me suis dit c'est : je suis orphelin de père, je suis à ça d'être orphelin tout court. Puis une autre certitude a remplacé celle-là à peine formulée. Je n'étais pas un orphelin, parce que je n'étais plus un enfant, je n'étais plus un enfant parce que ça y était : j'étais un adulte. En anglais ils disent growned up, qui a grandi. J'étais comme ça, grandi, étiré à la verticale. Alors j'ai ouvert mes yeux effrayés sur l'horizon qui s'offrait à moi depuis ma nouvelle taille, avec ma connaissance fraîchement acquise de ce que c'est qu'agoniser, et il m'a semblé que les larmes qui courraient sur mon visage étaient l'eau qui fuyait mon corps, que j'allais être rendu sec, sec et friable, qu'on allait dans les dix minutes pouvoir me briser comme une branche, un gros crac et c'en aurait été fini de moi.
Quand je veux écrire de la poésie je le fais, quand je relis la poésie que j'ai écrite je me dis que je l'ai sacrément mal fait, alors je me promets de ne plus le faire. Et à force de promesses, je me rends compte que je ne fais plus rien, alors je recommence, ça résonne de partout dans la boîte vide dans laquelle je tourne. À vide, et je crée du vent qui ne parvient aux oreilles de personnes. Je n'ébouriffe pas un cheveu, les miens tombent à force de n'avoir rien pour les fouetter, ils s'emmerdent alors ils choisissent de se suicider de moi, c'est dire si je suis un homme passionnant.
Un homme, ha ha ha.
Je suis vacant, indécis, et je lève haut les genoux pour atteindre le bout de ce chemin. Le ciel est là lourd au-dessus de moi, et la terre m'envahit les jambes, me grimpe dessus. Je m'embourbe et le ciel me pèse ; j'avance péniblement. Pas un murmure, toujours pas, à peine un pépiement. Tout a tellement l'air d'être immobile, tout semble mû par cette volonté : être immobile pendant que je patauge, que je me démène mollement pour arriver au bout du chemin. Je n'envisage pas ce qu'il me reste à parcourir dans cet état-là. Je suis désœuvré, et excessivement lent. Je n'aime pas cette lutte. Je n'aime pas cette sensation de lutter contre la nuit et le chemin qui se moquent de moi. Je ne pensais pas qu'on se moquerait de moi. J'ai cru jusqu'alors, et c'est maintenant embourbé que je m'en rends compte, maintenant que je me sens comme une grosse vache dans un bloc de glaise, j'ai cru qu'on m'accueillerait, que tout m'accueillerait. Tout a été plutôt chaleureux et j'ai trouvé ça normal.
Elisabeth Badinter dit, dans le prologue de ''XY de l'identité masculine'' : « Être un homme se dit plus volontiers à l'impératif qu'à l'indicatif. L'ordre si souvent entendu ''sois un homme'' implique que cela ne va pas de soi et que la virilité n'est peut-être pas si naturelle qu'on veut bien le dire. À tout le moins, l'exhortation signifie que la détention d'un chromosome Y ou d'organes sexuels masculins ne suffit pas à circonscrire le mâle humain. (...) L'homme lui-même et ceux qui l'entourent sont si peu sûrs de son identité sexuelle, qu'on exige des preuves de sa virilité. ''Prouve que tu es un homme'', tel est le défi auquel est confronté un être masculin. (…) Comme le dit Pierre Bourdieu : ''Il suffit de dire d'un homme, pour le louer, que c'est un homme.'' »
Et plus loin : « Beaucoup accusent le féminisme des années soixante d'avoir ''déstabilisé les oppositions réglées et brouillé les repères stables''. En vérité, le féminisme occidental est moins coupable d'avoir brouillé les repères que d'avoir montré le roi nu.»
(Elisabeth Badinter, XY de l'identité masculine, éditions Odile Jacob, 1992, p15-17)
Je suis le descendant de rois mis à nus avec leur petite quéquette apeurée. Je suis féministe, des fois je me dis que ce n'est pas le bon mot, le bon mot ce serait peut-être anti-sexiste, comme on est anti-raciste, parce que ça sous-entend moins une position philosophique qu'une posture de combat. Il y a des gens, parfois, sur les réseaux sociaux où je passe une grande partie de mon temps à palabrer et tenter de réparer ce que j'estime être des injustices lexicales, des idioties politiques ou des brutalités, ordinaires, et même dans la vie réelle, où des mots qu'on entend sortent de bouches qu'on voit, il y a des gens, donc, pour dire qu'ils trouvent normal que je sois féministe, puisque je suis homosexuel. Si on va un peu plus loin, et parfois on n'a pas vraiment envie mais on le fait quand même, une sorte de curiosité morbide, on apprend que les homosexuels hommes ayant une part féminine exacerbée, ils sont logiquement plus sensibles aux demandes des femmes féministes, qui ne sont d'ailleurs pas légions, parce qu'il s'agit surtout de lesbiennes... De syllogisme en approximation, il y a un monde qui semble tourner rond et duquel je m'exclus.
Quand j'étais gamin, une professeure de français nous a dit, en substance : « Quand on dit que le soleil brille, on prétend qu'il le fait, que c'est une action dont il est l'initiateur, comme lorsqu'on dit qu'il se lève ou qu'il se couche. Ce sont des affirmations qui ne correspondent à aucune réalité tangible. Elles montrent une limite de notre langage. Par exemple, lorsqu'on dit ''il pleut'', qui pleut ? Qui c'est ce ''il'' qu'on peut accuser de pleuvoir ? Dans notre langage, on passe notre temps à dire que quoiqu'il se passe, il y a toujours un responsable à l'origine. Tout est imputable. La faute est à quelqu'un. »
À ce moment-là, quand elle a dit ça, la Terre s'est ouverte sous moi. J'avais déjà été traumatisé par la question du langage, quand j'avais appris qu'il existait plusieurs langues, parce que j'avais eu l'intuition que si elles étaient multiples c'est parce qu'elles ne disaient pas toutes EXACTEMENT la même chose. Un peu plus tard, je me suis demandé si les couleurs qu'on disait voir étaient les mêmes pour les uns, les unes et les autres, si le seul fait de dire que ça c'est vert, c'était suffisant pour s'assurer que tout le monde voyait bien exactement la même chose. Là, j'apprenais que la structure même de ma langue me limitait. Ça n'allait jamais pouvoir me quitter. Les années avançant, la conscience que la structure de ma langue conditionne ma façon de penser le monde s'est accrue, et avec elle une sorte de désespoir. J'essayais d'imaginer d'autres formulations, de me convaincre qu'une langue tant qu'elle n'est pas morte est modelable. Je voulais être l'initiateur d'un mouvement, et je cherchais mes punchlines. Il fait beau, ça sous-entend, sans qu'on s'en rende vraiment compte, que quelqu'un/quelque chose rend intentionnellement le temps agréable. Et que quoique ce soit, c'est masculin. Moi, ça ne m'allait pas. Ça ne me va toujours pas, mais j'ai mis de l'eau dans mon vin. Je m'entrainais à dire : « c'est beau dehors », « c'est chaud aujourd'hui », ça sonnait étrange, je n'arrivais jamais à le sortir à voix haute et c'était assez limité. Je n'ai jamais réussi à résoudre l'équation de la pluie. La pluie tombe et c'est sa faute, c'est son action. Il pleut et c'est celui qui fait beau qui a décidé. Le temps est pluvieux, l'averse est là. C'est pas mal ça. La pluie est là. Le mieux, finalement, ce serait d'enlever le verbe, de supprimer l'idée que c'est une action. Juste dire : « Ah merde, la pluie. » Ou l'averse, la bruine, l'orage. Dehors, la lumière. Oui, on pourrait dire : « Regarde Jean-Marc, regarde dehors, l'été, le soleil, la chaleur, on devrait sortir et se perdre dedans. »
Énumérer les choses qui ne font rien. Le temps, le vent, le soleil, la pluie, le jour et la nuit, la mer et la neige. Dépasser la nécessité du verbe, parce qu'il induit le sujet. L'acteur. Ou l'actrice, d'ailleurs, et c'est un autre problème, ça, un problème dont je parle souvent en ce moment. J'ai l'impression d'avoir été éveillé d'une autre léthargie syntaxique, grammaticale, lexicale. Je me mets à réclamer qu'on ré-utilise des mots qu'on dit tombés en désuétude. Est-ce que ça fait de moi un conservateur, un réactionnaire ? Je me retrouve maintenant à allonger mes phrases pour être le plus inclusif, le plus précis possible, à dire autrice, écrivaine et poétesse, à avoir envie de parler de lieutenantes, d'inventrices, de dompteresses, à aimer ça, comme une sorte de petite révolte, comme des messages subliminaux, et à me demander si mes interlocuteurs, mes interlocutrices s'en rendent compte, s'en ennuient, s'en amusent, à retarder le plus possible le moment de reconnaître que je suis placé, à mon esprit violemment défendant, du côté de l'universel, quand mes sœurs – j'en ai deux – sont marquées de l'altérité, du sexe, du particulier. Ma bite et mes couilles m'ouvrent la porte. Je suis un représentant, à mon corps involontaire, de la loi du masculin universel. Je suis du mauvais côté, celui qui gagne, je suis l'oppresseur, je suis l'écrasement. Dans la rue le soir, je marche derrière une femme et elle accélère. Et je suis blanc comme neige, comme si ça ne suffisait pas. Une pâleur d'Anglais, battue par la pluie et la grisaille. Alors souvent, je me tais, si je suis en groupe, parce que je crains qu'on me trouve envahissant, trop à mon aise dans ma parole. Et plus je me tais, plus quand je l'ouvre, je deviens péremptoire, véhément, expéditif, parfois impitoyable. Je me mords la queue. Heureusement – c'est ce que je me dis parfois – je suis gay. Ça maintient une barrière, fragile mais quand même, ça me maintient du côté de la société qui me plait, du côté des femmes et des hommes dont la compagnie m'est douce.
Les hommes, c'est dans la rue que je les croise, dans les saunas que je les côtoie. Ce sont les mêmes, potentiellement. C'est la même façon d'envisager. Les garçons plus ou moins vieux vont à leur vestiaire, certains pour se mettre en tenue de sport et profiter du matériel de culturisme, d'autre pour ne plus porter autour de la taille que leur serviette, et descendre les escaliers en colimaçon pour rejoindre les autres garçons plus ou moins vieux qui ne portent que leur serviette et parfois des claquettes aux pieds, sûrement par peur des mycoses. En bas, il y a des douches, communes ou individuelles, un hammam, un sauna finlandais, et des cabines, et les garçons plus ou moins vieux, dans cette atmosphère qui se veut feutrée, mais qui est tout sauf feutrée, étrange, pas orgiaque comme on aurait pu le penser, mais silencieuse et presque marchande, errent. Tout y est un peu moite, mais les corps se refroidissent vite, et ce qu'il faudrait pour que ce soit réussi, ce serait des corps qui ne soient jamais frais, de la sueur salée, virile, enivrante, de la peau chaude et des étreintes furtives, silencieuses, presque aveugles, irraisonnées, charnelles, défaites de tout sauf de l'essence d'un corps qui rencontrerait l'essence du corps de l'autre garçon, sans se justifier de rien. Ça ne fonctionne bien sûr pas ; ça ne fonctionne pas, ce qu'on attend chaque fois, en tout cas au début, aux premières visites ne se produit jamais. Personne ne se frôle ; rien n'est spontané ; bien sûr, on se jauge, on se mesure, on juge la plastique, on regarde la chute de rein et on imagine les mouvement du bassin, on regarde les mains et la bouche pour mesurer leur potentielle dextérité, on détaille le torse, on l'examine, et on se demande si on a envie de le toucher, on se sonde soi-même, on interroge ses désirs, on aurait voulu que ce soit plus fort que soi, ça ne l'est pas, on est déçu, alors on joue avec le raisonnement, ça en devient froid et mathématique, on touche le sexe de ce garçon-là qui semble morphologiquement correspondre à nos attentes, mais il fait sombre on ne le voit pas bien, il répond en touchant le nôtre, ou en se laissant faire, ou en souriant, on prend sa main, il nous suit dans une cabine. Une fois enfermés, quelque fois, parfois, une petite magie opère, on lâche tout et seules les chairs se rencontrent, on est un peu mort, on laisse nos corps se satisfaire, on les observe de plus haut avec tendresse, comme on regarde son animal de compagnie courir.
Il faut que je me souvienne de ne pas oublier, de noter, bien consciencieusement.
La Houle et la Pluie.
Et la fonte en larmes.
J'imagine des marins qui dansent presque nus, sur le pont de leur bateau, ou carrément à poil d'ailleurs, pour dire au revoir aux amantes et aux amants.
Ils font étalage de leur peau iodée, de leurs corps qui se courbent et se déploient loin devant les yeux des amantes et des amants, qui – c'est de circonstance – fondent en larmes, et en chœur,
En chœur et en larmes.
Celles et ceux qui sont à terre, restés à terre, se sentent rendus plus minéraux. C'est vrai, je regarde ça, et je me sens rendu plus minéral. Une horde de cailloux impuissants et mouillés.
Je ne serai jamais le marin sur le pont du bateau.
Souvent j'aime croire que je suis bien au-dessus de tout ça. Que je suis un mec intelligent. Que je suis là pour questionner. Je n'aurai pas d'enfants, je fais semblant que c'est une décision et que ça m'arrange, et surtout je prétend ne pas me faire avoir par l'instinct de conservation de l'espèce. Sapiens sapiens, faut pas déconner, je ne me fais pas berner par des pulsions primaires, sauf quand je le décide. Self control. C'est du baratin, mais tant qu'on le dit assez fort, ça passe. Il y en a pour croire en Dieu, moi je crois en ma capacité à éprouver et à choisir. Chacun sa façon de survivre. Ce qui est drôle, c'est que je tiens ça de mon père.
À trente ans j'ai prévu de faire un check-up santé complet, comprenant une radio des poumons. Parfois, je me persuade d'être victime de multiples infarctus et d'un cancer de la gorge. Il m'arrive de me demander si je préfère finir sourd, aveugle ou paralytique, ou une combinaison des trois. Je prévois d'arrêter de fumer avant qu'il ne soit trop tard, sans savoir exactement quelle est ma dead line. DEAD LINE PUTAIN.
En ce moment je me convaincs que je mourrai entre 50 et 60 ans, comme mon père et son père avant lui.
Je suis debout, très debout. Je m'étends en vertical, et finalement je ne prends pas beaucoup de place. Parfois je bouge mes bras pour être sûr que l'air ne reste pas figé.
(Et mes mots sont si faibles, parfois.)
Je me concentre, les yeux fermés, et j'essaie de percevoir la sensation de mes poils qui poussent. Je compte dans ma tête. Je compte mes dents – j'ai déjà compté mes doigts ce matin – et je compte mes cheveux. Je compte ce qui meurt en moi chaque seconde, et j'essaie de penser à compter ce qui naît aussi, mais c'est beaucoup plus difficile.
(Et mes mots sont si faibles, parfois.)
Mes cheveux tomberont, vont tomber, d'ailleurs ça a déjà commencé, mais pas mes doigts. Mes dents, peut-être, aussi. C'est effrayant. Mes poils vont blanchir, et je ne sais pas s'ils feront un bruit spécial à ce moment-là, s'ils crieront : « Nous blanchissons ! »
Souvent, je dis, avec le sourire, à celles et ceux qui s'inquiètent de me savoir en CDD renouvelables à l'infini : « j'ai choisi de vivre comme ça ». En fait je mens. Le choix que j'ai fait, c'est surtout celui de garder la possibilité. La possibilité que de grandes choses m'arrivent, la possibilité de me dire que j'ai le choix, la possibilité d'avoir essayé, la possibilité d'avoir encore une solution de repli, la possibilité de ne pas abandonner tout de suite, de ne pas m'avouer vaincu maintenant, de croire encore un peu que je suis plus fort que tout ça, et que je peux être utile autrement.
Je suis un planqué, et un peureux.
J'ai peur de vieillir, peur de me révolter, peur de la guerre (très peur de la guerre, mais c'est parce que je suis Bas-Normand et que le Débarquement, ça laisse des traces), peur des extrémismes, peur du conformisme, peur des terroristes, peur des gens qui ont trop peur des terroristes, peur de n'avoir pas de succès, peur de perdre, peur de partir, peur de rester, peur de n'être pas satisfait. Effroi constant, qui devient de la paresse.
Parfois ça me hante au point que je me pose la question de la pertinence d'une psychothérapie. Je n'aurais jamais cru que je penserai à ça, que j'en arriverai là. Si on me l'avait dit, je pense que j'aurais fait bonne figure – je suis du genre à vouloir faire bonne figure quand il s'agit de sujet sérieux – j'aurais dit que c'était possible parce que la vie a ses virages et ses vicissitudes et que notre ignorance est totale, mais dans mon for intérieur je me serais marré, parce que si les autres étaient ignorants, moi je savais. Je ne savais pas exactement, mais je savais que ça irait, et que ça serait génial.
Je regarde mon corps nu dans tous les recoins. Je m'inventorie. Mon torse devient de plus en plus poilu. J'ai aussi des poils qui ont poussé dans le bas du dos, comme une motte, alors que mes fesses restent (presque) imberbes. Les poils sur mon torse cachent les petits grains de beauté que j'aimais bien, parce qu'ils étaient trois à graviter autour de mon téton droit, ça faisait comme une constellation. Ma peau est très blanche, j'ai toujours été très blanc. Je prends vite des coups de soleil, mais je ne bronze presque jamais. Mes fesses ne sont pas très musclées. Elles ne sont pas répugnantes, mais elles ne sont pas très rebondies, je le regrette un peu. Je trouve que j'ai un beau torse. J'ai un peu de ventre, un petit peu, ça me donne quelque chose de viril je crois. J'ai ces deux traits au niveau de l'aine, bien marqués, et des jambes plutôt musclées. Mon sexe n'est pas ridicule, pas noyé dans un nuage de poils pubiens (je prends soin de les tailler régulièrement) et a un long prépuce. Mes testicules ne pendent pas trop, ils sont assez petits, joufflus, bien pépères. J'aime beaucoup la forme de mon périnée, petite chose bombée, bien lisse. Je ne sais pas si tous les périnées se ressemblent. Mon anus a l'air normal, c'est vraiment comme quand on dessine le trou du cul d'un chat, plein de traits qui partent d'un point central et s'étalent, comme une étoile. Un anus, quand on le regarde, c'est plutôt mignon, c'est ridicule. Mes pieds, avec le deuxième orteil qui dépasse, comme s'il venait de gagner une course. Et mes petits orteils dont l'ongle n'est que l'idée d'un ongle, une espèce de truc sans forme. Le dessous de mes pieds. On ne se touche pas assez pour le plaisir de connaître, de reconnaître ses contours. Mes cheveux, que je vais perdre, je le vois bien, et qui descendent fort sur ma nuque, comme sur les bébés chevelus, quand les contours ne sont pas encore bien nets. Le dos, mes épaules me conviennent, malgré les poils qui font leur apparition, sauvages et épais, de ci de là. Il y a ces petits grains de beauté, qui si on les relie peuvent faire des dessins surprenants. Mon visage : mon front, sa façon de se plisser, mes oreilles qui rougissent vite, mes sourcils, qui sont bien dessinés et où parfois vient émerger un poil blanc et droit, comme un manifestant égaré, que je me fais un plaisir d'arracher. Mes tempes qui sont un peu creusées, mes yeux plutôt petits. Ils sont bleu gris, tirent parfois sur le vert. Mais bon, on ne peut pas vraiment profiter de la couleur, vu qu'ils sont plutôt petits. Je louche un peu. Mes pommettes, que vient un peu grignoter ma barbe aux reflets roux. Mon nez, qui est bien quand je suis de face, correct en tout cas, fin, et qui se révèle dans son idiotie dès que je me mets de profil : légèrement en trompette, comme si j'étais toujours sur le point d'éternuer. Ma bouche, assez moyenne, aux lèvres ni fines, ni épaisses, d'un joli rose qui est accentué par la barbe. Je la trouve un peu éloignée de mon nez. Ma bouche n'est pas une grande bouche, je n'ai pas un sourire très large. C'est bien.
J'ai cette peur insensée de n'être pas reconnu, de devoir redonner mon nom, de déranger en pleine conversation.
Je ne crains pas le regard des autres sur moi. Sauf quand il fait nuit et qu'ils sont nombreux. Je ne voudrais pas être un vieux-beau, et déjà la question me taraude. Je ne voudrais pas avoir à me dire que telle chose est trop féminine pour moi, mais parfois je me le dis. Une coupe, un col, une épaule presque visible. Mais quand je me dis ça, je me fais violence, je mets quand même, c'est comme du militantisme passif, il n'y a que moi qui le sais, mais ça fait toujours ça. Le col d'un haut, c'est aussi politique. Le dessin d'un motif, la coupe d'une veste, l'accolement de deux matières, ce n'est pas que de l'esthétique. S'habiller c'est dire quelque chose, je le crois depuis longtemps. Quand je m'habille, je veux être beau, et être entendu dans ce que j'ai à dire. Avoir la sensation de faire trembler des lignes.
Je refuse de dire que l'élégance des hommes est dans le costume trois pièces. Je voudrais refuser de parler de l'élégance des hommes et de la beauté des femmes. Je rêve parfois de la légèreté d'une robe, la sensation, mais quand je me l'imagine je rougis de honte. Je ne suis pas libre de la représentation de mon corps. Je ne suis pas détaché de l'apparence du masculin. Je ne veux pas me travestir, ça ne m'intéresse pas. Ça m'emmerde. Je ne suis pas un homme, en vrai. Je n'arrive jamais à me coller ce terme au front, ni à aucune partie. Ça ne me définit pas, ça me restreint. Ça m'oppose à une catégorie de la population. Il m'arrivait de me rendre compte que j'avais croisé les jambes et de les décroiser, parce que ce n'est pas comme ça qu'on fait. Vraiment. Maintenant croiser les jambes est un acte volontaire. Il m'arrivait de me forcer à mettre les mains dans mes poches pour qu'elles ne donnent pas cette impression de suspension molle dans l'air, alors que j'aime ça, marcher avec mes mains en suspension molle dans l'air. Vraiment. C'est comme voler, un peu. Mais quand même, en général, je me tiens le plus droit possible, et adopte une attitude la plus neutre possible. Je prends exemple sur les défilés de mode, je marche vite, je fais des grands pas, je regarde bien devant moi. Je sais que des choses m'échappent, et c'est comme une petite victoire. C'est con, ça marche à l'envers. Souvent je me dis qu'il y a trop de combats à mener, et que je suis tellement petit.
Nous ne sommes pas tous des soldats. Nous ne sommes pas tous capables de sacrifice. Du fond de mon canapé, je sais bien que si le temps vient, je serais capable de me battre. On ne va pas me faire croire que les révolutionnaires planifiaient de se faire casser la gueule sur des barricades et s'en faisaient une raison. Les gens y sont montés parce que ça leur était nécessaire. En attendant que la nécessité me pousse à la jouissance du combat et de ma mort sur l'épaule, je fais des choses à petite échelle, je signe des pétitions, je trie mes déchets, je jette mes mégots dans les poubelles, je fais très attention au racisme, à tel point attention que je dois en devenir suspect, je dis bonjour aux mendiants, je tiens la porte à tout le monde, je suis gentil.
Il n'y a pas longtemps, j'ai entendu un ancien punk dire : moi quand j'étais jeune, j'écoutais les Sex Pistols et je me révoltais, les jeunes aujourd'hui, c'est rien que de la merde. Le mec se rendait bien compte qu'il était en partie, toute petite partie mais partie quand même, responsable de l'état de la société, parce que maintenant il était un homme adulte, et ça le faisait tellement flipper qu'il aurait bien foutu le feu à tout ça sur les basses des Ramones, mais il ne pouvait pas, il était enchaîné par la connaissance de son état d'homme adulte. Alors il crachait sur les nouveaux. Mais je le comprends, l'ancien punk. Je sais bien que je suis proche de la frontière, du moment où je parlerai des jeunes et de leurs inaptitudes à faire les choses comme il aurait fallu qu'elles soient faites. Parce que je suis en train de me transformer. Je voudrais ne jamais devenir raisonnable.
Il m'arrive de m'oublier, c'est-à-dire de m'oublier vraiment, presque totalement, dans ce que je suis en train de faire, et dans ces cas-là, ces circonstances, quand je relève la tête et que je me vois dans un miroir, ou une vitrine, ou quoique ce soit encore d'assez réfléchissant pour que je puisse m'y voir, le volume de mon corps et l'espace qu'il occupe m'étonnent, me surprennent, me laissent bête et gauche. Que ce soit dans un sens ou dans l'autre d'ailleurs, que j'ai l'impression d'en occuper trop ou d'en occuper trop peu.
Je flippe.
Je sais que la première partie de ma petite aventure particulière touche à sa fin, que j'aie gâché ma jeunesse ou pas. Tout ce qui était avant, peut-être que ce n'était rien que du répit. Maintenant j'arrive sur la plage. Je quitte mes chaussures, je ne les prends pas dans les mains, je les laisse sur le sable. J'ai fait ma partance, j'ai fait un long départ, je n'ai rien fait que partir, je ne crois pas avoir parcouru quoique ce soit, ce n'était qu'un long départ, une prise d'élan, un recul avant un saut, n'importe quel saut, tant que je saute, j'ai l'impression d'être en train de prendre la dernière inspiration avant la plongée, avant une certaine mort, quelque chose se finit en moi, je vais devoir courir, je vais devoir m'immerger maintenant, je vais devoir faire quelque chose, j'ai vu que je pouvais m'éloigner, je ne sais pas si c'était ce que je cherchais à faire mais j'ai vu que je pouvais m'éloigner, j'ai tiré le cordon, tiré les cordons jusqu'aux points de rupture, tout rompu, j'ai la sensation très nette d'avoir tout rompu, d'être toutes voiles dehors, amarres larguées, et d'être moi-même à ce point largué que je ne sais pas du tout vers où je me dirige, où je vais m'arrêter, si mes pieds dans l'eau, mes pieds sentant l'eau sur eux vont donner l'ordre à mon grand corps un peu gauche à la peau si blanche de s'arrêter, ou si je vais avancer comme ça jusqu'à me noyer.
Mon père est mort et si j'avais voulu être Oliver Twist, c'est loupé. Je ne suis plus un enfant, je suis un monsieur. Je suis un monsieur, bordel de merde. Un monsieur qui n'a jamais mangé de curry wurst. Un monsieur qui perd ses cheveux. Je suis un monsieur adulte qui ne sait pas ce qu'il va faire dans six mois, un monsieur adulte sur le chemin à côté. Je suis un monsieur adulte, ça me fait peur, je flippe, mes genoux tremblent alors je danse. Je fais la danse. Je fais la danse de la calvitie précoce, je fais la danse des yeux qui se plissent, la danse des maladies qui pourraient me terrasser, la danse de la vie qui s'écoule et dont je ne peux pas retenir la fuite, je fais la danse du héros que je ne suis pas, je fais la danse pour ne pas m'agiter comme une mouche folle, je fais la danse parce que j'ai peur et que je ne veux pas m'endormir. Je fais la danse du mec qui garde le plus longtemps possible les yeux ouverts, la danse de la mort qui rôde, je fais la danse du mec éveillé, je fais la danse des yeux ouverts et de l'aspiration du monde, la danse de l'absolu, la danse de l'existence pure et inutile, je fais la danse même quand je reste immobile, je suis pris dans les phares et je fais la danse pour contenter le temps et l'espace, je fais la danse du plein et du creux, je fais la danse pour suer parce que quand je sue je sais que j'existe, parce que quand je sue et que j'halète je sens l'impact du monde sur moi, ça me rassure et c'est toujours mieux que de se prendre une putain de bagnole de plein fouet.
Bravo. Ca donne envie de tomber amoureuse de la vie, ce texte...
· Il y a plus de 6 ans ·mysteriousme
Beaucoup de matière ici. Du profond et du contrasté, tt ce qui fait relever les sourcils et force à aller au bout (malgré une déstructuration - volontaire ? - un peu déconcertante en ce qui me concerne je l'avoue).
· Il y a plus de 9 ans ·Bref, un auteur à suivre...
wic
Je voulais laisser quelque chose mais tout semble (ridiculement) petit au pied de ce texte. Je le fais pourtant. Profondément secouée et émue par tout ça. La plume, la vision, le vrai. Désarmée en fait. Tes mots ne sont pas faibles. Ça ressemble à un compliment téléphoné. C'est un euphémisme presque révolté. Merci. Vraiment.
· Il y a plus de 9 ans ·ellis